Chapitre 2 : La nature de la femme, une connaissance
entravée
John Stuart Mill tente désormais d'apporter des preuves
positives, si ce n'est de l'égalité entre les hommes et les
femmes, de l'impossibilité de connaître leur véritable
nature. Il débute sa démonstration par une distinction entre les
notions de nature, d'une part, et de coutume, d'habitude, d'autre part (Section
1). De plus, il explique l'impossibilité, d'après lui, de
connaître la « nature » de la femme aussi longtemps que
celle-ci se trouvera dans une position d'infériorité
vis-à-vis de l'homme (Section 2).
Section 1 : Une confusion sur la notion même de nature
« Mais y a-t-il jamais eu de domination qui n'ait paru
naturelle à ceux qui l'exerçaient ? »24. Ainsi
débute l'argumentation de Mill contre le caractère
prétendument naturel de l'assujettissement des femmes. Il fait notamment
le parallèle avec l'esclavage longtemps admis en raison de la croyance
en la domination naturelle de l'homme blanc sur l'homme noir. Cette comparaison
est d'autant plus symbolique qu'au Royaume-Uni, l'esclavage avait
été aboli dès 1833. Cela est dû, selon Mill,
à l'importance historique de la loi du plus fort qui semblait naturelle
« à ceux qui ne pouvaient faire appel à aucune autre loi
»25. Le penseur fait ici référence à la
loi civile qui, par opposition à la loi « naturelle » de la
force, a vocation à instaurer une égalité de droit entre
des catégories de personnes qui, de facto, peuvent être
opprimés ou oppresseurs.
La soumission des « faibles » par les « forts
» apparaît donc naturelle aux deux et les opprimés
eux-mêmes ne pensent jamais à remettre en cause ce pouvoir «
naturel » mais seulement ses abus. Mais c'est à l'encontre de cette
tendance commune que Mill va. Ainsi, il réfute l'idée d'une
connaissance commune de ce qui est naturel, et défend l'idée
d'une confusion entre les notions de naturel et d'habituel, et donc de contre
nature et contraire aux habitudes ou aux coutumes.
Dès lors, l'assujettissement des femmes aux hommes
relevant d'une coutume quasi universelle, il paraît évident, aux
yeux de Mill, que celle-ci est perçue par la société
comme
24 Stuart Mill (J.), op.cit. p.42
25 Stuart Mill (J.), op.cit. p.43
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naturelle alors même qu'elle ne l'est pas. Mill
développe également cette thèse dans sa correspondance
avec Auguste Comte. Ce dernier privilégie une vision inégalitaire
de la société tandis que Mill se déclare très
attaché au principe d'égalité, de jure, notamment «
dans les affections humaines »26, sans quoi celles-ci auraient
toujours « quelque chose d'imparfait »27.
La soumission des femmes aux hommes au sein de la
société serait simplement habituelle, historiquement issue d'une
coutume jamais remise en cause dans son fondement. Et c'est
précisément cette absence de fondement qui fait l'objet de la
critique de Mill. En effet, il considère que « le sentiment commun
dépend de la coutume »28 et s'y réfère
donc sans chercher à justifier davantage cette inégalité.
Ici encore, Mill parvient à discréditer l'opinion adverse en
démontrant l'absence d'intervention de la raison et de la
réflexion dans ce processus.
John Stuart Mill opère d'abord une distinction
générale entre nature et habitude avant de l'appliquer au cas
spécifique de la condition féminine. Il prend notamment pour
exemple l'Angleterre gouvernée par une reine. Ainsi, dans ce pays, cela
semble à la fois naturel pour la société que le Roi puisse
être une femme et contre-nature que les femmes puissent revendiquer
l'accès aux fonctions politiques, et notamment au Parlement.
L'observation de la supposée nature féminine est
encore rendue délicate par de nombreuses entraves directement
liées à la condition inférieure des femmes.
Section 2 : Une observation biaisée par la condition
inférieure des femmes
Nous abordons ici un point essentiel de l'argumentaire de Mill
: la difficulté de saisir la véritable nature des femmes au vu de
leur condition. La position d'infériorité dans laquelle elles se
voient placées induit leur caractère et leur comportement de
telle sorte que leur nature profonde n'est pas actuellement observable. Ainsi,
Mill « nie qu'on puisse connaître la nature des deux sexes tant
qu'on les observera seulement dans leurs relations actuelles
»29. Cette objection s'applique donc également aux
hommes, dont la position de supériorité biaise tout autant le
caractère et le comportement.
Les conséquences de cette infériorité
s'observent en premier lieu dans le cadre du mariage.
