Chapitre 2 : La doctrine de la liberté
appliquée au cas des femmes
« Les restrictions à cette liberté sont un
source de malheur pour les êtres humains, sans oublier les femmes
».145John Stuart Mill insiste ici sur la condition des femmes,
bien que celles-ci soient déjà comprises dans le qualificatif
précédent d'êtres humains. La liberté, tout comme
l'égalité, est présente en filigrane tout au long de
l'oeuvre millienne consacrée à la défense des femmes.
C'est pourquoi il est aisé de faire le lien entre De la
liberté et De l'assujettissement. Sur plusieurs points,
Mill semble appliquer sa doctrine libérale au cas de la condition
féminine, et ce de manière presque automatique. Dès lors
que la femme est l'égale de l'homme, il revient de lui accorder les
mêmes droits, la même liberté. Cet élément est
d'ailleurs présent dans De la liberté, où Mill
énonce qu'il faudrait « accorder aux femmes les mêmes droits
et la même protection légale qu'à tout autre personne
»146.
Au-delà de cette vision générale, la
doctrine millienne de la liberté se retrouve dans les idées qu'il
développe sur la condition féminine, tant dans la sphère
privée (Section 1) que dans la sphère publique (Section 2), et
ce, dans les deux ouvrages.
Section 1 : La liberté dans le mariage
La notion de liberté est véritablement
présente dans les développements de Mill sur le mariage. Elle
l'est tout d'abord de façon négative, lorsqu'il décrit la
situation de la femme mariée du XIXe siècle et emploie autant
d'antonymes de la liberté : esclavage, soumission, dépendance ou
encore assujettissement, terme présent dans le titre même de
l'oeuvre. Elle l'est encore lorsque, dans le chapitre II relatif au mariage,
Mill évoque le pouvoir dont dispose parfois la femme. Selon lui, peu
importe le pouvoir qu'elle exerce, ou non, sur son époux, celui-ci
« ne saurait compenser la perte de la liberté »147.
Tout d'abord, ce pouvoir n'est que factuel et temporaire ; il n'est pas une
145 Stuart Mill (J.), op.cit. p.167
146 Stuart Mill (J.), « De la liberté », op.cit.
p.224 l
147 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.80
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garantie durable pour l'épouse. De plus, le pouvoir ou
l'influence que celle-ci peut avoir sur son mari ne modifie en rien sa
situation légale. Elle demeure inférieure et assujettie à
ce dernier et tout le pouvoir qu'elle pourrait avoir sur lui ne lui donnerait
pas accès à certaines libertés défendues par
Mill.
John Stuart Mill défend la liberté de la femme
dans De l'assujettissement mais aussi dans De la
liberté. Il y mentionne ainsi le « pouvoir à peu
près despotique des maris sur les femmes »148. Il
évoque également, au sein d'un développement sur la
liberté contractuelle, la question de la dissolution du mariage. Il se
montre toutefois plus prudent que dans d'autres écrits puisqu'il ne fait
que citer, ici, l'idée d'un auteur pour lequel il a beaucoup
d'admiration : Wilhem von Humbolt. Ce dernier défend qu'un engagement ne
devrait lier un individu que pour un temps limité. Ainsi, « le
mariage [...] devrait pouvoir être dissout par la simple volonté
déclarée d'un des partenaires »149. Si John
Stuart Mill ne se montre pas explicitement favorable à la possible
dissolution du mariage dans ce passage, il est toutefois fort probable qu'il le
soit. Mais, nous l'avons vu, la véritable originalité de son
opinion sur cette question tient à ce qu'il s'agirait, pour lui, d'une
mesure en faveur des femmes et visant à empêcher la situation de
soumission et de quasi-esclavagisme que représentent, pour elles,
certains mariages.
De façon plus anecdotique, on peut citer le passage
dans lequel Mill évoque le mormonisme et en particulier leur pratique de
la polygamie. Il considère que cette « institution » enfreint
le principe de liberté en « rivant simplement les chaînes
d'une moitié de la communauté [les femmes], et dispensant l'autre
moitié [les hommes] de toute réciprocité d'obligation
envers la première »150. On retrouve ici, de
façon implicite, l'argument développé par Mill concernant
la condition de l'épouse dans le mariage. L'infériorité et
la soumission de la femme à son mari constituait, selon lui, une entrave
à l'établissement d'une relation honnête, réciproque
et de confiance entre les deux époux.
Au-delà de la sphère privée,
c'est-à-dire du mariage, le concept de liberté constitue un
fondement essentiel des idées de Mill sur les droits des femmes dans la
sphère publique.
148 Stuart Mill (J.), « De la liberté », op.cit.
p.224
149 Stuart Mill (J.), op.cit. p.222
150 Stuart Mill (J.), op.cit. p.204
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Section 2 : La liberté dans la sphère publique
La question de la liberté des femmes au sein de la
sphère publique est essentielle puisqu'elles sont, davantage encore que
les hommes151, victimes de l'oppression sociale, de l'opinion
publique. Cette question peut être abordée sous plusieurs angles.
Afin, tout d'abord, de s'affirmer en tant qu'individus, les femmes doivent
disposer de la liberté d'expression. Cet élément est
plusieurs fois abordé par Mill, notamment dans De
l'assujettissement. Les femmes doivent s'exprimer pour faire entendre
leurs revendications et obtenir une crédibilité dans l'espace
public.
Mais le principal angle d'approche développé par
John Stuart Mill est celui de la liberté dans le domaine
économique, autrement dit du point de vue de l'accès des femmes
aux métiers. Cette liberté d'accès est d'abord
justifiée par le fait qu'aimer son métier serait « une chose
[...] vitale pour le bonheur des êtres humains »152. En
tant que tel, les femmes ont donc tout autant droit à cette
liberté que les hommes. De plus, pour John Stuart Mill, les femmes ont
su montrer, dans certains domaines, des capacités égales à
celles des hommes. Ainsi, si on leur permet « la même liberté
d'épanouissement qu'aux hommes »153, alors on ne trouve
plus chez elles aucune trace d'infériorité.
Mill fait également appel, pour répondre
à cette question, à la notion de libre compétition. Ainsi,
on trouve dans ses développements des termes tels que «
compétition équitable »154, compétition
« ouverte »155. Cette doctrine constitue, à elle
seule, une parade contre les adversaires de Mill pour qui les femmes auraient
des capacités intellectuelles inférieures. Dès lors, leur
accès aux professions honorables notamment serait injustifié.
Pour le penseur, au contraire, la libre compétition assure
l'accès des plus capables aux fonctions prestigieuses. Dès lors,
le système de la libre compétition, s'il « exclut les hommes
inaptes, il exclura également les femmes inaptes »156.
Cette exclusion sera alors juste et non arbitraire puisqu'elle sera fonction de
la présence, ou non, des qualités effectives de la femme pour un
emploi et non d'une interdiction légale due à son sexe.
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