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Jeux d'argent et changement social a Yaounde

( Télécharger le fichier original )
par Badel ESSALA
Université de Yaoundé I - Master en sociologie 2018
  

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2. De la configuration du lien social à travers le jeu

Au-delà de la recherche du gain qui demeure l'une des premières motivations chez certains joueurs, le jeu est aussi un moyen de se détendre, de se distraire, de passer un moment convivial dans une ambiance feutrée et agréable, seul ou en groupe pour d'autres. Vu sous cet angle, le jeu est destiné à soulager les émotions négatives, les situations douloureuses ou difficiles, un état dépressif ou simplement de palier à l'ennui. C'est ainsi que les jeux d'argent pratiqués en groupe et dans des endroits appropriés, relèvent désormais des modalités d'appartenance à la ville de Yaoundé. Ils constituent un puissant facteur de socialisation qui se structure chez les citadins selon des logiques affinitaires et liés par des « pratiques, des sentiments, des représentations, des intérêts » G. COURADE (1985 :105). Parce qu'en réalité, le fait de côtoyer le même milieu, de partager les mêmes espérances, les mêmes insuccès, angoisses, envies et attentes, rend les individus solidaires autour d'une même passion.

Autrement dit, le « destin collectif » n'a d'autre fonction que d'être un trait de cohésion sociale qui s'exprime à travers une volonté manifeste et inclusive des individus, de jouer en compagnie des autres. Ce contact avec l'altérité qui génère des liens d'amitié, de solidarités et de filiation entre les joueurs est vu dans le tableau qui va suivre.

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Tableau 8 : Les enquêtés se prononcent sur l'existence de solidarité dans les lieux de jeux d'argent

Existe-t-il des élans de solidarité dans les lieux de jeux d'argent ?

Effectifs

Proportions (%)

Oui

63

48.46

Non

22

16.92

Abstention

45

34.61

Total

130

99.99

Source : Badel ESSALA, (enquête de terrain).

De ce qui précède, l'on constate que les individus qui se retrouvent régulièrement dans une même salle de jeu finissent souvent par être solidaires. 48.46 % des sujets enquêtés pensent qu'il existe un élan de solidarité entre les joueurs dans les lieux de jeux. Un élan de fraternité qui a pu être observé par nous, où certains gagnants n'hésitaient pas à accorder gratuitement un jeu ou un ticket à leurs camarades. Cette disponibilité pour l'altérité est perçue comme une attitude positive et reste valorisée, tant elle permet au yaoundéen de se construire un rapport avec la société dans laquelle il évolue. C'est tout cet ensemble d'aspects socioculturels du jeu qui fait dire à H. ERIK (1976 :69), que « nous ne considérons pas les jeux comme un simple amusement mais comme un phénomène politique, socioculturel et d'entente avec les autres », même si certains enquêtés qualifient ces filiations « d'amitiés de circonstance ».

Les lieux de jeux sont aussi des créateurs de formes particulières de sociabilité et même de socialité D.A.F LEKA ESSOMBA (2004). À y regarder de près, l'association du jeu d'argent à un loisir dans ce cas particulier où prédominent les arguments à caractère relationnel, favorise au sein des espaces de jeux un « être-ensemble » qui remémore le souvenir de la communauté F. TONNIES (1987). À travers quelques caractéristiques liées au rassemblement, au partage d'aspirations, d'images et de représentations, ces jeux remplissent dans ce contexte une fonction génératrice du lien social en se fondant sur l'image réelle d'une

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société vivante. Bien qu'à certains égards, l'arrivée des machines à sous, des tripots de rues et autres terminaux à jeux d'argent dans nos villes nuance cette affirmation.

II. LES NON-DITS DE LA PROLIFÉRATION DES JEUX D'ARGENT À YAOUNDÉ

Habituellement, on attribue la pratique des jeux d'argent des acteurs sociaux à des causes d'ordre économique et sociales. Dans ce sens, ce phénomène peut s'entrevoir comme la dynamisation d'une société dont ils sont le produit, du fait qu'ils symbolisent de nos jours les facettes d'une capitale camerounaise en crise, gangrénée par l'érosion des codes de moralité et la déliquescence de ses citoyens. Une déliquescence qui n'a point épargné le domaine ludique, dans une ville qui prend la forme d'un « chaos social » en construction. Dans cette section, il est question d'apporter une analyse critique de la manifestation du phénomène des jeux d'argent, ayant accouché de profonds changements en milieu urbain et s'étant accompagné d'un verrouillage plus important des codes d'éthiques.