26 Lettre de John Stuart Mill à Auguste Comte, 13 juillet
1843
27 Ibid
28 Stuart Mill (J.), op.cit. p.43
29 Stuart Mill (J.), op.cit. p.55
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La femme s'y trouve dans un « état chronique de
corruption et d'intimidation »30. John Stuart Mill
considère en effet que la soumission des femmes est différente
des autres soumissions, et pire en un sens ; dans la mesure où le
dominant et le dominé se trouvent dans une situation de réelle
proximité. Les époux cohabitent, partagent leurs affections, ce
qui place la femme dans une posture de dépendance extrême. Tout ce
qu'elle peut espérer obtenir (avantages, reconnaissance sociale,
avancée sociale, ..) est lié à son mari. Dès lors,
il apparaît logique que l'épouse soit tentée d'agir de
façon stratège et non de façon naturelle et sincère
; ceci dans le but d'obtenir ses faveurs, de le persuader, de ne pas
l'offenser. Il semble évident, pour Mill, que leur caractère en
ressort « déformé »31.
John Stuart Mill considère que « c'est sur sa
femme qu'un homme a le plus de chances de pouvoir étudier le
caractère féminin »32. Il confirme d'ailleurs cet
argument plausible, bien malgré lui, puisqu'il semble, à travers
son oeuvre, s'appuyer régulièrement sur l'observation du
caractère de sa femme pour en déduire des caractéristiques
communes à toutes les femmes. Cependant, il ne le fait jamais sciemment
et défend, d'autre part, l'idée que l'homme qui a une
connaissance imparfaite de sa femme n'a a fortiori jamais un début de
connaissance de la nature féminine en général.
Le constat de Mill est formel : « Même avec de
véritables liens d'affection, il ne peut y avoir de confiance parfaite
quand il y a autorité d'un côté et subordination de
l'autre. »33
En l'absence de confiance, les époux ne pourront
parvenir à une connaissance véritable l'un de l'autre. La nature
de la femme n'est donc pas saisissable dans ce contexte. Il faut, au contraire,
instaurer un principe d'égalité entre époux afin de
faciliter des rapports sincères. Cet élément se retrouve
dans la correspondance de Mill avec Auguste Comte34 mais surtout
avec son amie et future épouse, Harriet Taylor Mill. Ainsi, dans un
écrit sur le mariage daté de 1832 ou 183335et
destiné à Harriet, John Stuart Mill défend l'absence
« d'inégalité naturelle entre les sexes »36
et prône donc une égalité parfaite entre les hommes et les
femmes.
Cette imparfaite connaissance est également due, selon
Mill, à l'absence d'expression des femmes. Il le répète
à nombreuses reprises et dans divers ouvrages ; elles ont
commencé à écrire,
30 Stuart Mill (J.), op.cit. p.41
31 Stuart Mill (J.), op.cit. p.56
32 Stuart Mill (J.), op.cit. p.59
33 Stuart Mill (J.), op.cit. p.60
34 Orazi (F.), op.cit. p.87
35 Orazi (F.), op.cit p.63
36 Orazi (F.), op.cit. p.69
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participer aux arts, revendiquer publiquement des droits
depuis très peu de temps. De plus, comme il le rappelle très
justement et comme exprimé par Madame de Staël : « Un homme
peut braver l'opinion ; une femme doit s'y soumettre. »37Si
cette nécessité est déjà, au XIXe siècle,
remise en question ; il reste que cette expression publique et honnête
est plus délicate encore pour les femmes que pour les hommes. De plus,
là encore, leur situation d'infériorité et de
dépendance vis-à-vis des hommes les amène à
développer, consciemment ou non, une pensée conforme aux
attentes, réelles ou supposées, des hommes. Pour que les «
caractères essentiels de la nature féminine »38 s'expriment,
il faut que la société accorde aux femmes une liberté
d'expression égale à celle des hommes.
Enfin, un des arguments essentiels invoqués par John
Stuart Mill, et que nous étudierons plus en profondeur
ultérieurement, est l'influence extérieure de la
société et en particulier de l'éducation sur les femmes.
Tout ce qui relève de ce domaine constitue d'après Mill des
différences artificielles à écarter.
L'infériorité et la soumission des femmes leur est, selon lui,
inculquée dès l'âge tendre. De ce fait, on ne saurait
prouver que les différences morales et intellectuelles entre les hommes
et les femmes sont « des différences naturelles »39
avant de s'être penché sur la question « psychologique »
des circonstances influant sur le caractère des femmes.
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