CHAPITRE III
AMPLIFICATION DES PRATIQUES DE JEUX D'ARGENT
ET CHANGEMENT SOCIAL
I. LES TRANSFORMATIONS SOCIALES ENGENDRÉES PAR
LA PRATIQUE DES JEUX D'ARGENT SUR LA SOCIÉTÉ URBAINE À
YAOUNDÉ
Dans son ouvrage intitulé : La Culture du nouveau
capitalisme, R. SENNETT (2006 :28), parle de la fragmentation des
institutions en s'appuyant sur « la thèse de la nouvelle page
», où il constate que la société a
évoluée à partir de la perte d'autorité des
institutions étatiques au profit des entreprises. Des changements ont
alors été notoires sur deux points principaux à savoir :
le travail et la consommation. Il est par conséquent intéressant
d'observer dans le cadre de cette étude, que la prolifération des
jeux d'argent à Yaoundé semble accompagner le changement de
perception et de valorisation du travail ; dans un contexte où perdus
dans une pensée à court terme, les individus sont aveuglés
dès qu'il s'agit de se projeter dans l'avenir, pour y voir les
défis qui devront être relevés. Ici, l'angoisse du futur
problème cède la place à la panique et la vie au jour le
jour, sans penser au lendemain permet de s'éloigner tant bien que mal
des préoccupations quotidiennes. Les individus ayant trouvé la
possibilité de s'en sortir dans le domaine ludique, l'on voit se
développer une sorte de nouveaux paradigmes de quête d'argent,
c'est à dire des formes prolifiques apparemment « faciles »
qui n'impliquent ni contraintes physique ou intellectuelle.
C'est dire que la pratique des jeux d'argent par les
populations de Yaoundé dépasse largement le seul cadre du
divertissement pour gagner tous les aspects de la vie quotidienne. Elle
possède aussi une capacité de nuisance sociale beaucoup moins
apparente, mais qui est à prendre avec beaucoup d'intérêts.
Dans cette section, il est question d'appréhender la
prépondérance de cet « aboutissant » sur les
entités sociales comme la famille et sur la société
urbaine prise de façon globale. Pour ce faire, il est judicieux de
s'appesantir un tant soit peu, sur la classification des jeux de R. CAILLOIS
(1969 :122), dans laquelle il définit pour chacune des rubriques, une
dérive potentielle qui peut s'exprimer dès lors que le jeu en
question perd sa deuxième qualité de « séparé
». Cette caractéristique est importante, tant il est vrai que si la
« séparation » entre le jeu et la réalité est
rompue, de nombreux vices humains sont ainsi libérées. On a : la
superstition pour un jeu basé sur l'aléa et
l'aliénation
90
pour un jeu basé sur le simulacre. Au centre de toutes
ces dérives, se trouve la problématique de la dépendance
au jeu dont il convient de faire une analyse.
1. Dépendance aux jeux d'argent et rapports
d'exclusion sociale
La dépendance au jeu est un état où
malgré une conscience plus ou moins aigue des problèmes
liés à cette pratique, l'individu n'est pas capable de
contrôler ses ardeurs. La dépendance au jeu touche les personnes
différemment. Certains joueurs la développent soudainement tandis
qu'elle se manifeste chez d'autres progressivement, à long terme. On la
retrouve également dans tous les groupes d'âge, groupes de
revenus, groupes d'emplois etc. Plusieurs raisons expliquent pourquoi la
dépendance au jeu se manifeste. Par exemple chez certains joueurs, elle
survient lorsque ceux-ci tentent de récupérer l'argent qu'ils ont
perdu. D'autres par contre, connaissent de nombreux stress dans leur vie
quotidienne que seul le jeu permet d'atténuer. Dans de tels cas, le jeu
devient un problème plus qu'une simple question d'argent en ce sens
qu'il touche tous les aspects de la vie du joueur, nuit à son travail,
à ses études ou à d'autres activités, il
entraîne des difficultés financières, des problèmes
en famille ou avec son entourage. Dès lors, une distinction doit
être faite entre une pratique du jeu occasionnelle, une pratique
régulière et une pratique excessive qui débouche sur des
comportements dépendants.
Figure 4 : Corrélations entre la
fréquence aux jeux d'argent et le niveau de dépendance
Source : Badel ESSALA, (enquête de terrain).