Ces mutations peuvent à juste titre se lire dans les comportements des joueurs où l'on devrait désormais intégrer l'esprit d'inventivité, qui constitue en filigrane et selon la formule de J.M. ELA (1998), « les ruses de l'imaginaire » pour ceux qui se déploient dans ces pratiques au quotidien dans leur quête d'enrichissement. Cette logique capitaliste de la pratique du jeu qui à la base se traduit par la croissance des choix libres, dépasse désormais le seul cadre du divertissement pour gagner d'autres aspects de la vie sociale. Les jeux d'argent pour ainsi dire, deviennent une forme d'expression d'une nouvelle tendance ou d'une « contre culture » qui apparaît lorsque les valeurs dites traditionnelles de promotion financière semblent avoir atteint le point de « saturation ». Une réplétion qui contraint les individus à s'orienter vers des valeurs refuges qui s'inscrivent dans l'idée d'un changement, d'un « nouveau style » qui succède au style ancien. Il ne fonctionne pas comme un « mythe fondateur », mais davantage comme un but à atteindre T. ROSZACK (1970 :87).

Le phénomène des jeux d'argent s'inscrit donc dans le contexte d'une société yaoundéenne, avec pour indicateurs trois clés de lectures.

La première clé de lecture fait appel à la rationalité du « défaitisme » dans laquelle immerge la conscience collective à Yaoundé. Cet indicateur sou tend que la capitale camerounaise est une ville en pleines mutations où les références d'hier en matière de quête d'argent et de réussite sociale ne sont plus les mêmes. Fort des multiples crises auxquelles elle

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fait face, la population de cette ville devient de plus en plus marquée par une forte tentation à la réussite à tous les prix, d'où cet engouement observé pour les jeux d'argent, qui n'offrent pourtant qu'espoirs et illusions du gain. À travers ce phénomène, Yaoundé s'illustre comme cette société où les uns et les autres se sont résolument engagés dans le culte de la facilité. Parce qu'en somme, participer au « ndjambo » et parvenir à produire sa vie à partir de cette activité est une manière d'abdiquer en face de la difficulté que constitue le travail. De toute évidence, un tel comportement rejoint un avatar de l'antique proverbe latin qui convient à la plupart des joueurs, qui stipule que « Primum vivere, deinde philosophari », ou encore comme l'a dit BRECHT cité par R. BRENNER et G. BRENNER (idem, p. 133) : « d'abord manger, l'éthique viendra plus tard ».

En effet, depuis que les jeux d'argent prolifèrent à Yaoundé, le rapport à soi-même a changé dans la conscience collective, « une part d'individualité qui était cachée, contenue ou réprimée s'exprime plus librement » J. DUMAZEDIER (1988 :69). Ce qui fait que les citadins en proie à leur imagination, ont capturé le jeu pour en faire un instrument d'expression peut-être du bien-être social. Car, dans les lieux de jeux, le souci de soi est désormais une posture originale, « une manière spécifique de se comporter par rapport à l'environnement social » M. MAFESSOLI (1993 :96). Cet imaginaire et cette créativité que l'on observe dans ces jeux semblent aussi traduire le contexte d'une « société de crédulité ».

La deuxième clé de lecture présente les facettes d'une capitale camerounaise « crédule ». Elle explique que la vulnérabilité des individus a atteint des sommités élevées, où le désir de gagner de l'argent sans effort semble de plus en plus s'émanciper à tel point que, les populations de la ville de Yaoundé ne croient plus en rien d'autre qu'à la chance et au hasard pour arriver à produire leur existence. Parce qu'en effet, valider un pronostic, participer à la loterie ou encore introduire une pièce dans une machine à sous devient en quelques sortes acheter une histoire dont on est le héros : c'est ainsi qu'on s'imagine heureux et riche, libre de toutes obligations et de toutes les angoisses que supposent la nécessité de gagner sa vie par des moyens plus contraignants.

Le joueur yaoundéen accepte en fait, le risque de perdre la moitié ou la totalité de son argent en pariant qu'il fera fortune par le jeu. Le pari étant lancé sans lucidité et en toute inconscience. Cette conduite sociale s'inscrit dans une économie du risque où l'individu met en jeu son avenir, jusqu'au point d'hypothéquer ses biens les plus précieux, dans l'espoir de constituer un pécule avec l'argent gagné au jeu.

