2. Les promoteurs de structures de jeux et la
stratégie de l'action sociale
Dans un jeu qui mobilise plus d'un participant, il y a
forcément un ou plusieurs gagnants et des perdants. Pour ce qui est des
jeux d'argent promus par les structures normatives, l'organisateur du jeu peut
être considéré comme un participant à part
entière ; le joueur joue contre lui : c'est le principe du jeu
commercial opposé au jeu social. Voués à produire des
bénéfices à l'entreprise, les jeux d'argent sont
élaborés de façon qu'à long terme, les pertes des
joueurs surpassent leurs gains. Ce qui revient à dire de façon
rationnelle que les joueurs devraient être amenés à
éviter ce type de jeux, puisqu'en moyenne, ils perdront de l'argent R.
LADOUCEUR et al (2000).
D'un regard avisé, les sociétés de jeux
d'argent au Cameroun sont peu perçues comme des entreprises soumises aux
mêmes règles de gestion que les entreprises ordinaires pour
être performantes. Au contraire, on les appréhende comme des
entreprises mécènes et non assujetties à des principes
orthodoxes de gestion dont le but premier est la recherche des
bénéfices et des performances toujours plus croissantes. Cette
logique capitaliste tient compte de la nécessité d'introduire
l'action sociale, une « politique d'entraide » ou d'assistance par
les sociétés de jeux dans leurs activités. L'action
sociale en relation avec les entreprises de jeux d'argent a trait à une
politique de solidarité menée à l'externe. Elle est
à distinguer des actions sociales collectives menées dans le
cadre d'un mouvement social, de celles mises en oeuvre par certaines personnes
ou organisations dont ce n'est pas le rôle premier. Cette
stratégie d'action sociale qui se décline en la redistribution de
gains fortement médiatisés, en du sponsoring
d'évènements, des parrainages, des dons et oeuvres sociales n'est
pas souvent désintéressée ; elle vise à accroitre
la performance et l'image de marque des sociétés de jeux.
À titre illustratif, « Cameroon Tribune »
dans sa parution no 11009/7208-41e année du 11
janvier 2016, dans les pages 24 et 25, consacre un publireportage
intitulé « la carte citoyenne du PMUC en 2015 ». Le journal
évoque entre autres, le sponsoring du grand prix
7 Cf. Schéma directeur des services centraux du
MINATD, cadre de référence statistique (2013-2017), p.10.
56
cycliste Chantal Biya, la remise d'une somme de quarante-cinq
millions de francs au MINATD, en guise de l'effort de guerre le 22 Mai à
Yaoundé. Le 14 juillet de la même année, l'entreprise a
offert des denrées alimentaires à hauteur d'un million cinq cent
mille francs à l'Institut camerounais de l'enfance à Maroua.
À partir de cette présentation, on peut se demander quel est le
rôle des entreprises de jeux d'argent dans la lutte contre la
pauvreté. L'entreprise cherchant en permanence la rentabilité et
le profit, peut-elle développer des actions économiques sans
réel gain de rentabilité ?
Il s'agit en effet, d'appuyer les bonnes causes pour
influencer les décisions d'achat. Autrement dit, d'asseoir un rôle
social pour s'attirer la sympathie de la population, entretenir la
clientèle et d'attirer de nouveaux clients afin de mieux vendre ses
produits. Bref, de mener une communication sociale qui permet de rassurer les
clients, les pouvoirs publics, les partenaires, le personnel et d'avoir un
retour sur investissement. Cette vitrine du jeu renvoyant une image positive
à l'opinion publique est d'autant plus nécessaire que le PMUC est
au coeur du juteux marché des jeux d'argent quand même il fait
l'objet de multiples dénonciations, notamment de l'adaptation du
régime fiscal, de l'opacité des règles juridiques
réglementant ces jeux à l'ambiguïté des relations
avec les représentants du pouvoir. Ainsi, le régime fiscal «
sur-mesure » des industriels du jeu est pour le juriste M. KAMTO,
cité par X DURANG (2003 :392), « des veines ouvertes d'une
économie exsangue qui giclent loin outre-mer ce qui reste de nos CFA
». Une observation qui met en lumière une autre
réalité plus souterraine des enjeux financiers autour des jeux
d'argent promues par les entreprises privées dans notre
société (voir appendice).
3. Les joueurs et la logique d'un « loisir lucratif
»
La pratique des jeux d'argent par les acteurs sociaux de la
ville de Yaoundé serait sous-tendue par le fait que ces jeux
véhiculent un sentiment de passion pour les PMU, et que par ailleurs,
ils représentent un espoir de gagner de l'argent. Y. CHANTAL et al.
(1994), sont les premiers chercheurs à avoir élaboré
une structure théorique pour représenter l'ensemble des
motivations qui poussent les êtres humains à s'adonner à un
jeu d'argent. De leurs analyses, il ressort que les émotions fortes,
l'argent, les rencontres sociales et la fuite devant des conditions de vie
difficiles figurent parmi les mobiles les plus fréquemment
évoqués. Ainsi que l'affirme S.P. AWONDO (2006 :66),
57
Les paris sur les courses de chevaux tout comme le Loto
constitue un semi loisir porteur de sens, dans la mesure où les acteurs
s'y appliquent avec une charge symbolique considérable, qui se lit dans
la volonté de faire des profits et ainsi sortir de la
précarité.
Cet aspect de la chose peut être vu dans une
répartition des personnes enquêtées, qui pour des
prétextes bien que divers, misent dans les jeux avec en fond de toile la
quête de rentabilité de gain.
Figure 1 : Les différentes perceptions du
jeu selon les enquêtés
Source : Badel ESSALA, (enquête de terrain).
