CONCLUSION
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Parvenus au terme de la présente étude où
il était question d'analyser ce que nous avons nommé «
jeux d'argent et changement social à Yaoundé », il
s'est agi à partir de l'espace urbain yaoundéen,
d'esquisser une analyse des mutations sociales qui réfèrent aux
pratiques de jeux d'argent qui prennent de l'ampleur dans nos
métropoles. Dans le contexte camerounais actuel, une telle étude
s'est appuyée sur un double constat : d'entrée de jeu, il
s'avère que depuis près d'une décennie, autant que
définie par D.A.F. LEKA ESSOMBA (2001 :119), « la
société camerounaise se laisse percevoir comme un lieu de rupture
des « consensus » classiques ». Une rupture qui se range en
droite ligne avec la prolifération des jeux d'argent et qui symbolise
avec le même auteur, « l'obsession du gain facile »
qui anime bon nombre d'individus à Yaoundé. D'autre part,
l'étude a été motivée à partir des
observations faites sur les comportements des joueurs. Ces observations ont
révélé un état d'esprit, un imaginaire collectif et
symbolique visant un changement social régressif que J.P. ONANA ONOMO
(1990 :63), présente de la manière suivante :
Un changement social peut être régressif s'il
échappe au contrôle de ceux qui y sont intéressés,
il est d'autant plus régressif en Afrique si on le considère dans
le processus de développement, le milieu sociohistorique. En ce sens, la
dépendance est beaucoup plus un changement régressif qu'un
développement assisté. Elle est le développement du
sous-développement. Le développement dépendant est une
régression qui indique le comportement pathologique de l'individu qui
recule dans le temps à un stade moins développé de
l'organisation de sa personnalité en relation avec son milieu.
Pour ainsi dire, les jeux d'argent apparaissent comme une voie
idéale de régression, du fait qu'un argent hautement investi au
jeu et se soldant rapidement par une perte équivaut à une perte
de soi. Ce point de vue de J.P ONANA ONOMO peut bien traduire la dimension
d'une pratique invétérée du jeu qui aboutit
inévitablement à des comportements dépendants et à
l'impécuniosité chez les acteurs. Dans ce sens, les jeux d'argent
sont à l'origine d'un changement social qui donne l'illusion d'un
développement mais qui en réalité est une forme de mirage
qu'il s'est agi de présenter.
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C'est dire que, le domaine de la recherche que nous avons
choisi est si vaste et complexe que cette étude ne constitue qu'une
modeste contribution à la Sociologie de Yaoundé et des villes
camerounaises en général. Réfléchir sur ce
phénomène signifiait deux choses : Primo, il
n'était pas question de montrer que la pratique des jeux d'argent est
une déviance, encore moins une délinquance urbaine des
populations de Yaoundé et celles des autres métropoles. C'est un
loisir socialement acceptable, qui n'est autre que le prétexte dont les
mauvaises moeurs ont fait l'objet de cette étude. Secundo, il
s'est agi d'appréhender les changements sociaux à
différents niveaux de participation des acteurs sociaux de la ville de
Yaoundé à ces jeux et sur la société urbaine prise
de manière globale.
Pour conduire la présente étude, deux
catégories d'hypothèses ont été
élaborées : il s'agit de l'hypothèse principale et des
hypothèses de recherche. L'hypothèse principale stipulait que :
la prolifération des pratiques de jeux d'argent dans la ville de
Yaoundé, génère dans l'imaginaire collectif, l'esprit de
lucre, l'appât du gain facile, et l'illusion de l'enrichissement
rapide.
Parvenus à ce stade de la recherche, nous pensons que
cette hypothèse est vérifiée ; en effet, en observant
qu'il existe dans la société plusieurs types de jeux, les
individus n'adhèrent volontiers, qu'à ceux qui sont susceptibles
de leur offrir la possibilité d'aspirer à une promotion
financière significative. Autrement dit, il s'agit d'une intention
inavouée de quête d'argent par un chemin moins contraignant, qui
se lit à travers l'engouement observé dans les cercles de jeux
à Yaoundé.
La première hypothèse de recherche posait que,
les publicités de jeux et les médias de masse agissent de
façon diligente dans la persuasion du sens commun. En brandissant
l'illusion d'un bonheur rêvé par un simple coup de chance, ces
facteurs contribuent à rallier plusieurs « incertains » aux
pratiques de jeux d'argent. Tout au long du développement du
présent travail, l'on a pu montrer en quoi la publicité et les
médias sont des modérateurs du pouvoir d'enrôlement des
acteurs sociaux. À travers les émissions, les slogans et
propagandes du jeu diffusés, ils contribuent à la construction et
au renforcement de « fausses croyances » au gain et de fait,
suscitent l'adhésion massive des individus. Cette hypothèse est
donc vérifiée.
