Chapitre 2 : L'utilitarisme appliqué à la
question féminine
Il n'est pas difficile d'observer le lien entre la philosophie
utilitariste de John Stuart Mill et sa défense de la condition
féminine. En effet, son oeuvre principale dédiée à
cette cause, De l'assujettissement, a pour chapitre final un
développement dédié à l'utilité, aux
avantages qui pourraient découler de l'émancipation des femmes
(Section 2). Mais avant d'étudier cet argument, nous allons nous pencher
sur la notion de justice (Section 1) qui est à la fois
développée dans L'utilitarisme et utilisée dans
l'argumentaire de De l'assujettissement.
Section 1 : De la nécessité de vivre dans une
société juste envers tous
John Stuart Mill choisit d'approfondir cette question et de
lui consacrer un chapitre entier de son essai sur L'utilitarisme en
raison des nombreuses critiques adressées à cette doctrine et
selon lesquelles elle s'opposerait à la notion de justice. Dans cet
exposé, Mill va s'attarder sur la notion de justice et tenter de
l'analyser. Il va alors énumérer ce qui est «
universellement ou par une opinion largement répandue
»166 considéré comme juste ou injuste.
165 Stuart Mill (J.), op.cit. - Préface p.18
166 Stuart Mill (J.), op.cit. p.103
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Il cite tout d'abord le fait « de priver quelqu'un de sa
liberté personnelle, de sa propriété, ou de toute autre
chose lui appartenant légalement »167. Ce cas
d'injustice peut aisément être transposé au cas de la femme
puisque, comme nous l'avons vu, elle ne dispose ni de sa liberté
personnelle ni d'aucun droit de propriété. Cela est d'ailleurs
décrit, tout au long de De l'assujettissement, comme une
injustice par John Stuart Mill, bien que la loi ne lui reconnaisse ni
liberté ni propriété.
Puis, il évoque le cas consistant « à
ôter ou à refuser à une personne ce à quoi elle a un
droit moral »168. Le terme de droit moral nous ramène
notamment à la défense faite par Mill de la liberté de
travailler des femmes. En effet, il considère que celles-ci ont, en tant
qu'être humain, un droit moral de choisir leur occupation. Dès
lors, le fait que l'accès à certaines professions ou fonctions
leur soit légalement interdit constitue une grave injustice.
John Stuart Mill définit également comme «
l'obligation de justice » « les règles morales qui
protègent chaque individu en empêchant les autres de lui nuire
soit directement soit en entravant sa liberté de poursuivre son propre
bien »169. Or, Mill décrit la condition de la femme
comme un esclavage légal dans lequel la femme n'a plus de liberté
individuelle, plus même d'existence juridique. Comment, dès lors,
pourrait-elle poursuivre son propre bien ? On l'en empêche de
façon positive, à travers toutes les interdictions qui lui sont
faites, mais aussi négative, à travers le manque de protection
légale, juridique, notamment pénale, dont elle dispose.
Dès lors, il peut être considéré que l'obligation de
justice envers les femmes n'est pas respectée. Cette situation irait
donc à l'encontre de la morale utilitariste et du progrès de la
société. Cette thèse est également soutenue de
façon explicite par l'auteur au sein de De
l'assujettissement.
John Stuart Mill conclut son essai L'utilitarisme par le fait
que « toutes les personnes sont estimées avoir un droit à
l'égalité de traitement, sauf lorsqu'on reconnaît qu'il y a
quelque avantage pour la société à pratiquer l'inverse
»170. Les femmes devraient donc, de droit, être
traitées de façon égale aux hommes. Pour Mill, «
toute l'histoire du progrès social »171 est celle du
passage d'une pratique considérée comme avantageuse puis remise
en question et finalement vue comme injuste et tyrannique. Ici, les
idées de progrès social et d'utilitarisme (à travers
l'emploi du mot avantageux) sont reliées. Dans ce même extrait,
l'écrivain cite à titre exemple l'aristocratie « du sexe
»172 qui
167 Ibid
168 Stuart Mill (J.), op.cit. p.105
169 Stuart Mill (J.), op.cit. p.135
170 Stuart Mill (J.), op.cit. p.141
171 Ibid
172 Stuart Mill (J.), op.cit. p.141
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devra, selon lui, subir le même sort et être
unanimement considérée comme injuste.
