Chapitre 2 : Les actions de John Stuart Mill en faveur
du suffrage féminin durant son mandat
En 1856, le Comité pour la propriété des
femmes mariées présentait au Parlement une pétition visant
à obtenir, pour les femmes mariées, les mêmes droits de
propriété que ceux dont disposaient déjà les femmes
non-mariées263. Cette pétition obtient le soutien de
John Stuart Mill. Pourtant, à cette période, il n'est pas encore
député et cette pétition vise un autre droit que celui du
suffrage. Ce soutien, apporté par un auteur masculin de renom,
démontre la volonté de ce dernier d'agir au sein de la
sphère politique, de mettre sa notoriété au service de la
cause féminine dans son ensemble. Toutefois, nous nous focaliserons ici
sur ce qui fût son combat principal en politique : l'accès des
femmes au droit de suffrage dans les mêmes conditions que pour les
hommes.
258 Orazi (F.), op.cit. « Les droits des femmes »
p.106
259 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.138
260 Jeu de mot en anglais : enfranchisment désignant aussi
bien émancipation que droit de suffrage
261 Stuart Mill (J.), op.cit. p.197
262 Stuart Mill (J.), « Autobiography »,
op.cit. p.169
263 Comprendre la justice anglaise et américaine :
http://loiseaumoqueur.com/
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John Stuart Mill s'impliqua dans les mouvements
féminins militant pour le droit de vote bien avant son élection
à la Chambre des communes. Fervent défenseur de
l'égalité hommes-femmes, il se tenait informé des
différents mouvements et groupes créés pour faire valoir
les droits des femmes. Il prenait également part, de façon active
s'il le fallait, au débat. Ainsi, en 1853, il adresse une lettre
à un membre du parti whig, lord Monteagle, en réponse à un
pamphlet « sur la représentation des minorités au Parlement
»264. Il y suggère, parmi les améliorations
à apporter à la loi en vigueur, l'accord du droit de vote aux
femmes répondant aux mêmes conditions que les hommes.
Plusieurs années après, John Stuart Mill allait
être appelé à se présenter aux élections
à la Chambre des communes. Or, si l'on se réfère aux
développements de Marie-Françoise Cachin265, Mill
accepta de se présenter à une seule condition qui était
d'inscrire le droit de vote des femmes parmi ses propositions266.
En 1865, John Stuart Mill est élu député
pour trois ans. La même année, la Kensington society,
groupe de discussion sur les droits des femmes, est créée. L'on
peut aisément imaginer que Mill avait connaissance de l'existence de ce
« club » et de ses activités puisque, parmi ses membres
influents, on retrouve Helen Taylor, fille de Harriet Taylor et belle-fille de
Mill. En 1866, les membres de la société décidèrent
de rédiger une pétition demandant l'accès au suffrage pour
les femmes, dans les mêmes conditions que pour les hommes. La
requête était le droit de suffrage pour [traduction]
« tous les propriétaires, sans distinction de sexe ».
Cette formulation avait notamment pour effet d'exclure de la requête les
femmes mariées qui, en vertu de la législation, n'étaient
pas propriétaires ; leurs biens étant juridiquement
considérés comme la propriété de leur époux.
John Stuart Mill, alors député, pris pour engagement de
présenter cette pétition au Parlement si celle-ci
réunissait au moins cent signatures en sa faveur. Elle parvint à
en réunir 1500.
Quelques mois après avoir présenté cette
pétition devant la Chambre des communes, en juin 1866, John Stuart Mill
allait être amené à agir à nouveau pour cette cause.
En 1867, il se saisit de l'occasion qui lui était donnée par la
présentation au Parlement d'un projet de réforme de la loi
électorale. Il propose alors un amendement visant à faire
remplacer, dans le texte de loi, le terme man par person. Le
20 mai 1867, il est le dernier à s'exprimer devant la Chambre avant le
vote du projet. Son discours, qui reprend notamment des éléments
de ses Considérations sur le
264 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.197
265 Cachin (M.F.), Postface de « L'affranchissement des
femmes ». Professeur émérite à l'université
Paris Diderot.
266 Stuart Mill (J.), op.cit. p.199
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gouvernement représentatif, a pour but de
démontrer l'injustice de l'exclusion des femmes du droit de vote mais
également l'utilité qu'aurait leur accès au suffrage pour
la société. Cela explique que l'on y trouve des
développements similaires à ceux présents dans De
l'assujettissement267.
John Stuart Mill a recours à de nombreux arguments
déjà évoqués précédemment tels que :
le fait que la coutume défavorable aux femmes soit fondée sur des
sentiments et non en raison, l'élargissement des centres
d'intérêt et l'amélioration intellectuelle en cas
d'accès au suffrage, l'utilité de cette mesure du point de vue de
l'état moral de la société, des femmes comme des hommes,
et cætera.
Mais il avance également des éléments
nouveaux. Il argue par exemple qu' « un propriétaire ou un
locataire possède le même intérêt, qu'il soit de sexe
masculin ou féminin »268. De plus, les femmes
non-mariées sont amenées à payer l'impôt. Leur
refuser le droit de vote revient donc à violer l'un des « plus
vénérés et plus anciens préceptes » de
l'Angleterre : no taxation without representation. L'auteur avance
également la pétition de 1866 pour faire montre du souhait
réel des femmes d'obtenir le droit de suffrage.
Surtout, le but du plaidoyer de John Stuart Mill est ici de
convaincre une assemblée du bien-fondé de sa proposition. Il
adopte donc un discours et une stratégie sensiblement différents
de ceux que l'on peut trouver dans ses écrits classiques. Il fait ainsi
usage de l'ironie, voire du sarcasme : « si elles ne souhaitent pas se
marier sans le droit de vote, on les autorisera sûrement à le
conserver »269. Il se veut également rassurant et
évoque « un nombre limité de femmes » et « une
participation modérée », par le biais de «
représentants masculins »270 (cela signifiant que Mill
ne discute pas ici la question du droit à l'éligibilité)
et ceci uniquement pour les femmes « qui répondent aux
critères de propriété »271 alors
fixés pour les hommes.
Pour John Stuart Mill, la défense de cet amendement est
« le seul service public vraiment important »272 qu'il ait
accompli en tant que député. Celui-ci obtient 73 voix favorables
sur 269 votants. Malgré cette défaite apparente, Mill se
réjouit du nombre de votes favorables qui va bien au-delà de ses
espérances. En 1868, une nouvelle pétition pour le droit de
suffrage féminin est
267 Subjection of Women est publié pour la première
fois en 1869 mais été déjà rédigé en
1861.
268 Orazi (F.), op.cit. p.183 - L'octroi du droit de vote au
femmes
269 Orazi (F.), op.cit. p.195-196 - L'octroi du droit de vote au
femmes
270 Ibid
271 Ibid
272 Stuart Mill (J.), op.cit. p.200
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lancée et récolte plus de 21000 signatures. Cela
démontre l'engouement, dans la société et notamment parmi
les femmes, pour cette question, suite au positionnement public de Mill en
faveur de cette cause. En 1867, la Kensington society devient la
Société nationale pour le suffrage des femmes, groupe suffragiste
engagé dans les activités militant notamment pour le droit de
vote des femmes.
Dans son Autobiographie, publiée en 1873, Mill
admet penser « que la question du suffrage féminin est dans une
situation bien meilleure depuis ce qui s'est passé au Parlement
»273 et que seules quelques années le séparent de
cette victoire. En réalité, les femmes devront patienter jusque
1918 pour obtenir le droit de vote, et 1928 pour que l'âge légal
pour voter soit abaissé au même niveau que pour les hommes.
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