2. De la configuration du lien social à travers le
jeu
Au-delà de la recherche du gain qui demeure l'une des
premières motivations chez certains joueurs, le jeu est aussi un moyen
de se détendre, de se distraire, de passer un moment convivial dans une
ambiance feutrée et agréable, seul ou en groupe pour d'autres. Vu
sous cet angle, le jeu est destiné à soulager les émotions
négatives, les situations douloureuses ou difficiles, un état
dépressif ou simplement de palier à l'ennui. C'est ainsi que les
jeux d'argent pratiqués en groupe et dans des endroits
appropriés, relèvent désormais des modalités
d'appartenance à la ville de Yaoundé. Ils constituent un puissant
facteur de socialisation qui se structure chez les citadins selon des logiques
affinitaires et liés par des « pratiques, des sentiments, des
représentations, des intérêts » G. COURADE (1985
:105). Parce qu'en réalité, le fait de côtoyer le
même milieu, de partager les mêmes espérances, les
mêmes insuccès, angoisses, envies et attentes, rend les individus
solidaires autour d'une même passion.
Autrement dit, le « destin collectif » n'a d'autre
fonction que d'être un trait de cohésion sociale qui s'exprime
à travers une volonté manifeste et inclusive des individus, de
jouer en compagnie des autres. Ce contact avec l'altérité qui
génère des liens d'amitié, de solidarités et de
filiation entre les joueurs est vu dans le tableau qui va suivre.
104
Tableau 8 : Les enquêtés se
prononcent sur l'existence de solidarité dans les lieux de jeux
d'argent
Existe-t-il des élans de solidarité dans
les lieux de jeux d'argent ?
|
Effectifs
|
Proportions (%)
|
Oui
|
63
|
48.46
|
Non
|
22
|
16.92
|
Abstention
|
45
|
34.61
|
Total
|
130
|
99.99
|
Source : Badel ESSALA, (enquête de terrain).
De ce qui précède, l'on constate que les
individus qui se retrouvent régulièrement dans une même
salle de jeu finissent souvent par être solidaires. 48.46 % des sujets
enquêtés pensent qu'il existe un élan de solidarité
entre les joueurs dans les lieux de jeux. Un élan de fraternité
qui a pu être observé par nous, où certains gagnants
n'hésitaient pas à accorder gratuitement un jeu ou un ticket
à leurs camarades. Cette disponibilité pour
l'altérité est perçue comme une attitude positive et reste
valorisée, tant elle permet au yaoundéen de se
construire un rapport avec la société dans laquelle il
évolue. C'est tout cet ensemble d'aspects socioculturels du jeu qui fait
dire à H. ERIK (1976 :69), que « nous ne considérons pas
les jeux comme un simple amusement mais comme un phénomène
politique, socioculturel et d'entente avec les autres », même
si certains enquêtés qualifient ces filiations «
d'amitiés de circonstance ».
Les lieux de jeux sont aussi des créateurs de formes
particulières de sociabilité et même de socialité
D.A.F LEKA ESSOMBA (2004). À y regarder de près, l'association du
jeu d'argent à un loisir dans ce cas particulier où
prédominent les arguments à caractère relationnel,
favorise au sein des espaces de jeux un « être-ensemble » qui
remémore le souvenir de la communauté F. TONNIES (1987). À
travers quelques caractéristiques liées au rassemblement, au
partage d'aspirations, d'images et de représentations, ces jeux
remplissent dans ce contexte une fonction génératrice du lien
social en se fondant sur l'image réelle d'une
105
société vivante. Bien qu'à certains
égards, l'arrivée des machines à sous, des tripots de rues
et autres terminaux à jeux d'argent dans nos villes nuance cette
affirmation.
II. LES NON-DITS DE LA PROLIFÉRATION DES JEUX
D'ARGENT À YAOUNDÉ
Habituellement, on attribue la pratique des jeux d'argent des
acteurs sociaux à des causes d'ordre économique et sociales. Dans
ce sens, ce phénomène peut s'entrevoir comme la dynamisation
d'une société dont ils sont le produit, du fait qu'ils
symbolisent de nos jours les facettes d'une capitale camerounaise en crise,
gangrénée par l'érosion des codes de moralité et la
déliquescence de ses citoyens. Une déliquescence qui n'a point
épargné le domaine ludique, dans une ville qui prend la forme
d'un « chaos social » en construction. Dans cette section, il est
question d'apporter une analyse critique de la manifestation du
phénomène des jeux d'argent, ayant accouché de profonds
changements en milieu urbain et s'étant accompagné d'un
verrouillage plus important des codes d'éthiques.