Section 2 : L'utilité de l'amélioration de la
condition féminine
« quel bien devons-nous espérer des changements
que nous nous proposons d'apporter à nos coutumes et à nos
institutions ? L'humanité s'en trouverait-elle mieux si les femmes
étaient libres ? »173. C'est la question que pose John
Stuart Mill en ouverture du chapitre IV de De l'assujettissement. Il
est certain, pour lui, que ce changement s'avérerait
bénéfique aux femmes tout d'abord (§1) mais aussi à
la société dans son ensemble (§2).
§1 : Une utilité incontestable à
l'égard des femmes
Pour John Stuart Mill, il est important de préciser que
le premier des avantages serait évidemment le bonheur des femmes qui
passeraient « d'une vie de soumission à la volonté d'autrui
à une vie de liberté raisonnable »174. Nous
l'avons vu, la liberté est, selon lui, un élément
essentiel et indispensable au bonheur de l'être humain.
L'utilité qu'aurait l'émancipation des femmes
à leur égard est particulièrement frappante dans le
domaine du mariage. Mill a déjà énoncé auparavant
tous les maux qui résultaient, selon lui, de l'infériorité
de l'épouse au sein du mariage. Or, selon lui, « on ne peut
vraiment réprimer les abus de pouvoir tant que le pouvoir existe
»175. Dès lors, il est nécessairement
bénéfique de se défaire d'un tel système
d'assujettissement qui est, toujours selon Mill, « une monstrueuse
contradiction de tous les principes du monde moderne »176.
Concernant les questions relevant davantage de la
sphère publique (suppression des incapacités, formation et
éducation égales, égalité dans la sphère
civique, et cætera), Mill considère que le premier des avantages
est de se fonder sur la justice. Il s'agit ici d'un avantage moral qui fait
échos à nos développements précédents sur la
nécessité morale d'agir de façon juste dans la
société. Ici, l'on retrouve également l'idéal de
liberté individuelle présent chez Mill et qui contient, en son
sein, l'idée d'une compétition juste, d'un accès aux
professions ou aux fonctions dépendant du mérite, des
capacités individuelles et non d'un système légal
d'exclusion.
173 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.139
174 Stuart Mill (J.), op.cit. p.164
175 Ibid
176 Stuart Mill (J.), op.cit. p.140
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Un avantage considérable pour les femmes
résiderait, en soi, dans l'accès à une véritable
éducation intellectuelle qui aurait « une vertu éducative
très appréciable »177. Ayant accès
à une éducation égale à celle que reçoivent
les hommes, les femmes prendraient conscience de leurs droits en tant
qu'individu et être humain. Leurs facultés et leurs sentiments
moraux seraient étendus. De même que l'éducation, Mill
pense que la liberté et l'indépendance permettent
d'améliorer « le niveau moral, intellectuel et social des individus
»178.
Enfin, pour Mill, une des conditions « pour le bonheur
des êtres humains, c'est d'aimer leur métier »179.
Dès lors, la liberté nouvelle dont disposeraient les femmes dans
le choix de leur occupation leur faciliterait l'accès au bonheur. A
l'inverse, Mill considère que l'interdiction pour la femme de lui
inculquer une éducation intellectuelle et de lui donner accès
à toutes les fonctions est une cause réelle de « lassitude
», de « déception » et d' « insatisfaction profonde
à l'égard de la vie »180.
Nous allons désormais voir que les avantages, nombreux
pour les femmes, le sont davantage encore pour la société dans sa
totalité.
§2 : Une utilité étendue à la
société entière
« Toute restriction à la liberté d'un de
leurs semblables [...] tarit d'autant la source principale où les hommes
puisent le bonheur et appauvrit l'humanité de façon inestimable,
en la privant de tout ce qui rend la vie précieuse aux yeux de chacun de
ses membres »181.