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Dans cette figure, on peut observer que 30.76 % de Joueurs
sont classés dans la catégorie des joueurs occasionnels. La
plupart de ces gens jouent socialement, en moyenne une fois par semaine et de
façon discontinue. Ils se procurent de temps en temps un ticket de
loterie ou se rendent par moment dans une salle de jeu, pour tenter la chance
de décrocher un gain : ce sont des joueurs sociaux pour qui le jeu garde
un caractère limité. À priori, ils ne le
considèrent pas tellement comme un mécanisme financier. Ensuite,
47.69 % d'enquêtés sont des joueurs « réguliers
». Ce type de personnes jouent constamment, environ trois à quatre
fois par semaine et de façon systématique. Le jeu
représente pour eux la principale forme de loisir, mais ne passe pas
avant la famille et le travail. Par contre, 21.53 % de Joueurs sont des joueurs
dépendants. Cette catégorie de joueurs à une
fréquence de participation quotidienne à ces jeux qu'ils
pratiquent même plusieurs fois par jour, en y consacrant tout leur temps
et une bonne partie de leurs avoirs. Ce sont des personnes qui gardent du jeu,
le souvenir d'un gain qui stimulerait davantage leur motivation à se
refaire, oubliant qu'une fois dans la spirale du jeu, l'obsession du gain se
transforme en besoin de récupérer les pertes engendrées
par un jeu régulier.
Pour mieux comprendre l'obsession des joueurs pour ce type de
jeux, il est intéressant d'observer le tableau qui va suivre, où
les enquêtés se prononcent sur leur addiction aux jeux
d'argent.
Tableau 6 : Répartition des joueurs
selon la justification de leur addiction aux jeux d'argent et aux
difficultés d'arrêter de jouer
Variables
|
Effectifs
|
Proportions (%)
|
J'ai essayé en vain
|
28
|
21.53
|
Je n'y ai jamais pensé
|
60
|
46.15
|
Aucune réponse
|
42
|
32.30
|
Total
|
130
|
99.98
|
Source : Badel ESSALA, (enquête de terrain).
92
La tendance qui se dégage de ce tableau est que, la
même proportion de joueurs dépendants ; 21.53 % telle que vu dans
la figure précédente est celle des joueurs qui, malgré de
multiples efforts consentis pour arrêter de jouer, n'ont pas pu se passer
du jeu à long terme. Certains parmi eux affirment qu'ils ont quelquefois
rompu avec le jeu des mois durant, mais par la suite, ont renoué avec
ces pratiques parce que disent-ils, n'arrivaient plus à surmonter les
pressions internes et certaines difficultés financières. Ils sont
conscients des problèmes qu'apporte le jeu dans leur vie, ils veulent
s'en passer mais c'est sans succès. Aussi, 46.15 % de joueurs
n'envisagent pas encore de mettre fin à leurs jeux parce qu'ils n'ont du
jeu qu'une idée positive, celle de pouvoir les enrichir. Et comme ils
sont motivés par des gains réguliers, cette catégorie de
joueurs a peu conscience des conséquences négatives de cette
pratique sur leur vie familiale et sociale.
Parmi les enquêtés, 32.30 % n'ont pas
répondu à cette question. Ce non-dit trahit en quelque sorte,
leur incapacité de se passer du jeu parce qu'ils essayent
déjà de récupérer l'argent perdu. Ils sont dans une
phase initiale de la dépendance dont-t-ils en ont conscience, raison
pour laquelle ils refusent d'assumer publiquement leur statut de joueur
dépendant ; d'autant plus qu'on n'avoue pas facilement ce genre de
comportement. Inévitablement, le jeu engendre des conséquences
néfastes dans plusieurs aspects de leur vie. Parmi ces
conséquences, on voit émerger :
1.1. La détérioration du cadre de vie
familial du joueur et ses corolaires
Si la famille est considérée comme
l'élément clé de la structure de base de toute
unité sociale, c'est d'abord parce qu'elle constitue une force de
stabilité pour l'individu sur le plan social. C'est à travers
elle qu'il reçoit ses premières sanctions (positives ou
négatives). Raison pour laquelle en matière de pratique de jeux
d'argent, elle sera amenée à exercer une sorte de contrôle
social sur le joueur, afin que le jeu ne soit pour lui qu'un loisir. Le joueur
doit donc se livrer comme l'a prescrit J. DUMAZEDIER (1962), à ces jeux
après s'être dégagé de ses obligations familiales,
professionnelles et sociales. Ce qui semble pourtant ne pas être toujours
le cas dans une ville comme Yaoundé, où les jeux d'argent
apparaissent pour beaucoup, comme un moyen par lequel certains individus
veulent s'acquitter de leurs obligations familiales et professionnelles. C'est
pourquoi G. FOSTER cité pat R. BRENNER et G. BRENNER (idem, p. 69),
disait que :
93
L'homme qui s'en va sans déjeuner et prive ses
enfants de souliers pour pouvoir acheter chaque semaine son billet de loterie
n'est pas un bon à rien ; il est le Horatio Alger de son temps : il fait
ce qu'il estime le mieux pour améliorer sa situation (...) le sort
s'acharne contre lui, mais c'est le seul moyen qu'il connaisse pour
réussir.
