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Jeux d'argent et changement social a Yaounde

( Télécharger le fichier original )
par Badel ESSALA
Université de Yaoundé I - Master en sociologie 2018
  

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CHAPITRE III

AMPLIFICATION DES PRATIQUES DE JEUX D'ARGENT ET
CHANGEMENT SOCIAL

I. LES TRANSFORMATIONS SOCIALES ENGENDRÉES PAR LA PRATIQUE DES JEUX D'ARGENT SUR LA SOCIÉTÉ URBAINE À YAOUNDÉ

Dans son ouvrage intitulé : La Culture du nouveau capitalisme, R. SENNETT (2006 :28), parle de la fragmentation des institutions en s'appuyant sur « la thèse de la nouvelle page », où il constate que la société a évoluée à partir de la perte d'autorité des institutions étatiques au profit des entreprises. Des changements ont alors été notoires sur deux points principaux à savoir : le travail et la consommation. Il est par conséquent intéressant d'observer dans le cadre de cette étude, que la prolifération des jeux d'argent à Yaoundé semble accompagner le changement de perception et de valorisation du travail ; dans un contexte où perdus dans une pensée à court terme, les individus sont aveuglés dès qu'il s'agit de se projeter dans l'avenir, pour y voir les défis qui devront être relevés. Ici, l'angoisse du futur problème cède la place à la panique et la vie au jour le jour, sans penser au lendemain permet de s'éloigner tant bien que mal des préoccupations quotidiennes. Les individus ayant trouvé la possibilité de s'en sortir dans le domaine ludique, l'on voit se développer une sorte de nouveaux paradigmes de quête d'argent, c'est à dire des formes prolifiques apparemment « faciles » qui n'impliquent ni contraintes physique ou intellectuelle.

C'est dire que la pratique des jeux d'argent par les populations de Yaoundé dépasse largement le seul cadre du divertissement pour gagner tous les aspects de la vie quotidienne. Elle possède aussi une capacité de nuisance sociale beaucoup moins apparente, mais qui est à prendre avec beaucoup d'intérêts. Dans cette section, il est question d'appréhender la prépondérance de cet « aboutissant » sur les entités sociales comme la famille et sur la société urbaine prise de façon globale. Pour ce faire, il est judicieux de s'appesantir un tant soit peu, sur la classification des jeux de R. CAILLOIS (1969 :122), dans laquelle il définit pour chacune des rubriques, une dérive potentielle qui peut s'exprimer dès lors que le jeu en question perd sa deuxième qualité de « séparé ». Cette caractéristique est importante, tant il est vrai que si la « séparation » entre le jeu et la réalité est rompue, de nombreux vices humains sont ainsi libérées. On a : la superstition pour un jeu basé sur l'aléa et l'aliénation

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pour un jeu basé sur le simulacre. Au centre de toutes ces dérives, se trouve la problématique de la dépendance au jeu dont il convient de faire une analyse.

1. Dépendance aux jeux d'argent et rapports d'exclusion sociale

La dépendance au jeu est un état où malgré une conscience plus ou moins aigue des problèmes liés à cette pratique, l'individu n'est pas capable de contrôler ses ardeurs. La dépendance au jeu touche les personnes différemment. Certains joueurs la développent soudainement tandis qu'elle se manifeste chez d'autres progressivement, à long terme. On la retrouve également dans tous les groupes d'âge, groupes de revenus, groupes d'emplois etc. Plusieurs raisons expliquent pourquoi la dépendance au jeu se manifeste. Par exemple chez certains joueurs, elle survient lorsque ceux-ci tentent de récupérer l'argent qu'ils ont perdu. D'autres par contre, connaissent de nombreux stress dans leur vie quotidienne que seul le jeu permet d'atténuer. Dans de tels cas, le jeu devient un problème plus qu'une simple question d'argent en ce sens qu'il touche tous les aspects de la vie du joueur, nuit à son travail, à ses études ou à d'autres activités, il entraîne des difficultés financières, des problèmes en famille ou avec son entourage. Dès lors, une distinction doit être faite entre une pratique du jeu occasionnelle, une pratique régulière et une pratique excessive qui débouche sur des comportements dépendants.

Figure 4 : Corrélations entre la fréquence aux jeux d'argent et le niveau de dépendance

Source : Badel ESSALA, (enquête de terrain).