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Mais ce qu'il faudrait beaucoup plus noter c'est l'engouement avec lequel les populations s'adonnent à ces jeux, auxquels nombreux sont-ils de plus en plus à exprimer un besoin croissant de jouer. Et puisqu'ils passent le plus souvent à quelques pas de la réussite, ce « presque gain » leur sert de catalyseur au prochain jeu, qui aboutira inexorablement au chemin de départ. Surtout quand on sait que l'argent gagné sans réel effort est systématiquement réinvesti au jeu.

Sans désavouer l'existence des gagnants aux jeux d'argent, cette analyse s'interroge sur le fait que les jeux d'argent qui peuvent être rangés dans la catégorie des phénomènes qui rendent les individus paresseux, sont paradoxalement encouragés dans un pays en voie de développement ayant besoin de plus d'efforts, de travail, d'ingéniosité et d'attitude citoyenne de la part des populations pour booster l'économie de ses régions. Pour le dire autrement, on assiste aujourd'hui dans les villes camerounaises, à l'image de la Grèce antique où le jeu était utilisé pour éloigner le peuple des préoccupations quotidiennes, à l'avènement d'une société de l'oisiveté, dans un pays en voie de développement E. NZINZOU (1970). Car, parce que les gens sont désoeuvrés, insatisfaits de leurs revenus et se voient brandir de nouvelles valeurs et modèles de réussite, le jeu leur permet de meubler leur temps et d'agrémenter leur vie. Une analyse en profondeur incline à une prise de conscience collective toujours grandissante qu'est prolifération de ce phénomène dans nos villes.

En fin, la troisième clé de lecture plus généralisante, atteste que la prolifération des jeux d'argent en cours n'est que la traduction des relents d'une société camerounaise qui a perdu ses repères et qui est en quête de référents : c'est une société qui devient quasiment « dépendante » vis-à-vis du « ndjambo », parce que derrière l'investissement dans le jeu, c'est le désespoir. Et les individus s'investissent tout de même dans ce désespoir en se disant qu'il n'y a plus d'autres possibilités pour s'en sortir. Ici, il faut pouvoir jouer et rejouer tout en se disant qu'on aura essayé ne serait-ce que la dernière carte qui puisse exister.

Ainsi, en voulant pallier à leurs insuffisances, plusieurs individus vont se livrer aux jeux d'argent. Ce qui aboutit dans un premier temps à une sorte d'insécurité familiale et sociale, dans la mesure où l'appât pour toujours plus de gain se transforme en addiction. Par la suite, ce sont leurs faibles économies qui en pâtissent, leurs familles et leur entourage subissent les conséquences. Car, en dépit des efforts consentis pour des besoins d'épargne, des forces nouvelles (jeux d'argent) sont nées pour niveler par le bas leurs revenus.

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Plus que jamais à Yaoundé, on n'existe plus socialement et même physiquement sans oser c'est-à-dire sans miser, dans une ville en plein désarroi où le dénuement et l'absence de perspective d'un grand nombre les amène à prendre par la pratique des jeux d'argent, les distances à l'égard d'un monde qui n'offre plus d'espoir de mobilité sociale suffisante. Pour ainsi dire, au poker, au PMUC, au pari-foot ou à la loterie, beaucoup d'individus jouent avec l'espoir de gagner au point où les sommes d'argent susceptibles d'améliorer leur niveau de vie sont systématiquement hypothéquées dans ces jeux qui ne leur rapportent véritablement rien en retour. Ils se transforment volontiers, en des poids pour leurs familles respectives et pour la société qui ne pourront plus compter sur eux comme une main d'oeuvre susceptible d'engager un certain nombre de travaux.

Somme toute, les jeux d'argent présentent une double facette : d'une part, ils constituent un grand moyen de divertissement, de libération et d'union au sein des populations qui les pratiquent. Par ailleurs, ils entraînent des conséquences néfastes dans le cadre de vie familiale du joueur et sur la société urbaine dans les grandes villes. Il s'agit entre autres, de l'abandon du sens de l'effort, de l'endettement, l'avidité, la filouterie, de la délinquance etc. Ces derniers aspects déplorables, amènent à la recherche de solutions adéquates et capables de résoudre ces problèmes.

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"Il faut répondre au mal par la rectitude, au bien par le bien."   Confucius