Chapitre 1 : John Stuart Mill et la doctrine de la
liberté
Le terme « libéralisme », revendication de
liberté131, apparaît au XIXe siècle, bien que
les premières théories libérales lui soient
antérieures. Cela même témoigne de l'importance de cette
doctrine à
129 Stuart Mill (J.), op.cit. p.164
130 Stuart Mill (J.), « De la liberté », Folio,
1990
131 Larousse en ligne
47
cette époque. Pour John Stuart Mill, il est
évident que la prééminence de la liberté est une
caractéristique spécifique du monde moderne.
Dès le chapitre premier de De
l'assujettissement, Mill avance que l'Europe moderne serait fondée
sur une théorie nouvelle consistant à accorder une grande
liberté de décision et d'action à l'individu «
là où [il] est directement concerné »132.
Le penseur oppose ici la liberté individuelle moderne aux anciens temps
sous lesquels la naissance liait le destin de chaque être humain et
où l'État et les lois civiles tendaient à décider
en lieu et place de l'individu. Il utilise ensuite les termes de liberté
et de concurrence sur la question économique, à laquelle nous
reviendrons ultérieurement.
Cette liberté, John Stuart Mill ne se contente pas de
la décrire mais la théorise. Cela ressort particulièrement
du chapitre III de De la liberté intitulé « De
l'individualité comme l'un des éléments du bien-être
». Ainsi, nous verrons comment l'auteur pose le principe de la
liberté individuelle (Section 1) comme condition au bonheur (Section
2).
Section 1 : La liberté individuelle
Pour John Stuart Mill, la liberté individuelle se
traduit par la non-interférence de chacun dans la liberté
d'autrui. Cela signifie que, pour tout ce qui le concerne directement et n'a
pas de conséquences néfastes pour autrui, l'individu est libre de
décider pour lui-même. Ce principe est posé dès les
premières lignes du chapitre III dans lequel Mill énonce comme
une nécessité le fait « que les hommes soient libres d'agir
selon leurs opinions - c'est-à-dire libres de les appliquer à
leur vie sans que leurs semblables les en empêchent physiquement ou
moralement »133. Une des questions principales de cet ouvrage,
visible dans cette phrase, est celle de la frontière entre, d'une part,
la liberté individuelle, et de l'autre, le contrôle social ou
étatique.
Il est essentiel de retenir que, dans la théorie de
Mill, la liberté constitue le principe et dispose d'une sphère
exclusive d'action. Il est toujours question de la liberté de l'individu
et celui-ci a une réelle importance dans la pensée de l'auteur.
Il ne traite pas, dans ce chapitre, de libertés collectives mais de la
liberté individuelle, celle dont dispose un individu en particulier dans
la conduite de sa vie. Ce principe peut sembler évident au XXIe
siècle mais cela est précisément dû à la
doctrine développée sur ce sujet aux XVIII et XIXe siècles
notamment.
132 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.50
133 Stuart Mill (J.), « De la liberté », op.cit.
p.145
48
Pour John Stuart Mill, il faut donc laisser se
développer l'être humain dans sa diversité et en tant
qu'individu « selon la tendance des forces intérieures qui en font
un être vivant »134. L'auteur dénonce avec vigueur
la société actuelle qu'il juge conformiste. Les individus ne
seraient plus qu'une « masse »135 qui agirait
uniformément et selon la coutume. Les hommes ne seraient pas libres
puisque leur seule volonté étant d'agir de façon ordinaire
et commune, ils n'exercent aucune liberté de choix. Ainsi, comme il le
fera plus tard dans De l'assujettissement, John Stuart Mill se pose
déjà en critique de la coutume et des hommes qui la suivent
aveuglément.
Pour l'auteur, il faut accepter « que différentes
personnes puissent mener différents genres de vie »136.
La société ne doit pas tenter de façonner les êtres
selon un seul modèle mais leur laisser la liberté de se
développer selon leur caractère propre. Ainsi, « tout ce qui
opprime l'individualité est un despotisme »137 pour
Mill. On retrouve ici le même vocabulaire que celui employé
quelques années plus tard dans De l'assujettissement et visant
à interpeller le lecteur sur l'élément critiqué.
Dans le même registre, Mill dénonce ce qu'il nomme « tyrannie
de l'opinion »138.
