Titre premier : Une égalité naturelle
Le principe fondateur de la démonstration de Mill dans
De l'assujettissement est l'égalité naturelle entre les
hommes et les femmes. Pour en apporter la preuve, il s'attelle d'une part
à renverser l'opinion soutenant la thèse de
l'inégalité naturelle entre les hommes et les femmes (Chapitre 1)
et d'autre part à signifier l'impossibilité de connaître la
« nature » de la femme (Chapitre 2).
Chapitre 1 : Le renversement de l'opinion adverse
Il s'agit ici de la partie négative de l'argumentation
de Mill. Elle consiste à démontrer, non l'égalité
naturelle, mais le caractère risible voire absurde de l'opinion inverse.
Ainsi, il dénonce dès les premières pages de son ouvrage
le fait que la croyance majoritaire en l'infériorité de la femme
repose non sur la raison mais sur des sentiments et des intérêts
(Section 1). Il vient de surcroît affirmer le caractère absurde
des éléments prétendument scientifiques et rationnels
invoqués à l'appui de cette opinion (Section 2).
Section 1 : Une opinion basée sur le sentiment et
l'intérêt
John Stuart Mill annonce dans les premières pages de
l'oeuvre cet état de fait : l'opinion « quasi universelle
»9 selon laquelle les femmes seraient inférieures aux
hommes « repose exclusivement sur des sentiments »10 et
non sur des arguments rationnels. Nous serions tentés de
considérer, de façon anachronique, que ce seul
énoncé est déjà un moyen efficace de
décrédibiliser cette croyance ; Mill affirme l'effet inverse dans
la suite de son raisonnement. Selon lui, l'enracinement profond, dans les
sentiments, de cette opinion explique la difficulté d'établir une
discussion, un débat autour de son bien-fondé. Ainsi, Mill n'est
nullement étonné que cette croyance en
l'infériorité de la femme soit à la fois « moins
attaqué[e] et moins ébranlé[e] »11.
Moins attaquée car défendre une idée
contraire à l'opinion majoritaire suppose, selon Mill, de se plier
à l'observation de certaines règles. Il en sera demandé
davantage à cet adversaire qui
9 Stuart Mill (J.), op.cit. p.28
10 Ibid
11 Ibid
13
vient contredire une croyance profondément
ancrée dans le « sentiment populaire »12 et
s'appuyant sur un « usage universel »13. Ces
éléments confèrent aux défenseurs de
l'infériorité de la femme « une présomption en sa
faveur qu'aucun raisonnement ne saurait faire disparaître, sauf chez des
intelligences supérieures »14. Les individus
tentés de débattre de cette croyance peuvent donc être
découragés par la délicatesse de la tâche.
Moins ébranlée car, comme cela apparaît
dans la précédente citation, quand bien même cette cause
serait contestée, la plus grande partie de ses défenseurs ne
serait pas convaincue par un exposé probant. Comme le souligne Mill, ils
sont persuadés du fait que la véracité de leur opinion
réside dans un « fondement profond, à l'épreuve de
tout argument »15.
Basée sur des sentiments, cette opinion est
également liée à des intérêts
non-négligeables pour « tout le sexe masculin »16.
Mill qualifie ainsi le pouvoir des hommes sur les femmes de despotisme et
explique sa grande stabilité par le nombre d'individus y trouvant
intérêt de diverses façons. Ces intérêts
seraient avant tout d'ordre pratique puisque l'affirmation de la
supériorité des hommes transfert un pouvoir considérable
à tout homme « qui est ou qui sera un jour chef de famille
»17. La supériorité légale des hommes leur
confère, selon Mill, un pouvoir et un privilège. C'est en cela
précisément que résiderait la stabilité de ce
« système »
Dès lors, il serait chimérique d'espérer
que ces « despotes » renoncent d'eux-mêmes à leur
privilège. Par une suite d'exemples historiques, John Stuart Mill tente
de démontrer qu'un despotisme ne cesse que lorsqu'une « force
supérieure »18 l'y oblige. S'il s'agit historiquement de
la loi du plus fort, nous verrons plus tard que Mill, lui, souhaite imposer
l'égalité entre les hommes et les femmes grâce à la
loi civile.
