Chapitre 1 : Une argumentation théorique en
faveur du suffrage féminin
La question est en réalité peu abordée au
sein de De l'assujettissement. Elle apparaît en début de
Chapitre III mais cède rapidement la place à celle des fonctions
politiques au sens de professions. John Stuart Mill ne prend pas
nécessairement le soin, dans son argumentaire, d'ordonner ses
idées et de faire ressortir les plus élémentaires. Qu'il
se place du point de vue de la femme ou de la société, Mill tente
avant tout de convaincre son lecteur ce qui explique peut-être en partie
la variété des arguments invoqués à l'appui de sa
position.
Le philosophe défend tout d'abord l'injustice que
constitue la privation de ce droit pour les femmes. Bien que celles-ci ne
puissent invoquer un préjudice direct et identifiable, Mill soutient
246 Orazi (F.), op.cit. p.111. « Les droits des femmes
», 1847. On ne connaît pas avec certitude l'auteur de ce texte :
John Stuart Mill ou Harriet Taylor. Il serait de la main du philosophe, avec
des corrections de la main de son épouse. Nous le classons donc dans la
catégorie des écrits communs.
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que ce dernier existe. Pour lui, « personne ne fait de
telles lois pour les appliquer à soi même »247.
Aucun être humain n'accepterait de limiter sa propre liberté et
ses possibilités d'action, qu'il s'agisse d'une expectative ou non.
L'exclusion légale du vote subie par les femmes serait donc
précisément dû à leur absence du jeu politique.
Un deuxième argument avancé par Mill tient
à l'influence des femmes sur la société, et en premier
lieu sur leur cercle familial (époux, enfants, et cætera). Selon
lui, cette influence, bénéfique ou non, est toujours
substantielle. Ainsi, dans ses Considérations sur le gouvernement
représentatif, publiées en 1861, il défend
l'idée que l'accès à la sphère politique
permettrait aux femmes de réfléchir non plus en termes
d'intérêt personnel et familial, mais en faveur du « principe
public »248. Sensibilisées à des questions plus
larges et impliquant des intérêts en jeu bien plus vastes ; les
femmes auraient une influence, non plus nocive, mais bénéfique.
Pour Mill, il s'agirait d' « un grand progrès pour la situation
morale des femmes »249. La même thèse est
défendue dans Les droits des femmes où Mill emploie des
termes similaires : sens de l'intérêt public, intérêt
pour la chose publique, ... Tant les femmes que les hommes seraient donc
moralement meilleurs. L'accès au droit de vote, qui pour Mill
s'accompagne d'une véritable intégrité politique,
amènerait les hommes à attribuer plus de dignité et de
valeur aux femmes.
Un argument non moins fondamental est l'argument historique de
la marche constante vers le progrès à laquelle John Stuart Mill
croit fermement. Pour lui, le monde moderne est celui de la liberté, de
l'égalité de droit, du « règne de la justice
»250. Les interdictions légales, auparavant communes,
sont devenues l'exception et « l'on concède que la liberté
et l'admissibilité devraient l'emporter »251. Au sein
d'un tel processus, « l'incapacité de naissance
»252 dont héritent les femmes fait figure
d'incompréhensible injustice.
Cela est d'autant plus flagrant que, comme l'auteur le met en
évidence, l'évolution sociale des femmes vers
l'égalité a déjà débuté. Celles-ci
ont un meilleur accès à l'éducation, aux fonctions
prestigieuses, elles peuvent désormais « penser, écrire et
enseigner »253. Une partie d'entre elles est donc
indubitablement en mesure d'exercer un droit de vote et leur exclusion ne
semble plus trouver
247 Orazi (F.), op.cit. « Les droits des femmes »
p.105
248 Stuart Mill (J.), « Considerations on Representative
Government », Parker, Son and Bourn, 1861 p.479-481
249 Ibid
250 Orazi (F.), op.cit. « Les droits des femmes »
p.102
251 Ibid
252 Orazi (F.), op.cit. « Les droits des femmes »
p.103
253 Stuart Mill (J.), op.cit. p.479-481
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de justification.
