Chapitre 1 : Les conséquences néfastes du
statut juridique de la femme
Dans l'Angleterre du XIXe siècle, de
premiers écrits engagés, des protestations, des pétitions
déposées au Parlement sur la question des droits des femmes
apparaissent. Cette question nouvelle entre dans le débat public et
connaît des évolutions. Toutefois, le statut juridique de la femme
reste inchangé (Section 1) ce qui a de lourdes conséquences
à divers échelons (Section 2).
Section 1 : Le statut juridique de la femme dans l'Angleterre du
XIXe siècle
Avant d'aborder les développements opérés
par Mill, il convient d'effectuer un bref exposé du statut juridique de
la femme anglaise à cette époque. Ce statut, du droit anglo-saxon
issu de la coutume normande, est décrit de façon fort
éclairante au XVIIIe siècle par le juriste William
Blackstone dans ses Commentaires sur les lois anglaises42.
Appelé doctrine de la « coverture », il
41 Stuart Mill (J.), op.cit. p.65
42 Blackstone William, Commentaries on the Laws of England, Livre
1, Chapitre 15, 1767
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place la femme mariée sous la protection et
l'autorité de son époux.
On distingue alors deux situations : celle de la femme
célibataire ou veuve, d'une part, et celle de la femme mariée,
d'autre part. La première, feme sole, dispose d'une
personnalité juridique propre. Elle est capable juridiquement, ce qui
lui donne accès à un certain nombre de droits parmi lesquels
celui de contracter, de disposer de ses biens personnels et fonciers, d'ester
en justice, et cætera. La seconde, feme covert, est
privée de sa personnalité juridique qui est rattachée
fictivement à celle de son époux. Le mari et la femme deviennent,
selon les termes de Blackstone, « aux yeux de la Loi, qu'une seule
personne »43. L'épouse n'a plus d'existence
légale propre, elle devient incapable juridiquement et perd tous les
droits attachés à la qualité de feme sole.
Cette distinction revient, pour la femme mariée,
à lui attribuer une « double peine » : déjà
considérée comme inférieure à l'homme, on lui
retire, de surcroît, les droits qu'elle avait en tant que feme
sole.
John Stuart Mill expose rapidement le statut légal de
la feme covert sans s'attarder sur les détails que nous venons
d'exposer. Son but réside dans la qualification de cette situation afin
de mettre en exergue l'injustice qui en ressort et de convaincre le lecteur de
l'asservissement qui en découle. C'est pourquoi Mill qualifie cette
alliance d'esclavage. Pis encore, il considère qu' « aucun esclave
n'est esclave à un tel point et dans un sens aussi fort du terme qu'une
femme »44. Il s'agit toutefois d'une description de « la
position légale de la femme »45, et non de la
façon dont elle est, de fait, traitée (point que nous aborderons
ultérieurement).
John Stuart Mill emploie des termes forts pour décrire
le mariage. Il le considère comme une institution conduisant «
à [un] état de dépravation »46 et lui
inspirant « du dégoût et de l'indignation
»47. Son idée fixe est toujours la même : mettre
en évidence l'immense injustice qui ressort, pour les femmes, de cette
situation. Il qualifie également l'épouse d'objet afin, toujours,
de dénoncer cette condition.
Cette question de l'incapacité juridique des femmes est
présente dans divers écrits de
43 Blackstone, William, Commentaires sur les Lois Anglaises
Volume 2, édition 1774, pages 159-160
44 Stuart Mill (J.), op.cit. p.70
45 Stuart Mill (J.), op.cit. p.72
46 Stuart Mill (J.), op.cit. p.91
47 Ibid
22
l'auteur. Dans les Principes d'économie
politique48 par exemple, il critique vivement le fait que
femmes et enfants soient classés ensemble et considère, au
contraire, que « les femmes sont aussi capables que les hommes
»49. John Stuart Mill vient ici appliquer ce principe à
la question du travail et, en particulier, des restrictions spéciales
touchant les femmes dans ce domaine. Il s'agit d'un exemple évident de
l'application de sa théorie concernant les femmes à tous les
domaines de son oeuvre, aspect que nous aurons l'occasion d'approfondir par la
suite.
Comme nous l'avons d'ores et déjà
souligné, la société anglaise de l'époque
victorienne est le théâtre de nombreuses évolutions. La
question des droits des femmes ne déroge pas à la règle.