John Stuart Mill clôt son essai sur la condition
féminine de la sorte, preuve de l'importance qu'il accorde à
l'utilitarisme et au progrès social. Pour lui, il est évident que
les inégalités fondées sur le sexe sont « un des
grands obstacles à tout progrès moral, social et même
intellectuel »182. De façon symétrique donc, il
énumère les nombreux avantages qui résulteraient de la fin
de ce système inégalitaire.
Concernant le libre accès aux professions et aux
fonctions, il constituerait un bénéfice
177 Stuart Mill (J.), op.cit. p.146
178 Stuart Mill (J.), op.cit. p.166
179 Stuart Mill (J.), op.cit. p.170
180 Stuart Mill (J.), op.cit. p.172
181 Ibid
182 Orazi (F.), op.cit. p.121
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certain pour la société car « la somme de
facultés intellectuelles dont l'humanité pourrait disposer pour
des services supérieurs »183 serait doublée. Il
faudrait de surcroît prendre en compte « la nécessité
dans laquelle se trouveraient les hommes de mériter leur
supériorité sur les femmes avant de pouvoir l'obtenir
»184 et qui amènerait un regain de compétition
bénéfique à la société. Pour Mill, la fin
des incapacités liées au sexe mènerait à « un
accroissement des ressources, tant sur le plan de l'intelligence que sur celui
de l'activité »185.
Un autre élément maintes fois avancé par
John Stuart Mill est celui de l'influence exercée par les femmes sur le
reste de la société. Quelle que soit la condition de la femme,
Mill considère que cette capacité d'influence existe. Lorsque la
femme est en situation d'infériorité, il considère que
cette influence s'exerce au détriment de la société. Tout
d'abord, la position de supériorité dont
bénéficient les hommes les incite à l'égoïsme,
au « culte de soi » et au « mépris des autres
»186. La femme, inférieure, est totalement
dépendante de son mari. La considération sociale qui lui est
accordée dépend entièrement de lui ce qui peut amener la
femme à tenter d'influencer son mari dans un but purement
intéressé. Cela inciterait, selon Mill, à la «
médiocrité de la respectabilité »187. De
par son éducation, elle est incitée à ne prendre en compte
que ses intérêts propres et ceux de sa famille. La femme,
inférieure et souvent moins éduquée, a donc pour Mill une
influence négative sur son mari. Selon lui, « toute association qui
ne s'améliore pas se détériore »188. Sa
liberté étant niée, la femme est tentée d'exercer
un pouvoir, une influence corruptrice sur les personnes qui l'entourent, ceci
étant son seul moyen d'atteindre ses objectifs.
Pour toutes ces raisons, Mill considère que « la
régénération morale de l'humanité ne commencera
vraiment que lorsque la plus fondamentale des relations sociales sera soumise
à une règle de justice et d'égalité
»189. Mais ce n'est pas uniquement dans le mariage que
l'influence s'en trouvera modifiée. John Stuart Mill considère en
effet que l'opinion des femmes aurait « une influence plus
bénéfique »190 qu'auparavant. Nous l'avons vu,
l'accès à l'éducation, à la sphère publique,
aux hautes fonctions, .. les amèneraient à étendre leurs
vues morales et à être sensibilisées à
l'intérêt public et à la « vertu civique ». Du
fait de l'entrée progressive des femmes dans la sphère publique,
Mill considère que des valeurs bénéfiques à la
société telles que « l'aversion pour la
183 Stuart Mill (J.), op.cit. p.145
184 Stuart Mill (J.), op.cit. p.147
185 Stuart Mill (J.), op.cit. p.164
186 Stuart Mill (J.), op.cit. p.141
187 Stuart Mill (J.), op.cit. p.157
188 Stuart Mill (J.), op.cit. p.161
189 Stuart Mill (J.), op.cit. p.164
190 Stuart Mill (J.), op.cit. p.147
guerre et le goût de la philanthropie
»191 ont trouvé un nouvel écho. Pour John Stuart
Mill, il est évident que l'émancipation sociale et politique des
femmes aurait une utilité remarquable « dans la formation de
l'opinion générale »192.
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