L'argument historique est doublé, chez John Stuart
Mill, d'un argument de politique nationale. En effet, l'Angleterre constitue
alors un régime politique libéral et très avancé
pour son temps. L'auteur considère donc que la position des
constitutionnalistes et des libéraux « se base sur des arguments
qui leur donnent tort face à ceux qu'ils voudraient eux-mêmes
exclure »254. Mill trouve incohérent le fait que des
hommes favorables à la liberté politique, à la
représentation, à l'égalité juridique veuillent par
ailleurs exclure les femmes de cette sphère.
Selon Mill, la question est avant tout celle de
l'utilité du vote. Il consiste, d'une part, à «
protéger les intérêts particuliers des électeurs
»255. Or, si chaque être humain a besoin d'une
protection, cela est d'autant plus vrai pour la femme. Or, n'étant pas
représentée, elle bénéficie d'une protection
critiquable à maints égards. Dans De l'assujettissement,
Mill compare la condition féminine à celle de l'esclave. Or,
selon lui, « nous savons quelle protection légale les esclaves
peuvent espérer des lois faites par leur maître !
»256. Il est donc absolument nécessaire que les femmes
puissent faire entendre leur voix.
D'un point de vue plus général, les questions
politiques se rapportent finalement au bien-être commun, au bonheur
général. Dès lors, tous les individus dans la
société y ont un intérêt, hommes comme femmes. L'un
comme l'autre doivent « se prémunir contre les mauvais
gouvernements »257 et avoir une voix afin que leurs intérêts
soient défendus et leurs revendications entendues.
Enfin, de façon plus pragmatique, John Stuart Mill
défend l'idée que les opinions politiques sont des opinions de
classe (sociale) et non de genre. Cet argument, davantage destiné
à rassurer le lecteur ou l'homme politique, est intéressant dans
la mesure où ce n'était pas nécessairement le cas. En
France, par exemple, le droit de vote a longtemps été
refusé aux femmes, notamment car celles-ci avaient des opinions, en
moyenne, plus conservatrices que les hommes. Leur accès au droit de vote
aurait donc pu avoir un véritable impact sur la vie politique
nationale.
La proposition de John Stuart Mill, nous allons le voir, est
tempérée par le fait que seules les femmes remplissant les
conditions légales alors imposées aux hommes devraient, selon
lui, accéder
254 Orazi (F.), op.cit. « Les droits des femmes »
p.107
255 Orazi (F.), op.cit. « Les droits des femmes »
p.111
256 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.100
257 Stuart Mill (J.), « Considerations on Representative
Government », op.cit. p.479-481
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au suffrage258. Dès lors, les questions de
leur indépendance financière, de leur niveau d'éducation,
de leurs capacités intellectuelles ne devraient pas se poser davantage
que pour les hommes.
John Stuart Mill prend le temps, dans plusieurs essais, de
s'attarder sur cette question pourtant peu débattue à cette
époque. Les mouvements en faveur du droit de vote féminin sont
encore embryonnaires. Ils sont principalement l'oeuvre de femmes et,
malgré une certaine réception dans les milieux bourgeois et
éduqués, un crédit moindre leur est accordé dans la
société et dans la sphère politique. John Stuart Mill
lui-même déclarait, dans De l'assujettissement, que l'on
ne pouvait « attendre des femmes qu'elles se consacrent à
l'émancipation de leur sexe tant que des hommes, en nombre
considérable, ne seront pas prêts à se joindre à
elles dans cette entreprise »259. C'est
précisément cette alliance entre hommes et femmes en faveur du
droit de vote féminin qui allait peu à peu émerger dans la
société anglaise. En effet, comme le souligne Harriet Taylor dans
L'affranchissement des femmes260, en 1851
déjà, une pétition de femmes réclamant le droit de
vote avait pu être présentée à la Chambre des lords
grâce au comte de Carlisle261.
L'opinion de Mill sur la nécessaire intervention
masculine peut-il expliquer son engagement en faveur de cette cause ? Nous
allons pouvoir mesurer l'importance de l'activisme de Mill pour défendre
le droit de vote féminin, engagement qu'il considérait comme un
« devoir social et moral »262.
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