L'on voit donc certaines incapacités propres aux femmes progressivement
remises en question. Toutefois, et c'est précisément ce que John
Stuart Mill déplore, jamais le fondement de ces interdictions
légales n'est remis en cause. La femme demeure, par principe,
juridiquement incapable et seules quelques exceptions à ce principe lui
sont concédées. Or, cette incapacité juridique est lourde
de conséquences, tant juridiques que pratiques, pour l'épouse.
Section 2 : Les conséquences de cette incapacité
juridique
L'incapacité juridique qui touche les femmes
mariées a un impact incontestable sur leurs vies. La loi et la justice
privilégient l'indépendance, les droits et la volonté de
l'homme mais restent sourds à celle de la femme (§1). Elle est
placée dans une situation de dépendance et d'invisibilité
que John Stuart Mill considère sans égal dans le monde moderne.
Or, cette dépendance à l'égard de son époux ne fait
qu'inciter celui-ci à un comportement tyrannique dans l'intimité
du couple (§2).
§1 : Les questions proprement juridiques
L'épouse voit dénier, d'une part, ses droits sur
les biens qui devraient en principe être les siens (A.) et, d'autre part,
sur les seules personnes sur lesquelles elle devrait en principe avoir des
droits : ses enfants (B.).
A. Le déni du droit de propriété
L'impossibilité pour la femme mariée ne serait-ce
que d'avoir des biens propres, mobiliers
48 Stuart Mill (J.), « Principles of Political Economy
», 7e éd, 1871
49 Stuart Mill (J.), op.cit. p.952-953
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ou immobiliers constitue un exemple flagrant de son exclusion
légale. Cette impossibilité pour l'épouse de disposer de
ses biens renforce davantage encore la situation de dépendance dans
laquelle elle se trouve à l'égard de son mari. En
réalité, le fait même de parler de « ses » biens
est incorrect puisqu'ils ne peuvent lui appartenir. La feme covert est
dénuée de capacité juridique. C'est en son époux
que réside sa personnalité de droit ; c'est donc à lui
qu'échoient tous les biens qui devraient être à elle.
Elle ne peut recevoir d'héritage. Dans ce cas
également, ce sera donc l'époux qui sera héritier. Un
effet pervers de cela, qui n'est pas directement évoqué par Mill,
est l'intérêt du père dans le choix du mari, futur
héritier. Cet aspect, Mill ne le traite que sous l'angle du père
de famille aisée qui parvient, par différentes
possibilités légales, à soustraire cet héritage
« au seul contrôle du mari »50. Toutefois, ces
dispositions sont très insuffisantes au regard de l'objectif
d'égalité juridique que Mill vise. De plus, le plus souvent,
« le mari s'arroge tous les droits, tous les biens ainsi que toute
liberté d'action »51
John Stuart Mill défend ainsi l'idée que «
les biens de la femme, qu'ils proviennent de l'héritage ou de son
travail, doivent lui appartenir tout autant après le mariage qu'avant
»52. Cette séparation des biens devrait selon lui
être le principe ; la communauté de biens ne s'appliquant qu'en
cas d' « entière unité de sentiments »53.
En l'état actuel de la législation anglaise, en
revanche, la femme se voit dénier tout droit de propriété,
ce qui la destine à une situation de dépendance à vie. De
surcroît, alors même que la société lui promet une
vie d'épouse et de mère au foyer, la loi civile lui refuse tout
droit sur ses enfants et privilégie, là encore, le mari.
B. L'absence de droits sur sa progéniture
Mill développe cet aspect de la loi envers les femmes
tout en le critiquant et en nous signifiant son caractère injuste. Il
ressort de cet exposé que la femme est en réalité prise au
piège au sein du mariage. Dès lors que des enfants unissent les
époux, lien considéré par Mill comme « effectivement
indissoluble »54, la femme sera implicitement incitée
à ne jamais se défaire des liens
50 Stuart Mill (J.), op.cit. p.69
51 Ibid
52 Stuart Mill (J.), op.cit.p.92
53 Stuart Mill (J.), op.cit.p.93
54 Orazi (F.), op.cit. p.77 - John Stuart Mill, « Du mariage
», 1832-1833
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du mariage. En effet, cela est clairement énoncé
dans l'ouvrage : « légalement ce sont ses enfants à lui. Lui
seul a sur eux des droits légaux. »55.