Cette observation révèle en
réalité le comportement de plusieurs chefs de ménages
adeptes des jeux d'argent dans la ville de Yaoundé, dont la pratique du
jeu peut « déraper » de manière à ce qu'ils
subissent plus leur comportement qu'ils ne le contrôle. À ce
moment, le jeu prend la dimension d'un phénomène qui s'inspire
plus largement de références exogènes et souvent
dépourvues de tout contexte social. Il bouleverse un cadre de vie qui
s'était préalablement constitué et se manifeste par un
relâchement des liens familiaux et plus largement des liens sociaux avec
parfois une difficulté pour le joueur de réaliser les
transformations sociales qui s'opèrent dans son entourage. Une
informatrice, N. EMEYENE, agent commerciale à l'entreprise «
Roisbet » et fille d'un père joueur d'argent, ayant subi les affres
du jeu, les exprimaient en ces termes :
Quand papa a été licencié de la SOTUC
dans les années 92-93, nous sommes rentrés vivre au village,
à « Zamengoué » parce qu'il n'y avait plus d'argent
pour supporter la vie à Yaoundé. Arrivés là-bas, au
lieu qu'il se batte dans l'agriculture comme le faisaient ses frères, il
préférait plutôt passer toutes ses journées au
carrefour à jouer au PMUC, au Damier, au Songo etc., et à boire
le vin en compagnie de ses amis (...) Mais de retour à la maison en
soirée, il exigeait quelque chose à manger. Maman était
donc obligée de s'endetter, de faire les champs, le commerce, pour
s'occuper de nous !
94
Des cas similaires se comptent par centaine dans la ville de
Yaoundé, ce qui reste pourtant sans incidence sur le nombre d'adeptes de
ces jeux, qui ne cesse de croître chaque jour. C'est ainsi que pour les
femmes de joueurs, le tribut à payer est souvent très lourd :
elles se retrouvent à vivre dans un stress permanant, dans l'obligation
de travailler pour payer les dettes du mari, de mentir aux enfants etc. La
pratique du jeu conduit donc à la réduction du champ relationnel
du joueur. Ses liens familiaux s'amenuisent, fragilisant l'autorité
parentale et les modes de protection sociale. Parce qu'en
réalité, les hommes qui passent des journées
entières dans les lieux de jeux, ne peuvent veiller sur
l'éducation de leurs enfants, encore moins de leur apporter l'affection
paternelle. Quand ils ressortent dépossédés après
avoir joué, ils deviennent incapables d'assumer leurs
responsabilités basiques comme le paiement du loyer, l'alimentation, la
scolarisation, les soins médicaux etc. Le témoignage d'un autre
enquêté ; G. TCHAMI, âgé de 41 ans et transporteur
à moto au quartier Mvog-Ada, trahit le niveau de frustrations
occasionnées par le jeu dans sa vie conjugale en ces termes :
Quand ma femme vivait avec moi, je ne voyais pas vraiment
son importance (...) je passais la plus grande partie de mon temps dans les
salles de jeux, ce qu'elle ne supportait pas. J'ai tout fait pour changer mais
vous savez ? on ne fuit pas la machine (poker) ! C'est l'une des raisons pour
lesquelles elle a décidé de partir, d'autant plus que ces jeux me
ruinaient énormément.
C'est dire que certains joueurs, même s'ils sont
conscients des dégâts que peuvent engendrer la pratique des jeux
d'argent dans leur vie, n'abdiquent pour autant pas. Les déclarations de
l'enquêtée V. NDJOCK, soeur cadette d'un joueur
invétéré en disent davantage :
95
Mon grand frère est un accroc de tout ce qui
s'appelle jeu d'argent. Depuis des années, il joue au poker, à la
Carte, au PMUC, au pari foot etc. Quand il a besoin d'argent pour assouvir ses
pulsions de jeu, il est prêt à hypothéquer ou à
vendre n'importe quoi chez lui ! Et non seulement il déménage
chaque année pour des arriérés de loyer, mais il fait
constamment la cellule en raison du fait qu'il violente souvent des gens
après avoir perdu au jeu.