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Dans cette figure, on peut observer que 30.76 % de Joueurs sont classés dans la catégorie des joueurs occasionnels. La plupart de ces gens jouent socialement, en moyenne une fois par semaine et de façon discontinue. Ils se procurent de temps en temps un ticket de loterie ou se rendent par moment dans une salle de jeu, pour tenter la chance de décrocher un gain : ce sont des joueurs sociaux pour qui le jeu garde un caractère limité. À priori, ils ne le considèrent pas tellement comme un mécanisme financier. Ensuite, 47.69 % d'enquêtés sont des joueurs « réguliers ». Ce type de personnes jouent constamment, environ trois à quatre fois par semaine et de façon systématique. Le jeu représente pour eux la principale forme de loisir, mais ne passe pas avant la famille et le travail. Par contre, 21.53 % de Joueurs sont des joueurs dépendants. Cette catégorie de joueurs à une fréquence de participation quotidienne à ces jeux qu'ils pratiquent même plusieurs fois par jour, en y consacrant tout leur temps et une bonne partie de leurs avoirs. Ce sont des personnes qui gardent du jeu, le souvenir d'un gain qui stimulerait davantage leur motivation à se refaire, oubliant qu'une fois dans la spirale du jeu, l'obsession du gain se transforme en besoin de récupérer les pertes engendrées par un jeu régulier.

Pour mieux comprendre l'obsession des joueurs pour ce type de jeux, il est intéressant d'observer le tableau qui va suivre, où les enquêtés se prononcent sur leur addiction aux jeux d'argent.

Tableau 6 : Répartition des joueurs selon la justification de leur addiction aux jeux d'argent et aux difficultés d'arrêter de jouer

Variables

Effectifs

Proportions (%)

J'ai essayé en vain

28

21.53

Je n'y ai jamais pensé

60

46.15

Aucune réponse

42

32.30

Total

130

99.98

Source : Badel ESSALA, (enquête de terrain).

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La tendance qui se dégage de ce tableau est que, la même proportion de joueurs dépendants ; 21.53 % telle que vu dans la figure précédente est celle des joueurs qui, malgré de multiples efforts consentis pour arrêter de jouer, n'ont pas pu se passer du jeu à long terme. Certains parmi eux affirment qu'ils ont quelquefois rompu avec le jeu des mois durant, mais par la suite, ont renoué avec ces pratiques parce que disent-ils, n'arrivaient plus à surmonter les pressions internes et certaines difficultés financières. Ils sont conscients des problèmes qu'apporte le jeu dans leur vie, ils veulent s'en passer mais c'est sans succès. Aussi, 46.15 % de joueurs n'envisagent pas encore de mettre fin à leurs jeux parce qu'ils n'ont du jeu qu'une idée positive, celle de pouvoir les enrichir. Et comme ils sont motivés par des gains réguliers, cette catégorie de joueurs a peu conscience des conséquences négatives de cette pratique sur leur vie familiale et sociale.

Parmi les enquêtés, 32.30 % n'ont pas répondu à cette question. Ce non-dit trahit en quelque sorte, leur incapacité de se passer du jeu parce qu'ils essayent déjà de récupérer l'argent perdu. Ils sont dans une phase initiale de la dépendance dont-t-ils en ont conscience, raison pour laquelle ils refusent d'assumer publiquement leur statut de joueur dépendant ; d'autant plus qu'on n'avoue pas facilement ce genre de comportement. Inévitablement, le jeu engendre des conséquences néfastes dans plusieurs aspects de leur vie. Parmi ces conséquences, on voit émerger :

1.1. La détérioration du cadre de vie familial du joueur et ses corolaires

Si la famille est considérée comme l'élément clé de la structure de base de toute unité sociale, c'est d'abord parce qu'elle constitue une force de stabilité pour l'individu sur le plan social. C'est à travers elle qu'il reçoit ses premières sanctions (positives ou négatives). Raison pour laquelle en matière de pratique de jeux d'argent, elle sera amenée à exercer une sorte de contrôle social sur le joueur, afin que le jeu ne soit pour lui qu'un loisir. Le joueur doit donc se livrer comme l'a prescrit J. DUMAZEDIER (1962), à ces jeux après s'être dégagé de ses obligations familiales, professionnelles et sociales. Ce qui semble pourtant ne pas être toujours le cas dans une ville comme Yaoundé, où les jeux d'argent apparaissent pour beaucoup, comme un moyen par lequel certains individus veulent s'acquitter de leurs obligations familiales et professionnelles. C'est pourquoi G. FOSTER cité pat R. BRENNER et G. BRENNER (idem, p. 69), disait que :

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L'homme qui s'en va sans déjeuner et prive ses enfants de souliers pour pouvoir acheter chaque semaine son billet de loterie n'est pas un bon à rien ; il est le Horatio Alger de son temps : il fait ce qu'il estime le mieux pour améliorer sa situation (...) le sort s'acharne contre lui, mais c'est le seul moyen qu'il connaisse pour réussir.