112
La deuxième hypothèse de recherche stipulait que
: les difficultés d'insertions socioprofessionnelles, la
proximité des lieux de jeux et l'insatisfaction des salariés
quant à leurs revenus développent un instinct de
vulnérabilité à l'argent chez les yaoundéens
pour qui le jeu apparaît comme une solution rapide et efficiente
à leurs gênes. Cette hypothèse corrobore en
réalité le fait que dans chaque catégorie sociale, le
recours au jeu n'intervient que dans le souci de garder autant que possible,
l'espoir d'aspirer à une vie meilleure. Ou tout au moins, d'essayer
d'assurer un certain équilibre financier quotidien chez les acteurs
sociaux impliqués. Sans être assez prétentieux, nous
pensons que cette hypothèse à l'image des
précédentes est aussi vérifiée.
Quant à la troisième hypothèse de
recherche, elle présumait que : la prolifération des jeux
d'argent en cours à Yaoundé, engendre d'une
dégénérescence sociale à travers la
dépendance aux jeux, délinquance, le défaitisme, la
déchéance sociale du joueur etc.
Dans cette réflexion l'on a pu observer, qu'il s'agisse
de la chance ou des pertes aux jeux, le résultat reste le même. Le
jeu d'argent s'apparente à un « labyrinthe » où le
joueur éprouve des facilitées à développer des
comportements dépendants. Car une fois s'y étant mis, il
éprouvera des difficultés non seulement dans son cadre de vie
familial et professionnel, mais aura du mal à se passer du jeu pour
éventuellement s'engager sur une voie plus laborieuse dans sa
quête permanente d'argent. Toutes ces hypothèses sont donc
vérifiées.
Le présent travail s'est articulé sur trois
chapitres : il s'est agi d'emblée, de présenter la manifestation
du phénomène des jeux d'argent dans la ville de Yaoundé et
d'en dresser une typologie des jeux rencontrés. Le second chapitre s'est
penché sur les mécanismes d'enrôlement, ainsi que des
modalités de participation des différentes catégories
sociales de la population urbaine de Yaoundé dans ces jeux. Le chapitre
troisième pour sa part a mis en lumière les transformations
sociales en cours dans la ville de Yaoundé. Dans cette partie, il
était question d'analyser ce type de jeux comme des catalyseurs de la
dépendance, des ruptures familiales et sociales ainsi qu'un espace de
désengagement des individus vis-à-vis de la
société.
Pour la réalisation de ce travail, nous avons
concomitamment fait appel à la matrice constructiviste et à la
sociologie dynamiste et critique. Ces approches théoriques
convoquées à titre complémentaires ont permis de
comprendre non seulement les modalités à partir desquelles les
acteurs sociaux élaborent les mécanismes et schèmes pour
se construire une
113
perspective dans la vie sociale, mais davantage, ont
été d'un important apport dans la recherche
d'éléments d'analyses permettant de comprendre comment les jeux
d'argent deviennent un phénomène à partir duquel les
populations de la ville de Yaoundé construisent leur urbanité.
S'agissant de la collecte et de l'interprétation des
données, ce travail s'est servi d'entrée de jeu de l'observation
directe qui a constitué l'étape fondamentale de la recherche.
L'observation directe a permis de se confronter aux réalités
quotidiennes sur les lieux où se produisent les faits à savoir
les salles de jeux, les Visio club et les rues. Elle a donné à ce
travail un caractère scientifique, tant il est vrai qu'un
phénomène ne peut prendre une nature scientifique que s'il est
« conquis construit et constaté » G. BACHELARD (1984
:14). La recherche documentaire a favorisé le recueil d'informations
relatives à la question du jeu en général et des jeux
d'argent en particulier. Elle a permis d'avoir une idée plus construite
des concepts clés du thème à savoir, les « jeux
d'argent » et le « changement social », davantage, elle a
favorisé la synthèse des recherches antérieures sur le
sujet. Les entretiens notamment semi-directifs, ont facilité le recueil
d'un ensemble d'informations et points de vue dont sont dépositaires les
différents acteurs sociaux impliqués dans cette pratique à
Yaoundé.
En somme, les données utilisées dans le cadre de
ce travail sont multiples mais le corpus principal de la recherche repose sur
une enquête par questionnaire. L'enquête en elle-même s'est
déroulée principalement dans les quartiers Ékounou,
Mvog-Ada, Marché Mokolo et Ngoa-Ekelle où, à partir de la
technique d'échantillonnage non probabiliste, l'on a pu recueillir des
informations auprès de cent trente individus joueurs d'argent sans
distinction de sexe ni d'âge. Bien que réduit, cet
échantillon met en évidence les variables qui déterminent
de façon significative les modalités d'usages urbains des acteurs
sociaux en matière de jeux.