Ces mutations peuvent à juste titre se lire dans les
comportements des joueurs où l'on devrait désormais
intégrer l'esprit d'inventivité, qui constitue en filigrane et
selon la formule de J.M. ELA (1998), « les ruses de l'imaginaire »
pour ceux qui se déploient dans ces pratiques au quotidien dans leur
quête d'enrichissement. Cette logique capitaliste de la pratique du jeu
qui à la base se traduit par la croissance des choix libres,
dépasse désormais le seul cadre du divertissement pour gagner
d'autres aspects de la vie sociale. Les jeux d'argent pour ainsi dire,
deviennent une forme d'expression d'une nouvelle tendance ou d'une «
contre culture » qui apparaît lorsque les valeurs dites
traditionnelles de promotion financière semblent avoir atteint le point
de « saturation ». Une réplétion qui contraint les
individus à s'orienter vers des valeurs refuges qui s'inscrivent dans
l'idée d'un changement, d'un « nouveau style » qui
succède au style ancien. Il ne fonctionne pas comme un « mythe
fondateur », mais davantage comme un but à atteindre T.
ROSZACK (1970 :87).
Le phénomène des jeux d'argent s'inscrit donc
dans le contexte d'une société yaoundéenne, avec
pour indicateurs trois clés de lectures.
La première clé de lecture fait appel à
la rationalité du « défaitisme » dans laquelle immerge
la conscience collective à Yaoundé. Cet indicateur sou tend que
la capitale camerounaise est une ville en pleines mutations où les
références d'hier en matière de quête d'argent et de
réussite sociale ne sont plus les mêmes. Fort des multiples crises
auxquelles elle
106
fait face, la population de cette ville devient de plus en
plus marquée par une forte tentation à la réussite
à tous les prix, d'où cet engouement observé pour les jeux
d'argent, qui n'offrent pourtant qu'espoirs et illusions du gain. À
travers ce phénomène, Yaoundé s'illustre comme cette
société où les uns et les autres se sont résolument
engagés dans le culte de la facilité. Parce qu'en somme,
participer au « ndjambo » et parvenir à produire sa vie
à partir de cette activité est une manière d'abdiquer en
face de la difficulté que constitue le travail. De toute
évidence, un tel comportement rejoint un avatar de l'antique proverbe
latin qui convient à la plupart des joueurs, qui stipule que «
Primum vivere, deinde philosophari », ou encore comme l'a dit BRECHT
cité par R. BRENNER et G. BRENNER (idem, p. 133) : « d'abord
manger, l'éthique viendra plus tard ».
En effet, depuis que les jeux d'argent prolifèrent
à Yaoundé, le rapport à soi-même a changé
dans la conscience collective, « une part d'individualité qui
était cachée, contenue ou réprimée s'exprime plus
librement » J. DUMAZEDIER (1988 :69). Ce qui fait que les citadins en
proie à leur imagination, ont capturé le jeu pour en faire un
instrument d'expression peut-être du bien-être social. Car, dans
les lieux de jeux, le souci de soi est désormais une posture originale,
« une manière spécifique de se comporter par rapport
à l'environnement social » M. MAFESSOLI (1993 :96). Cet
imaginaire et cette créativité que l'on observe dans ces jeux
semblent aussi traduire le contexte d'une « société de
crédulité ».
La deuxième clé de lecture présente les
facettes d'une capitale camerounaise « crédule ». Elle
explique que la vulnérabilité des individus a atteint des
sommités élevées, où le désir de gagner de
l'argent sans effort semble de plus en plus s'émanciper à tel
point que, les populations de la ville de Yaoundé ne croient plus en
rien d'autre qu'à la chance et au hasard pour arriver à produire
leur existence. Parce qu'en effet, valider un pronostic, participer à la
loterie ou encore introduire une pièce dans une machine à sous
devient en quelques sortes acheter une histoire dont on est le héros :
c'est ainsi qu'on s'imagine heureux et riche, libre de toutes obligations et de
toutes les angoisses que supposent la nécessité de gagner sa vie
par des moyens plus contraignants.
Le joueur yaoundéen accepte en fait, le risque
de perdre la moitié ou la totalité de son argent en pariant qu'il
fera fortune par le jeu. Le pari étant lancé sans lucidité
et en toute inconscience. Cette conduite sociale s'inscrit dans une
économie du risque où l'individu met en jeu son avenir, jusqu'au
point d'hypothéquer ses biens les plus précieux, dans l'espoir de
constituer un pécule avec l'argent gagné au jeu.
