Chapitre 1 : L'utilitarisme millien
L'utilitarisme est défini comme une « doctrine
politique et morale fondée sur l'utilité »157 ou,
comme employé plus tard par Bentham lui-même, sur le plus grand
bonheur. Elle se décrit souvent comme visant au plus grand bonheur du
plus grand nombre. Mais, selon les termes de Mill, « il faut aller
beaucoup plus loin »158 pour tenter de donner une vision claire
de cette philosophie.
157 Larousse en ligne
158 Stuart Mill (J.), « L'utilitarisme », Presses
Universitaires de France, 1998 p.31
55
John Stuart Mill consacre le chapitre II de son essai à
cette question : qu'est ce que l'utilitarisme ? Il y définit
ses caractéristiques, revient sur certaines critiques mais surtout, il y
établit sa propre vision de l'utilitarisme. Il y défend une
philosophie tournée vers une certaine idée du bonheur (Section 1)
qui se veut altruiste et tournée vers le progrès (Section 2).
Section 1 : Une philosophie morale tournée vers le
bonheur
« L'école qui accepte comme fondement de la morale
le principe d'utilité ou du plus grand bonheur pose que les actions sont
moralement bonnes dans la mesure où elles tendent à promouvoir le
bonheur, moralement mauvaises dans la mesure où elles tendent à
produire le contraire du bonheur. »159
Mill considère le bonheur comme constitué de
deux éléments, un positif, le plaisir, un négatif,
l'absence de douleur. Cette définition de l'utilitarisme en fait
ressortir une première caractéristique : le
conséquentialisme. En effet, se fixer le bonheur comme objectif d'une
action implique un calcul sur les conséquences qu'elle engendre. Ici,
nous voyons à quelle point l'utilitarisme diffère du moralisme
kantien qui fait l'objet de vives critiques de la part de John Stuart Mill et
ce, tout au long de l'oeuvre. Le philosophe considère que les
conséquences d'un acte doivent être prises en compte et
calculées par l'homme sur la base de son expérience mais aussi de
l'expérience humaine en général.
La philosophie morale utilitariste se donne le bonheur pour
objectif. Toutefois, selon Mill, cela ne signifie pas que, pour chaque action
menée, l'homme se fixe explicitement le bonheur comme but. Il agit afin
d'obtenir une chose désirable, en fonction du calcul des
conséquences qu'il a déjà effectué. Or, toutes les
choses, selon Mill, sont désirables car elles mènent à
« une existence aussi dépourvue de souffrance que possible et aussi
riche que possible de satisfactions »160. Le bonheur n'est donc
pas directement visé mais constitue la « fin ultime
»161 à laquelle tendent les actions humaines. Cette fin
est, pour John Stuart Mill, le critère, le principe premier qui permet
de dire si une action est moralement bonne ou non.
Cela mène également à un autre
élément essentiel de l'utilitarisme et qui, ici encore, le
différencie du moralisme kantien. Tandis que ce dernier recherche la
volonté bonne, l'intention
159 Ibid
160 Stuart Mill (J.), op.cit. p.40
161 Ibid
56
purement morale ; John Stuart Mill base sa philosophie morale
sur l'acte. Cette spécificité a pour conséquence heureuse
de limiter le jugement moral à l'acte et d'exclure la supposée
bonne intention ou le supposé caractère bon ou non du champ du
jugement moral. Cela permet donc de sauvegarder la liberté individuelle
mais aussi d'éviter le recours abusif ou vicié à la
philosophie morale.
Enfin, il convient de noter qu'un des ajouts de Mill, par
rapport à Bentham, est la distinction des plaisirs selon un
critère qualitatif. Pour lui, tous les plaisirs ne se valent pas,
certains étant supérieurs aux autres tels que les plaisirs de
l'esprit. En effet, c'est un but très valorisé par Mill que celui
de cultiver son esprit, ses facultés dans une idée de
progrès constant.
Section 2 : Une philosophie altruiste tournée vers
l'idéal du progrès
Nous avons vu que l'utilitarisme est tourné vers la
poursuite du bonheur. Mais il convient de le qualifier correctement pour
éviter certains écueils faits à la morale de Bentham. Le
but fixé est ici le plus grand bonheur du plus grand nombre. Comme le
dit lui-même Mill, « ce critère n'est pas le plus grand
bonheur de l'agent lui-même mais la plus grande somme de bonheur pour le
tout »162. Ainsi, le principe de l'action n'est pas, comme
certains ont pu le dénoncer à tort, la recherche individuelle et
égoïste d'un maximum de plaisir mais la recherche d'un maximum de
bonheur pour chaque être humain sans distinction. Une des règles
fixées par l'utilitarisme est précisément d'être
« aussi impartial qu'un spectateur bienveillant et
désintéressé le serait » quand il s'agit de trancher
« entre son propre bonheur et celui des autres »163.
Le but de l'utilitarisme est d'amener l'individu de la
recherche du bonheur individuel à la recherche du bonheur
général. Pour ce faire, Mill préconise de recourir
à une méthode qu'il pense efficace : la théorie de
l'association des idées. Ainsi, il recommande que «
l'éducation et l'opinion qui ont un tel pouvoir sur le caractère
humain utilisent ce pouvoir de façon à établir dans
l'esprit de chaque individu une association indissoluble entre son propre
bonheur et le bien du tout »164. Ici, l'on retrouve d'une
certaine manière les idées milliennes liées à
l'éthologie. L'éducation, au sens large, a ici pour rôle de
modifier les conditions qui entourent l'être humain afin qu'un changement
s'opère dans son caractère et dans ses actions.
La philosophie morale développée par John Stuart
Mill a pu être qualifiée d'altruiste, en
162 Stuart Mill (J.), op.cit. p.39
163 Stuart Mill (J.), op.cit. p.50
164 Stuart Mill (J.), op.cit. p.51
57
opposition, par exemple, au stoïcisme. Ce qualificatif,
nous venons de l'expliquer, est dû au but qu'elle se fixe : le plus grand
bonheur du plus grand nombre ou, autrement dit, « le bien du tout ».
Il s'agit de la véritable définition du bonheur humain et de la
condition du progrès humain et social pour Mill. C'est pourquoi il
souhaite faire naître chez l'homme des sentiments et des motifs « en
faveur de l'utilité générale »165. C'est
en cela que consiste, pour l'auteur, le progrès social. Cet objectif est
d'autant plus compréhensible lorsque l'on sait qu'un des domaines
d'étude de John Stuart Mill est le milieu politique, milieu dans lequel
l'impartialité et la prise en considération de
l'intérêt général sont essentiels.
Un des moments importants de cet essai, hormis la description
générale de l'utilitarisme, est le chapitre V (chapitre final)
dédié à la relation entre la justice et l'utilité
et qui se veut une réponse à de nombreuses critiques de
l'utilitarisme sur cette question. Nous allons voir que la notion de justice,
chez John Stuart Mill, est l'un des premiers arguments sur lesquels repose sa
défense des femmes.
|