Au cours de la recherche, la collecte des données ne
s'est pas faite sans contraintes. Les biais auxquels nous avons
été confrontés sont liés aux refus, à
l'indisponibilité de certains enquêtés et au difficile
accès à la documentation. Sur le terrain, la première
difficulté a été la méfiance de certains
enquêtés qui se sont montrés réticents et furieux
devant le questionnaire. Ce qui fait que malgré toutes les explications
données au début de l'enquête, certains d'entre eux non
habitués à ce genre d'exercice, ont préféré
s'abstenir de répondre à certaines questions ou simplement ont
refusé de se soumettre à cet exercice. L'autre difficulté
rencontrée a été de pouvoir s'entretenir avec les
responsables de quatre structures de jeux à
114
savoir, le PMUC, Premier BET, et les directeurs des casinos
« el Blanco » et « golden city » de
Yaoundé.
Lorsque nous sommes allés dans leurs offices respectifs
pour prendre contact et éventuellement rendez-vous, leurs
secrétaires nous ont demandé d'adresser des demandes
écrites. Lesdites demandes sont restées lettres mortes plus d'un
mois après. Malgré plusieurs autres tentatives, les personnels
trouvés sur place n'hésitaient pas de prétexter
l'indisponibilité de leur patron, ce qui nous a contraints à
replier au niveau des salles de jeux, pour obtenir des entretiens avec les
gérants trouvés sur place. Les limites de cette étude se
situent donc d'abord au niveau de l'échantillon, qui « pourrait
ne pas être assez représentatif de la population
étudiée » VERKEVISSER et al. (1993 :202). En
ce qui concerne l'accessibilité à la documentation portant sur
les jeux d'argent, l'approvisionnement n'a pas été tout aussi
aisé. Dans les bibliothèques et centres de documentation, on
rencontre un nombre considérable d'ouvrages en Sociologie qui traitent
du jeu et du loisir en général, mais très peu d'ouvrages
et articles scientifiques sont consacrés aux jeux d'argent en
particulier. Tout compte fait, les documents exploités ont
été d'un apport considérable dans la recherche
documentaire.
En outre, autant il est difficile de faire «
métier de sociologue » P. BOURDIEU (1968), que mettre en
lumière les changements sociaux qui découlent de la
mercantilisassions des pratiques ludiques en milieu urbain n'est pas une
sinécure. Telle est la seconde difficulté à laquelle s'est
confronté ce travail. Néanmoins, nous nous sommes essayés
à partir des facteurs qui influencent le changement social tels que ;
l'impact des médias et le rôle de la mobilité sociale des
acteurs. Ces facteurs ont permis de mettre en lumière l'influence du
statut social des acteurs sociaux sur leur participation aux jeux d'argent. En
guise de synthèse, essayons tout de même d'appréhender les
différents changements sociaux qui s'opèrent à
Yaoundé, à travers ce phénomène. À l'image
de six questions majeures que se posent G. ROCHER (1968 :30-31), ces questions
se formulent ainsi qu'il suit :
À la question de savoir qu'est ce qui change dans notre
société ? Force est de constater que la société
camerounaise et la ville de Yaoundé en particulier est dynamique
à plusieurs niveaux. C'est pourquoi cette étude a choisi de
s'intéresser uniquement aux jeux qui s'accompagnent des transformations
dans la définition des stratégies de quête d'argent dans
l'imaginaire populaire. Le revers ici est que cette pratique entraine la
paupérisation, la déstabilisation des individus, des familiales
etc. Ensuite, l'on s'interrogerait sur le « comment » s'opère
ce changement ? À ce niveau, le changement à partir des
pratiques
115
ludiques des populations est continu. Il rencontre cependant
quelques résistances avec une intensité plus ou moins
significative des non joueurs. Ceux-ci plus réalistes de la
dépossession par le jeu, (bien que cette étude ne s'étant
pas intéressée à eux) semblent constituer le principal
obstacle de l'envahissement de la société yaoundéenne
par les jeux d'argent. Ce qui n'arrête pour autant pas certains
acteurs sociaux adeptes de ces pratiques.
À la question de savoir quel est le rythme du
changement ? Les observations révèlent qu'avant les années
deux mille et l'arrivée de la gamme des paris sur les matchs de football
et des loteries numériques instantanées, la mercantilisation des
jeux d'argent était moins perceptible avec le seul PMUC et les casinos.