Les jeux d'argent sont parfois cruels et peuvent devenir le
théâtre de véritables drames. Les exemples mettant en
scène des comportements déviants de joueurs qui jouent leur
destin, éventuellement jusqu'au point de se suicider sont nombreux.
C'est ainsi que dans ces penchants cupides et avides des femmes joueuses, c'est
l'argent de la ration parfois mensuelle que l'on perd parce qu'elles
espèrent gagner le double, voir le triple de leurs avoirs lorsqu'elles
sont piquées par le virus du jeu. L'informateur A. MBEDE, « katika
» dans une salle de jeu d'un bar à Mvog-Ada, nous édifiait
sur le cas d'une gardienne de prison à la retraite. Celle-ci,
régulièrement après avoir perçu sa pension, arrive
dans la salle où elle joue et perd parfois la totalité de son
argent au poker. Ayant réalisé des emprunts auprès de sa
banque et au sein d'une association paroissiale dont elle est membre, elle se
retrouve aujourd'hui excommuniée à l'église. Et tout le
temps, elle fait pression sur ses enfants pour obtenir de quoi se nourrir et
payer ses dettes.
Du même informateur, on apprend un autre cas, celui de
V. KOUÉ, un garçon trentenaire, « débrouillard »
au quartier Odza. Commissionné par sa voisine pour lui acheter deux
bouteilles de gaz, il fait escale dans une salle de jeu où il perd la
totalité de l'argent, (quinze mille francs) dans une machine à
sous. Le « katika » de la salle se propose de lui restituer en
échange des bouteilles de gaz, la somme investie au jeu pour tenter de
nouveau sa chance. Après avoir tout perdu, il éteint son
téléphone et fugue vers le quartier Nkomo chez sa tante,
où il passera deux semaines loin de son domicile, le temps pour lui de
trouver l'argent nécessaire pour réparer le préjudice.
Un autre homme du même âge, manutentionnaire dans
un dépotoir de bois et habitant le quartier Ékié à
Yaoundé, se voit confier une importante somme d'argent par son
beau-frère, alors propriétaire du dépôt. Celui-ci
avait pour mission de se rendre à Ayos, une ville située à
cent quarante kilomètres de Yaoundé, pour acheter des chevrons
devant réapprovisionner le
96
dépôt. Malheureusement, cet argent finira dans
les machines à sous. Simulant une agression dans un premier temps
à son beau-frère, ce dernier tombé en faillite, restera
intransigeant et l'enverra finalement en prison.
Un autre exemple met en scène la famille Zoa au
quartier Effoulan en 2013. À l'occasion de l'organisation des
obsèques de leur mère décédée un mois
auparavant, une somme d'un million deux cent mille franc fut confiée
à Eric, son fils aîné. Ce dernier avait la charge d'acheter
le cercueil et les vêtements de la défunte, de payer les frais de
morgue ainsi que le corbillard devant transporter la dépouille de sa
mère jusqu'au village « Ngoazip », dans la région du
Sud. Malheureusement, sa condition de joueur a fini par remporter sur les
funérailles : cet argent sera entièrement dilapidé dans un
casino, deux jours avant la date prévue pour la levée de corps.
N'ayant rien dit à personne, Eric s'est enfuit et sa famille est sans
nouvelle de lui jusqu'à ce jour.
De cette manière, considérer les jeux d'argent
et les milieux où ils se pratiquent dans leur seul aspect ludique,
permet à dessein d'oublier les effets néfastes que leur obsession
impute au cadre de vie familial du joueur. Cette obsession qui sévit
particulièrement dans les couches populaires, les prive le plus souvent
des ressources financières généralement insuffisantes,
voire capture une partie de leur épargne. C'est ainsi que les mises de
quelques dizaines à de centaines de milliers de francs CFA au PMUC, au
Pari foot ou dans les machines à sous représentent
déjà des sommes importantes pour de nombreux joueurs issus des
couches modestes de la population. Ces économies systématiquement
englouties au jeu entraînent inévitablement des privations, des
humiliations, des dépossessions financières et les conduisent
à l'incapacité de subvenir à leurs besoins.
La pratique des jeux d'argent apparaît donc comme une
addiction à la source de plusieurs dérèglements, voire des
drames sociaux d'un nouveau type tels que : déstabilisation de
l'individu, délits pour se procurer de l'argent nécessaire pour
jouer, endettements, ruptures des liens familiaux, paupérisation etc.
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