Chapitre 2 : La nécessaire intervention des lois
civile et pénale pour empêcher cette tyrannie
John Stuart Mill préconise donc que les lois et
institutions soient adaptées en fonction non des hommes bons, qui
n'abusent pas de leur pouvoir, mais des hommes mauvais (Section 1). A cet
effet, l'auteur adopte des positions très progressistes, notamment
concernant la question du divorce
60 Orazi (F.), op.cit. p.120
61 Stuart Mill (J.), « L'asservissement des femmes »,
op.cit. p.68
62 Stuart Mill (J.), op.cit. p.78
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(Section 2).
Section 1 : L'intervention de la loi pour réprimer la
tyrannie
Comme nous avons eu l'occasion de l'évoquer, le mariage
tel qu'il existe à l'époque de Mill favorise la tyrannie du mari.
Le problème des violences conjugales et même sexuelles est
abordé par ce dernier dans De l'assujettissement. C'est ainsi qu'il fait
état de la condition d'esclave de l'épouse à qui l'on peut
imposer jusqu'à « la dégradation la plus vile [...] servir
malgré soi d'instrument à une fonction animale
»63. Il ne s'attarde pas sur cette violence
particulière, sans doute par bienséance.
Cette violence, sous toutes ses formes, est rendue possible
par la loi qui accorde au mari un pouvoir sur son épouse et ne le
sanctionne que rarement en cas d'abus. C'est la raison pour laquelle Mill
défend tout d'abord le principe de l'égalité dans le
mariage (§1). En l'absence de supériorité légalement
accordée, l'époux commettrait peut-être des violences mais
n'y serait, en tout cas, pas incité. De plus, dans le cas où ces
violences subsisteraient, Mill considère que c'est à la loi et
à la justice pénales d'intervenir et de protéger davantage
la femme de son mari (§2).
§1 : La nécessité d'instaurer le principe
d'égalité dans le mariage
Pour Mill, il s'agit de l'unique moyen de faire du mariage une
« relation particulière conforme à la justice ». Il
considère que la société moderne doit et est en train de
s'établir sur un principe d'égalité qui permet le bonheur
et la vertu de tous. Ici est introduit un principe essentiel de l'oeuvre de
John Stuart Mill et que nous développerons ultérieurement :
l'utilitarisme.
Il est convaincu que nombre d'époux vivent
déjà dans un mariage régi par des principes « de
justice et d'égalité »64 et les appelle à
soutenir son projet d'instaurer une égalité juridiquement
reconnue entre le mari et la femme. Il est probable que Mill s'inclut
lui-même parmi ces couples dont la morale est supérieure à
l'état de la législation anglaise. La déclaration qu'il a
pu faire à l'occasion de son union avec Harriet Taylor Mill le
démontre. Il y renonçait, par principe et sachant que cela
n'avait aucunement valeur juridique, au pouvoir et aux privilèges
légaux qui auraient dû lui être accordés par ce
mariage.
63 Stuart Mill (J.), op.cit. p.70
64 Stuart Mill (J.), op.cit. p.90
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Mill a conscience que « l'égalité de nom
»65 ne s'accompagne pas nécessairement d'une
égalité réelle. Le mari peut toujours maltraiter ou
négliger sa femme. C'est pourquoi derrière la loi civile, qui
doit consacrer le principe d'égalité, la loi pénale doit
se porter garant de la protection de l'épouse.
§2 : La nécessité de protéger davantage
la femme par la loi et la justice pénales
Cette nécessité est énoncée par
Mill dans le Chapitre II de De l'assujettissement. Elle découle
de façon logique du fait que le mariage est une institution commune
à toute la société et donc à tous les hommes, y
compris les plus vils. Sur ces derniers, Mill considère que « la
société n'a d'autre pouvoir, en dernier recours, que les
sanctions prévues par la loi »66.
Cette même idée est défendue, par exemple,
dans les Principes d'économie politique. John Stuart Mill y
défend, comme nous l'avons déjà évoqué, le
fait que nul système de protection n'est encore justifié dans la
société moderne. Ainsi, le seul protecteur dont les êtres
humains aient besoin seraient les lois, « lorsqu'elles ne manquent pas
criminellement à leur devoir »67. L'auteur fait ainsi
peser une grande responsabilité sur les pouvoirs législatif mais
aussi judiciaire.
En effet, il dénonce le manque de protection
légale des femmes mais aussi le manque d'inflexibilité des
tribunaux. C'est d'ailleurs à partir de cette critique qu'il introduit
une proposition, à certains égards, étonnante : celle du
divorce ou, au moins, de la séparation judiciaire.
Section 2 : La question spécifique du divorce
Nous pouvons être surpris de voir apparaître, dans
des écrits du XIXe siècle, une opinion favorable au
divorce. Mill défend en effet cette possibilité très
jeune, dès 1832, dans Du mariage, exposé personnellement
dédié à Harriet Taylor Mill. Il utilise alors le terme de
« dissolubilité » du mariage. Pour Mill, le caractère
actuellement indissoluble du mariage constitue une explication essentielle de
la condition de la femme. Celle-ci est privée de tout moyen de se
libérer de l'union, et ce quel que soit la manière dont son
époux se comporte avec elle.
Il défend encore cette idée dans son ouvrage
principal consacré aux femmes, De
65 Orazi (F.), op.cit. p.80
66 Stuart Mill (J.), op.cit. p.75
67 Orazi (F.), op.cit. p.120
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l'assujettissement. Il y déplore le fait que
l'épouse « n'a pas les moyens de se soustraire »68
à son mari. Ainsi, seule la séparation légale
prononcée par un tribunal peut être accordée à la
femme et ce, uniquement « en cas de désertion ou d'extrême
cruauté du mari »69. Mill va plus loin encore dans la
suite de l'oeuvre en affirmant que les tribunaux doivent donner ipso facto
à la femme le droit « de divorcer ou au moins d'obtenir une
séparation judiciaire »70 s'ils souhaitent que l'effort
répressif envers les époux violents soit efficace. En effet, un
argument logique plusieurs fois avancé par Mill est que l'on ne peut
espérer d'une épouse qu'elle porte plainte, intente une action en
justice, témoigne contre son époux, .. si elle sait que rien ne
sera mis en oeuvre pour la protéger de ce dernier après cela.
Pour Mill, l'argument de l'égalité est
également essentiel dans la question du divorce. Dans Du
mariage, il considère déjà que « parler
d'égalité alors que le mariage est un lien indissoluble est
absurde »71. Ainsi, la possibilité d'obtenir le divorce
serait une condition sine qua non de l'égalité de principe au
sein du mariage. Il est ainsi rapproché de la notion juridique de
contrat : on choisit d'y entrer, on peut choisir d'en sortir ; et
éloigné de toute conception religieuse notamment, à
laquelle Mill ne fait jamais référence.
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