Tous ces éléments amènent Mill à
considérer que la charge de la preuve repose sur lui. Il devra
réfuter les arguments de ses adversaires mais aussi apporter des preuves
positives du bien-fondé de son opinion.
12 Stuart Mill (J.), op.cit. p.30
13 Ibid
14 Ibid
15 Stuart Mill (J.), op.cit. p.28
16 Stuart Mill (J.), op.cit. p.40
17 Ibid
18 Stuart Mill (J.), op.cit. p.38
14
Section 2 : Le renversement des éléments
scientifiques absurdes avancés par l'opinion adverse
La croyance en l'infériorité de la femme
s'appuie également, au XIXe siècle, sur des
éléments scientifiques supposés en établir la
véracité. La réfutation de ces arguments est
opérée par John Stuart Mill dans De l'assujettissement
mais aussi, par exemple, dans sa correspondance avec Auguste Comte.
L'argument scientifique principal est abordé par Mill
au chapitre III de l'ouvrage. Cet argument se rapporte à la
phrénologie, définie comme l'étude du caractère
d'un individu, d'après la forme de son crâne.
L'infériorité de la femme, d'un point de vue intellectuel, serait
avérée par la taille moindre de son cerveau, relativement
à celui de l'homme. Pour Mill, non seulement ce fait n'est pas
établi mais, surtout, rien ne permet d'affirmer le rapport entre la
taille du cerveau et l'intelligence. Les recherches concernant la nature des
femmes ne seraient, à cette époque, pas suffisamment abouties.
Mill les qualifie de « simples généralisations empiriques
»19, ce qu'il met en évidence par le fait que
l'idée sur la supposée nature des femmes « diffère
dans chaque pays »20.
Cette question est également abordée dans la
correspondance entre John Stuart Mill et Auguste Comte, notamment durant les
années 1840. Elle a d'ailleurs fait l'objet d'un ouvrage de Vincent
Guillin21. Auguste Comte considère que l'avis de Mill est
dû à un manque de connaissances sur la « physiologie
cérébrale »22. Mill, au contraire, argue
notamment d'avoir étudié avec attention l'oeuvre de Frantz Joseph
Gall, fondateur de la phrénologie. Comme l'explique plus clairement
Vincent Guillin, Auguste Comte part d'éléments biologiques qui
expliqueraient l'infériorité intellectuelle de la femme pour
justifier son rang inférieur dans la société. En adoptant
cette méthode, il met une étude biologique au coeur de son
analyse « sociologique ».
Comme nous l'avons vu précédemment, Mill, au
contraire, questionne l'argumentation biologique. Il remet en cause son
caractère probant mais aussi la place que lui attribue Comte dans sa
réflexion sur l'infériorité supposée des femmes.
Selon Mill, ces « diversités anatomiques » ne devraient servir
à expliquer l'infériorité intellectuelle des femmes que de
façon résiduelle. Ainsi adopte-t-il un « biais
environnementaliste »23 et met l'accent sur le rôle
joué par les circonstances
19 Stuart Mill (J.), op.cit. p.120
20 Ibid
21 Guillin, Vincent, « La question de
l'égalité des sexes dans la correspondance Comte-Mill. Une
approche méthodologique », Archives de Philosophie, 2007/1
(Tome 70), p. 57-75
22 Lettre de John Stuart Mill à Auguste Comte, 30 octobre
1843
23 Guillin, Vincent, op.cit.
15
extérieures. Au-delà de cette critique de la
science, Mill remet en cause l'idée d'une potentielle connaissance de la
nature féminine par la société.
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