107
Mais ce qu'il faudrait beaucoup plus noter c'est l'engouement
avec lequel les populations s'adonnent à ces jeux, auxquels nombreux
sont-ils de plus en plus à exprimer un besoin croissant de jouer. Et
puisqu'ils passent le plus souvent à quelques pas de la réussite,
ce « presque gain » leur sert de catalyseur au prochain jeu, qui
aboutira inexorablement au chemin de départ. Surtout quand on sait que
l'argent gagné sans réel effort est systématiquement
réinvesti au jeu.
Sans désavouer l'existence des gagnants aux jeux
d'argent, cette analyse s'interroge sur le fait que les jeux d'argent qui
peuvent être rangés dans la catégorie des
phénomènes qui rendent les individus paresseux, sont
paradoxalement encouragés dans un pays en voie de développement
ayant besoin de plus d'efforts, de travail, d'ingéniosité et
d'attitude citoyenne de la part des populations pour booster l'économie
de ses régions. Pour le dire autrement, on assiste aujourd'hui dans les
villes camerounaises, à l'image de la Grèce antique où le
jeu était utilisé pour éloigner le peuple des
préoccupations quotidiennes, à l'avènement d'une
société de l'oisiveté, dans un pays en voie de
développement E. NZINZOU (1970). Car, parce que les gens sont
désoeuvrés, insatisfaits de leurs revenus et se voient brandir de
nouvelles valeurs et modèles de réussite, le jeu leur permet de
meubler leur temps et d'agrémenter leur vie. Une analyse en profondeur
incline à une prise de conscience collective toujours grandissante
qu'est prolifération de ce phénomène dans nos villes.
En fin, la troisième clé de lecture plus
généralisante, atteste que la prolifération des jeux
d'argent en cours n'est que la traduction des relents d'une
société camerounaise qui a perdu ses repères et qui est en
quête de référents : c'est une société qui
devient quasiment « dépendante » vis-à-vis du «
ndjambo », parce que derrière l'investissement dans le jeu, c'est
le désespoir. Et les individus s'investissent tout de même dans ce
désespoir en se disant qu'il n'y a plus d'autres possibilités
pour s'en sortir. Ici, il faut pouvoir jouer et rejouer tout en se disant qu'on
aura essayé ne serait-ce que la dernière carte qui puisse
exister.
Ainsi, en voulant pallier à leurs insuffisances,
plusieurs individus vont se livrer aux jeux d'argent. Ce qui aboutit dans un
premier temps à une sorte d'insécurité familiale et
sociale, dans la mesure où l'appât pour toujours plus de gain se
transforme en addiction. Par la suite, ce sont leurs faibles économies
qui en pâtissent, leurs familles et leur entourage subissent les
conséquences. Car, en dépit des efforts consentis pour des
besoins d'épargne, des forces nouvelles (jeux d'argent) sont nées
pour niveler par le bas leurs revenus.
108
Plus que jamais à Yaoundé, on n'existe plus
socialement et même physiquement sans oser c'est-à-dire sans
miser, dans une ville en plein désarroi où le dénuement et
l'absence de perspective d'un grand nombre les amène à prendre
par la pratique des jeux d'argent, les distances à l'égard d'un
monde qui n'offre plus d'espoir de mobilité sociale suffisante. Pour
ainsi dire, au poker, au PMUC, au pari-foot ou à la loterie, beaucoup
d'individus jouent avec l'espoir de gagner au point où les sommes
d'argent susceptibles d'améliorer leur niveau de vie sont
systématiquement hypothéquées dans ces jeux qui ne leur
rapportent véritablement rien en retour. Ils se transforment volontiers,
en des poids pour leurs familles respectives et pour la société
qui ne pourront plus compter sur eux comme une main d'oeuvre susceptible
d'engager un certain nombre de travaux.
Somme toute, les jeux d'argent présentent une double
facette : d'une part, ils constituent un grand moyen de divertissement, de
libération et d'union au sein des populations qui les pratiquent. Par
ailleurs, ils entraînent des conséquences néfastes dans le
cadre de vie familiale du joueur et sur la société urbaine dans
les grandes villes. Il s'agit entre autres, de l'abandon du sens de l'effort,
de l'endettement, l'avidité, la filouterie, de la délinquance
etc. Ces derniers aspects déplorables, amènent à la
recherche de solutions adéquates et capables de résoudre ces
problèmes.
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