En effet, une des critiques adressées par Mill à
la société moderne est « la censure hostile et
redoutée »139 que l'opinion publique impose aux hommes
et qui, précisément, les freine dans leur développement en
tant qu'individus. Cette censure s'exerce, selon lui, jusque dans « les
relations morales et sociales de la vie privée »140 ce
qui est contraire à la doctrine de la liberté
développée par John Stuart Mill.
Dans De l'assujettissement, John Stuart Mill
développe un autre argument en faveur de la liberté individuelle.
Selon lui, « l'amour du pouvoir et l'amour de la liberté sont en
conflit perpétuel »141. Dès lors, il est
primordiale que « le respect de la liberté individuelle de chacun
[soit] un principe reconnu » afin que ce désir de pouvoir cesse ou,
au moins, diminue.
Mill développe bien d'autres éléments au
sein de son ouvrage, notamment celui de la liberté de pensée et
de discussion (et donc implicitement d'expression), mais ceux-ci ne se
rapportent pas directement à la question qui nous intéresse. Il
convient avant tout de retenir ici les deux notions
134 Stuart Mill (J.), op.cit. p.151
135 Stuart Mill (J.), op.cit. p.154
136 Stuart Mill (J.), op.cit. p.158
137 Ibid
138 Stuart Mill (J.), op.cit. p.164
139 Stuart Mill (J.), op.cit. p.154
140 Stuart Mill (J.), op.cit. p.162
141 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.167
49
essentielles que Mill met en avant, la liberté et
l'individualité, et qu'il oppose à la coutume, la
conformité et l'oppression morale et uniformisante de l'opinion
publique.
Si le philosophe croit tant en la nécessité
d'assurer la liberté individuelle, c'est avant tout car celle-ci est,
selon lui, une condition au bien-être ou au bonheur de l'être
humain.
Section 2 : Condition du bien-être ou du bonheur de
l'être humain
Comme nous l'avons souligné précédemment,
le titre du chapitre III de De la liberté évoque
d'emblée le lien entre la liberté et le « bien-être
». Ce lien entre les deux notions est mis en exergue par John Stuart Mill
et l'on trouve d'ailleurs plusieurs fois ces deux termes, au sein d'une
même phrase, tant dans De la liberté que dans De
l'assujettissement.
Dans la mesure où liberté et
individualité sont deux notions connexes chez John Stuart Mill, il les
considère toutes deux comme conditions au bonheur. En effet, il est
évident que, sans liberté vis-à-vis des règles
sociales et de l'opinion publique, l'individu ne peut développer un
caractère propre et original. Ainsi, selon Mill, « si ce n'est pas
le caractère propre de la personne, mais les traditions et les moeurs
des autres qui dictent les règles de conduite, c'est qu'il manque l'un
des principaux ingrédients du bonheur humain »142. De
même, dans les dernières pages De l'assujettissement, Mill vient
dire que « la libre direction et la libre disposition de ses
facultés sont une source de bonheur pour l'individu
»143.
Rappelons que, pour John Stuart Mill, la liberté
individuelle implique également l'absence d'interférence dans la
liberté d'autrui. Il développe à cet égard une
argumentation particulière dans De l'assujettissement. Il
considère que « pour apprécier à sa juste valeur le
rôle de l'indépendance personnelle dans le bonheur, il faut
considérer l'importance que nous lui accordons pour notre propre bonheur
»144. C'est en effet un lieu commun pour l'homme de se penser
détenteur d'une vérité générale et donc
légitime de l'imposer à autrui, au mépris de sa
liberté individuelle. Cependant, il n'admet pas, dans le même
temps, qu'on restreigne sa liberté selon le même argument. Ainsi,
dès qu'il prend conscience de l'importance qu'il attache à sa
liberté et de l'influence qu'elle a sur son bonheur ; il est alors en
mesure de comprendre l'importance qu'elle a, de la même façon,
pour autrui.
142 Stuart Mill (J.), « De la liberté », op.cit.
p.147
143 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.167
144 Stuart Mill (J.), op.cit. p.165
50
A l'époque où Mill publie son essai sur la
liberté, d'autres auteurs ont d'ores et déjà
étudié la question. Nombre d'entre eux parviennent à la
même conclusion sur la nécessité de ne pas intervenir dans
la sphère de liberté d'autrui. Toutefois, John Stuart Mill est un
des rares à appliquer ce principe aux femmes. Nous l'avons vu, il est
favorable à ce que celles-ci obtiennent les mêmes droits que les
hommes. Il s'ensuit logiquement qu'elles ont droit au même respect de
leur liberté individuelle.
|