Cette observation révèle en réalité le comportement de plusieurs chefs de ménages adeptes des jeux d'argent dans la ville de Yaoundé, dont la pratique du jeu peut « déraper » de manière à ce qu'ils subissent plus leur comportement qu'ils ne le contrôle. À ce moment, le jeu prend la dimension d'un phénomène qui s'inspire plus largement de références exogènes et souvent dépourvues de tout contexte social. Il bouleverse un cadre de vie qui s'était préalablement constitué et se manifeste par un relâchement des liens familiaux et plus largement des liens sociaux avec parfois une difficulté pour le joueur de réaliser les transformations sociales qui s'opèrent dans son entourage. Une informatrice, N. EMEYENE, agent commerciale à l'entreprise « Roisbet » et fille d'un père joueur d'argent, ayant subi les affres du jeu, les exprimaient en ces termes :

Quand papa a été licencié de la SOTUC dans les années 92-93, nous sommes rentrés vivre au village, à « Zamengoué » parce qu'il n'y avait plus d'argent pour supporter la vie à Yaoundé. Arrivés là-bas, au lieu qu'il se batte dans l'agriculture comme le faisaient ses frères, il préférait plutôt passer toutes ses journées au carrefour à jouer au PMUC, au Damier, au Songo etc., et à boire le vin en compagnie de ses amis (...) Mais de retour à la maison en soirée, il exigeait quelque chose à manger. Maman était donc obligée de s'endetter, de faire les champs, le commerce, pour s'occuper de nous !

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Des cas similaires se comptent par centaine dans la ville de Yaoundé, ce qui reste pourtant sans incidence sur le nombre d'adeptes de ces jeux, qui ne cesse de croître chaque jour. C'est ainsi que pour les femmes de joueurs, le tribut à payer est souvent très lourd : elles se retrouvent à vivre dans un stress permanant, dans l'obligation de travailler pour payer les dettes du mari, de mentir aux enfants etc. La pratique du jeu conduit donc à la réduction du champ relationnel du joueur. Ses liens familiaux s'amenuisent, fragilisant l'autorité parentale et les modes de protection sociale. Parce qu'en réalité, les hommes qui passent des journées entières dans les lieux de jeux, ne peuvent veiller sur l'éducation de leurs enfants, encore moins de leur apporter l'affection paternelle. Quand ils ressortent dépossédés après avoir joué, ils deviennent incapables d'assumer leurs responsabilités basiques comme le paiement du loyer, l'alimentation, la scolarisation, les soins médicaux etc. Le témoignage d'un autre enquêté ; G. TCHAMI, âgé de 41 ans et transporteur à moto au quartier Mvog-Ada, trahit le niveau de frustrations occasionnées par le jeu dans sa vie conjugale en ces termes :

Quand ma femme vivait avec moi, je ne voyais pas vraiment son importance (...) je passais la plus grande partie de mon temps dans les salles de jeux, ce qu'elle ne supportait pas. J'ai tout fait pour changer mais vous savez ? on ne fuit pas la machine (poker) ! C'est l'une des raisons pour lesquelles elle a décidé de partir, d'autant plus que ces jeux me ruinaient énormément.

C'est dire que certains joueurs, même s'ils sont conscients des dégâts que peuvent engendrer la pratique des jeux d'argent dans leur vie, n'abdiquent pour autant pas. Les déclarations de l'enquêtée V. NDJOCK, soeur cadette d'un joueur invétéré en disent davantage :

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Mon grand frère est un accroc de tout ce qui s'appelle jeu d'argent. Depuis des années, il joue au poker, à la Carte, au PMUC, au pari foot etc. Quand il a besoin d'argent pour assouvir ses pulsions de jeu, il est prêt à hypothéquer ou à vendre n'importe quoi chez lui ! Et non seulement il déménage chaque année pour des arriérés de loyer, mais il fait constamment la cellule en raison du fait qu'il violente souvent des gens après avoir perdu au jeu.