La femme n'a aucun droit sur ses enfants. Légalement,
ils ne sont pas même considérés comme les siens. Cela
découle directement de son incapacité juridique et du fait que sa
personnalité de droit est incorporée à celle du mari,
acteur des décisions. Ainsi, si l'épouse décidait de
quitter son époux, elle ne serait jamais assurée ne serait-ce que
de revoir ses enfants, encore moins d'en avoir la garde.
Il convient de nuancer ce propos, ce que Mill fait d'ailleurs
en mentionnant ce qu'il nomme la « loi Talfourd »56, en
référence au député de ce nom ayant accepté
de présenter au Parlement un projet de loi sur la garde des enfants en
cas de séparation. Cette loi votée en 1839 fait suite à
l'activisme de Caroline Norton sur cette question, ayant elle même
été victime de l'absence de protection des femmes par la loi. La
femme (non-adultère) acquière le droit de demander un droit de
visite voire la garde pour les jeunes enfants.
Ainsi, sans que l'incapacité juridique de la femme soit
remise en cause dans son principe, une exception est accordée sur ce
point. La femme peut désormais faire valoir, en justice, un droit
accordé par la loi. Mais, pour John Stuart Mill, le fait que ce pouvoir
total du mari soit « quelque peu limité »57 ne
constitue pas une avancée suffisante. Cette idée revient
régulièrement dans ses divers écrits : le pouvoir
lui-même, en son principe, doit être combattu. Cela ne
l'empêchera pas, comme nous l'observerons plus tard, de s'engager en
faveur de ces avancées progressives.
§2 : Les conséquences morales
Au-delà des aspects juridiques, ce sont les
conséquences sur les caractères, et sur la moralité des
hommes en particulier, que dénonce Mill dans divers écrits. Il
considère, en premier lieu, que le supposé système de
« protection » de la femme par l'homme n'a plus de raison
d'être. Cet argument est développé dans les Principes
d'économie politique58 mais aussi dans l'écrit
Du mariage59 directement adressé à Harriet
Taylor Mill. Le penseur tend à penser que cette protection a, dans le
passé, pu être utile et même conférer des avantages
à la femme, protégée. Toutefois, à ses yeux, la
55 Stuart Mill (J.), op.cit. p.70
56 Stuart Mill (J.), op.cit. p.71
57 Ibid
58 Orazi (F.), op.cit. p.117
59 Stuart Mill (J.), op.cit.
25
société moderne ne requiert plus ce type de
système. Il s'agirait même d'un handicap puisqu'il incite
certaines catégories de la population à conserver ce rôle
passif, dépendant.
Au demeurant, John Stuart Mill avance le fait que cette
protection correspond souvent davantage, dans les faits, à une tyrannie
exercée sur l'épouse. « Les actes de brutalité et de
tyrannie dont nos rapports de police sont remplis sont commis par des maris
contre leurs femmes »60. Le supposé protecteur devient
l'agresseur et, par là même, celui contre lequel la femme devrait
être protégée. Comment Mill explique-t-il que cette
théorie du protecteur puisse parfois aboutir à un pouvoir de
domination?
« Dans le même temps, la femme reste
véritablement l'esclave de son mari, tout autant du point de vue
légal que les esclaves proprement dits. Elle fait voeu à l'autel
de lui obéir toute sa vie et y est tenue par la loi toute sa vie.
»61
C'est cette condition consacrée par la loi et ce devoir
d'obéissance qui, selon Mill, incitent sans nul doute à la
tyrannie. La femme mariée est inférieure et dépendante de
son mari. Elle n'a d'existence légale qu'à travers lui. Le propos
de Mill n'est pas de faire croire que tous les hommes usent en mal de cette
supériorité sur leur épouse. Mais cela n'excuse en rien
l'existence légale d'un tel pouvoir au profit de l'un et contre
l'autre.
Car, de fait, ce pouvoir est confié à tous les
hommes y compris les plus abjects. Au sein du mariage, ce pouvoir s'exerce
librement puisqu'il est légitimé et que les abus ne sont pas
condamnés. Il s'agit là d'un point important
développé par John Stuart Mill : la loi et la justice
pénales restent, dans l'ensemble, sourds face aux violences. Or, dans ce
contexte, les abus sont pour le philosophe une « tendance habituelle de la
nature humaine »62. Dès lors, Mill va prôner
l'intervention de ceux-là mêmes qui, par leur inaction,
favorisaient ou tout au moins permettaient ces comportements abusifs.
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