Mais avec le foisonnement des sociétés de jeux dans les
métropoles camerounaises et la multiplication des offres de jeux au
public, le rythme du changement est accéléré :
désormais, il est beaucoup plus perceptible et plus rapide.
Plus encore, en s'interrogeant sur la question de savoir quels
sont les facteurs qui rythment le changement dans la pratique des jeux d'argent
? Cette étude a pu démontrer que les médias et la
mobilité sociale sont plus illustratifs. Car, on observe que chacun de
ces facteurs crée des conditions favorables à la propension de
certains camerounais aux jeux d'argent. Cependant, ils ne constituent pas les
seuls facteurs, il faudrait aussi noter l'appétit de certains individus
à l'enrichissement facile et rapide à travers ces jeux. En outre,
l'on chercherait à identifier les agents actifs dans ce changement ?
En effet, un regard porté sur l'échantillon
révèle que les pratiquants des jeux d'argent à
Yaoundé, sont dans une proportion relativement large, les jeunes. La
classe d'âge la plus nombreuse est celle qui se situe entre vingt et un
et vingt-neuf ans, avec un effectif de cinquante-cinq personnes. Elle est
immédiatement suivie par la classe d'âge qui va de trente à
trente-neuf ans, qui compte trente-huit individus. Ceux-ci semblent donc
être plus actifs dans le changement parce qu'ils sont plus nombreux. Dans
cette configuration, les principaux agents qui résistent au changement
semblent être les femmes et dans une certaine mesure l'entourage familial
du joueur qui est souvent hostile à ces jeux.
En fin, en posant la question de savoir s'il est possible de
voir le cours futur des jeux d'argent à Yaoundé ? Nous pensons
qu'il serait très osé d'essayer de prévoir l'avenir des
pratiques de jeux d'argent sur la société urbaine à
Yaoundé, à travers une étude aussi embryonnaire. Seules
les perspectives données par cette étude permettent de constater
que 21.53 % des joueurs interrogés sur la question de savoir s'ils
mettraient fin à leurs pratiques
116
ludiques, avouent qu'ils n'arrivent pas à s'en passer.
Tandis que 46.15 % d'entre eux n'y ont jamais pensé. À
ceux-là, viennent s'ajouter les 32.30 % de joueurs qui sont
restés sans réponse (voir tableau 6). Plus que jamais à
Yaoundé, la tendance penche vers une société de
consommation des jeux d'argent et un accroissement significatif de mauvaises
moeurs telles que : crises familiales, paraisse, délinquance,
paupérisation ou encore des tentatives de suicide.
Les résultats de cette étude mettent donc en
relief le caractère négatif de la pratique obsessionnelle des
jeux d'argent dans la société, afin d'amener ceux qui s'y livrent
à comprendre que loin de les enrichir, ces jeux les appauvrissent
plutôt. Pour que cela soit possible, les populations doivent être
suffisamment sensibilisées. C'est cette mission que ce travail s'est
proposé de faire non seulement pour les joueurs eux-mêmes, mais
aussi pour ceux qui sont susceptibles de le devenir. Par ailleurs, le drame est
ce que cette étude peut causer dans la conscience collective à
Yaoundé. En effet, au moment où plusieurs individus croient avoir
trouvé un nouvel itinéraire d'accumulation, une voie aisée
de promotion financière, cette recherche tente de dévoiler leurs
intentions, ou tout au moins leur capacité à construire
l'environnement socioculturel de leur génération. Mais loin de
vouer ces adeptes du PMUC, du pari foot, du poker, du black jack ou de la Carte
au découragement, il nous était simplement impossible de rester
muet face à un phénomène qui fait l'actualité dans
la capitale camerounaise.
Le fait que le changement social en lui-même soit un
concept de nature complexe, cette recherche a permis de saisir dans le
même temps, des processus sociaux intéressants. Pour ainsi dire,
trois spécialisations de la Sociologie à savoir : la Sociologie
Urbaine, la Sociologie du ludique et la Sociologie du quotidien émergent
de la présente étude. Elle devient de ce fait, une invitation
permanente à la recherche en termes de rapports aux pratiques ludiques
des populations urbaines. Car, malgré l'ampleur que prennent les jeux
d'argent au sein de notre société et les travaux de certains
chercheurs dans ce domaine, cette recherche est la première à
s'intéresser aux mutations sociales qui émergent de la pratique
des jeux d'argent au sein de la société urbaine à
Yaoundé. Considérant par la même occasion qu'elle contribue
à l'ouverture d'un nouveau champ de recherche dans la littérature
académique, nous souhaitons ainsi présenter des avenues de
recherches futures qui pourraient être empruntées par d'autres
chercheurs dans le domaine du ludique.
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