Les jeux d'argent sont parfois cruels et peuvent devenir le théâtre de véritables drames. Les exemples mettant en scène des comportements déviants de joueurs qui jouent leur destin, éventuellement jusqu'au point de se suicider sont nombreux. C'est ainsi que dans ces penchants cupides et avides des femmes joueuses, c'est l'argent de la ration parfois mensuelle que l'on perd parce qu'elles espèrent gagner le double, voir le triple de leurs avoirs lorsqu'elles sont piquées par le virus du jeu. L'informateur A. MBEDE, « katika » dans une salle de jeu d'un bar à Mvog-Ada, nous édifiait sur le cas d'une gardienne de prison à la retraite. Celle-ci, régulièrement après avoir perçu sa pension, arrive dans la salle où elle joue et perd parfois la totalité de son argent au poker. Ayant réalisé des emprunts auprès de sa banque et au sein d'une association paroissiale dont elle est membre, elle se retrouve aujourd'hui excommuniée à l'église. Et tout le temps, elle fait pression sur ses enfants pour obtenir de quoi se nourrir et payer ses dettes.

Du même informateur, on apprend un autre cas, celui de V. KOUÉ, un garçon trentenaire, « débrouillard » au quartier Odza. Commissionné par sa voisine pour lui acheter deux bouteilles de gaz, il fait escale dans une salle de jeu où il perd la totalité de l'argent, (quinze mille francs) dans une machine à sous. Le « katika » de la salle se propose de lui restituer en échange des bouteilles de gaz, la somme investie au jeu pour tenter de nouveau sa chance. Après avoir tout perdu, il éteint son téléphone et fugue vers le quartier Nkomo chez sa tante, où il passera deux semaines loin de son domicile, le temps pour lui de trouver l'argent nécessaire pour réparer le préjudice.

Un autre homme du même âge, manutentionnaire dans un dépotoir de bois et habitant le quartier Ékié à Yaoundé, se voit confier une importante somme d'argent par son beau-frère, alors propriétaire du dépôt. Celui-ci avait pour mission de se rendre à Ayos, une ville située à cent quarante kilomètres de Yaoundé, pour acheter des chevrons devant réapprovisionner le

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dépôt. Malheureusement, cet argent finira dans les machines à sous. Simulant une agression dans un premier temps à son beau-frère, ce dernier tombé en faillite, restera intransigeant et l'enverra finalement en prison.

Un autre exemple met en scène la famille Zoa au quartier Effoulan en 2013. À l'occasion de l'organisation des obsèques de leur mère décédée un mois auparavant, une somme d'un million deux cent mille franc fut confiée à Eric, son fils aîné. Ce dernier avait la charge d'acheter le cercueil et les vêtements de la défunte, de payer les frais de morgue ainsi que le corbillard devant transporter la dépouille de sa mère jusqu'au village « Ngoazip », dans la région du Sud. Malheureusement, sa condition de joueur a fini par remporter sur les funérailles : cet argent sera entièrement dilapidé dans un casino, deux jours avant la date prévue pour la levée de corps. N'ayant rien dit à personne, Eric s'est enfuit et sa famille est sans nouvelle de lui jusqu'à ce jour.

De cette manière, considérer les jeux d'argent et les milieux où ils se pratiquent dans leur seul aspect ludique, permet à dessein d'oublier les effets néfastes que leur obsession impute au cadre de vie familial du joueur. Cette obsession qui sévit particulièrement dans les couches populaires, les prive le plus souvent des ressources financières généralement insuffisantes, voire capture une partie de leur épargne. C'est ainsi que les mises de quelques dizaines à de centaines de milliers de francs CFA au PMUC, au Pari foot ou dans les machines à sous représentent déjà des sommes importantes pour de nombreux joueurs issus des couches modestes de la population. Ces économies systématiquement englouties au jeu entraînent inévitablement des privations, des humiliations, des dépossessions financières et les conduisent à l'incapacité de subvenir à leurs besoins.

La pratique des jeux d'argent apparaît donc comme une addiction à la source de plusieurs dérèglements, voire des drames sociaux d'un nouveau type tels que : déstabilisation de l'individu, délits pour se procurer de l'argent nécessaire pour jouer, endettements, ruptures des liens familiaux, paupérisation etc.

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"Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d'autre"   Paul Eluard