1.5. Vers une société de consommation des
jeux d'argent à Yaoundé
Dans la pratique des jeux d'argent, il est important de
souligner que les joueurs ont toujours la propension à investir, puis
réinvestir, c'est-à-dire à « consommer » tout
l'argent de façon consciente ou inconsciente. Ces jeux légitiment
ainsi de l'argent gagné indûment, (sans réel travail) et
dépensé aussi rapidement qu'il a été gagné
par une consommation futile. Dès lors, nous pouvons noter que, la
pratique du « ndjambo » légitime un nouvel aspect à
savoir,
la consommation. Dans cette section, il est envisagé de
le démontrer à partir du contraste existant entre les mises
investies par les joueurs et leurs gains après avoir joué. En
effet, en analysant le ratio entre les montants moyens des mises mensuelles et
les gains aux jeux des joueurs, il ressort que chez ces acteurs du jeu, les
dépenses sont budgétisées de façon
régulière même lorsqu'elles se soldent par des pertes.
Cette tendance est vue dans le tableau ci-dessous :
Tableau 7 : Budgétisation des jeux et
rapport aux gains des joueurs
Sommes inves- ties par mois (Frs)
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[200 à 10.000[
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[11.000 à 25.000[
|
[26.000 à
40.000 [
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[41 à 60.000[
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[60.000 et plus
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Effectifs
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35
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48
|
24
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15
|
8
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Nombre de gains > ou = aux mises
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10
|
16
|
11
|
8
|
3
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Proportion des pertes (%)
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71.42
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66.66
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54.16
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46.66
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37.5
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Source : Badel ESSALA, (enquête de terrain).
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Les données consignées dans ce tableau
permettent de comprendre que l'investissement au jeu est un fait dans toutes
les tranches de revenus mensuel chez les joueurs. Cependant, force est de
constater que ces jeux ruinent particulièrement les « petits
parieurs », c'est-à-dire des personnes dont le montant moyen des
mises se situe entre deux cents francs et vingt-cinq mille francs par mois.
Ceux-là misent de petites sommes sur les concurrents jugés
perdants à l'avance, aux « cotes » plus élevées
et dont les probabilités de sortir gagnant sont réduites, ce qui
leur fait perdre dans la plupart des cas. Par contre les « gros parieurs
», ceux qui misent plus de vingt-cinq mille francs par mois, sont plus
enclins à gagner parce qu'ils hypothèquent d'importantes sommes
d'argent sur les concurrents jugés favoris mais ayant de faibles «
cotes ». En général, ils gagnent des sommes d'argent
relativement supérieures ou égales à l'ensemble de leurs
mises, bien que la proportion de pertes qui se dégage dans chaque
tranche d'investissement aux jeux dans ce tableau montre que les joueurs
gagnent difficilement.
S'il est donc établi que ces dépenses au jeu
s'effectuent de façon régulière dans toutes les
catégories de parieurs, tout porte à constater que malgré
le « je pense donc je suis » cher à R. DESCARTES, la pratique
du « ndjambo » a entrainé dans l'entendement des
yaoundéens, le « je mise donc je suis ! ». En
réalité, la société actuelle est envahie des
messages et des valeurs qui font passer la réflexion du travail et de
l'épargne financière, à des spéculations
boursières autour des jeux. Ce qui aboutit inévitablement
à des crises au sein des ménages, à
l'insécurité financière et matérielle qui ne
cessent de s'aggraver au sein des groupes vulnérables. Car, si à
la fin du mois l'on possède de l'argent avant ou après avoir
payé les biens de consommation incompressible (logement,
vêtements, nourriture), il est mieux vu par la société
actuelle de l'utiliser à des fins de consommation non vitale : le jeu en
l'occurrence.
À cet effet, la figure 3 et le tableau 7 sont
illustratifs si nous prenons le cas d'un salarié qui gagne cent
cinquante mille francs et qui joue en moyenne dix mille francs par semaine. Au
bout d'un mois, il dépense au moins quarante mille francs, qui
représentent pratiquement le quart de son salaire. À cette somme,
il faut ajouter l'argent qu'il débourse pour l'achat des journaux
pronostiqueurs. Or du tableau 7, il ressort que ; quel que soit le montant
investi au jeu, le joueur ne gagne presque jamais. Si ce salarié se
compte donc parmi les perdants, son budget mensuel sera de toute
évidence déséquilibré et
généralement, c'est celui du ménage qui en paye les frais.
Le conjoint ou les enfants subissent ainsi les conséquences de la
consommation du jeu dans la mesure où, il ne leur sera plus possible
dans certains cas de manger à leur faim, de régler les factures
d'eau et d'électricité ou encore des
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frais de scolarité. Dans le cas d'espèce, nous
avons considéré un montant de mise hebdomadaire relativement bas
pour certains joueurs.
Un autre terme qui met en exergue la consommation des jeux est
« l'achat ». Le terme utilisé est le pouvoir d'achat et non le
pouvoir d'épargne. Le jeu à faible mise incite les
personnes à la pratique, à la consommation au point où
ceux-ci se perdent dans « la passion dévorante » R.
SENNETT (2006 :123). À ce moment, le jeu ne sera plus une consommation
en puissance, mais une consommation de puissance. Et dans cette mouvance,
il y a un réel décalage entre le désir et le besoin,
donc un phénomène de surconsommation ou de dépendance au
jeu. Cette dépendance submerge l'individu pour qui, l'investissement au
jeu devient son obsession, sa drogue. Or en entrant dans la dépendance
au jeu, l'overdose dévore le consommateur à petit feu. Pourquoi
donc investir vingt mille francs dans un jeu pour après entrer dans les
dettes ? Pourquoi risquer la moitié ou la totalité d'un salaire
dans une machine à sous, alors qu'on ne s'est pas acquitté de son
loyer ? Ce sont là des illustrations d'une consommation où les
gens qui disposent d'un peu d'argent, veulent en multiplier pour
accroître leur capital.
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