Les données consignées dans cette figure mettent
en évidence les faits suivants : 47.69 % de joueurs avouent participer
à différents jeux pour un intérêt pécuniaire
grandissant. Le jeu représente pour eux un moyen de lutte contre la
pauvreté économique, tel qu'un argent gagné leur permettra
de se sentir reconnu, d'améliorer l'estime d'eux-mêmes ou encore
de s'offrir un luxe. À côté de ceux-ci, 11.53 %
d'enquêtés associent leurs pratiques ludiques à un loisir,
un divertissement sans objectif de gain. Mieux encore, les jeux d'argent
représentent pour eux un passe-temps qui s'exprime et
s'expérimente dans les lieux où ils se pratiquent. En effet, si
certains considèrent le jeu comme un mécanisme financier, il ne
faut pas non plus
58
sous-estimer son caractère culturel, qui se transmet
entre les membres d'une même famille ou d'une société
à travers ces jeux.
En revanche, une proportion de 40.76 % de joueurs attribue
leurs pratiques ludiques à une obsession qu'ils associent dans leur
majorité, aux paris mutuels et sportifs. Cette supposée obsession
en elle-même trahit une certaine hypocrisie des enquêtés qui
se manifeste par une volonté de cacher leurs motivations vénales
à ces jeux. Ce fait est d'autant plus compréhensible, quand on
connait les conséquences malheureuses occasionnées par ces jeux
dans la vie de certains joueurs, du fait d'avoir hypothéqué tout
ou une bonne partie de leurs économies. À cela, vient s'ajouter
leur obstination à se refaire dans un jeu ou les gains sont rares.
C'est dire ici que, l'association entre la fonction ludique du
jeu et sa dimension économique voit émerger la place qu'occupe
l'argent bien au-delà du jeu, mais davantage dans la vie quotidienne. En
réalité, en plus de sa fonction monétaire, il est possible
de lui attribuer une fonction symbolique, car, autant il permet aux individus
de réaliser leurs désirs, que sa possession passe pour un signe
de prestige. L'argent est aussi un facteur de libération du fait qu'en
sa possession, l'homme peut s'acheter ce qu'il souhaite, satisfaire ses besoins
et peut se sentir épanoui au sens d'A. DE LA HOUGUE (2002). Il permet
donc aux individus de mettre en avant un écran constitué de
signes extérieurs de richesses pour entretenir de l'aisance et de la
réussite. Mais une fois investi dans un jeu, l'argent apparaît
comme un « renouveau urbain » même si le concept se
réfère d'abord à la notion d'urbanisme, il ne saurait
cependant ignorer la réinvention de la vie sociale dans les pratiques
ludiques quotidiennes des acteurs sociaux chez qui, il se dégage deux
principales tendances : il y a certains qui jouent pour remporter de modestes
sommes afin d'améliorer un peu leur quotidien, tandis que d'autres
visent plutôt le « gros lot » et aspirent à un statut
social plus élevé.
Dans l'un comme l'autre cas, l'argent anime distinctement
l'échange et le contrat ludique, il est le but du jeu et son pouvoir
mérite d'être pris en considération chez l'acteur pour qui
la participation à une activité ludique devient essentiellement
guidée par des contraintes et récompenses matérielles.
Cette posture capitaliste qui dicte l'affiliation de l'acteur social à
un jeu peut s'entendre ici comme la logique d'un « loisir lucratif »
: c'est-à-dire un comportement, une manière de penser, de sentir
et d'agir qui fait prévaloir le gain à toute adhésion
à une activité ludique. Pour être plus précis, il
est question pour l'acteur
59
social de ne participer à un jeu qu'avec la seule
intention de gagner plus d'argent. Comme pour dire que, la récompense
monétaire est le motif principal pour lequel plusieurs personnes
s'adonnent aux jeux d'argent dans la ville de Yaoundé.
Ainsi, le joueur dont le comportement est motivé dans
un jeu va se sentir en quelque sorte forcé de jouer parce que cela lui
permet de satisfaire à certaines pulsions. Il ne tient pas compte de
l'imprévisibilité dans les résultats inhérents
à ces jeux. Bien au contraire, il surévalue ses «
compétences » à les prédire parce que son
comportement n'a pour tête de file que l'argent. Dans ce sillage, on
observe le cas de certains joueurs qui, pour une mise de deux ou trois cents
francs au pari-foot, imaginent des combinaisons où ils aspirent à
gagner des centaines, voire des millions de francs dans une stratégie
qui consiste à parier sur les « tocards », c'est-à-dire
des concurrents jugés perdants à l'avance par les «
bookmakers », mais ayant des « cotes » plus
élevées. Un dessein qui s'illustre à travers l'influence
des essais mathématiques sur le jeu théorisé par L.
BACHELIER (1993 :38), qui pense qu'à la loterie où sont souvent
présentées de très fortes sommes, mais avec de faibles
probabilités de gains, certains joueurs misent sur «
l'espérance » et la « cupidité ». C'est dans ce
sens que jouer strictement dans le but de faire fortune est une illusion.
Toutefois, si les jeux d'argent offrent effectivement la
possibilité d'obtenir en quelques minutes un montant considérable
qui autrement demanderait du temps et beaucoup d'efforts, il ne faut cependant
pas condamner ces activités uniquement parce qu'elles permettent de
s'enrichir rapidement I. PARADIS et J.P COURTEAU (2003), car le rêve et
le fantasme ne sont pas nécessairement nocifs. Ils donnent surtout la
chance aux individus de quitter la routine et les contraintes habituelles. Mis
à part les joueurs, il se trouve une autre catégorie d'acteurs de
ces jeux, ce sont entre autres les « katikas » et les
intermédiaires.
4. Les « katikas » et leur concours dans les
pratiques de jeux d'argent Habituellement, en se rendant dans les
milieux de jeux clandestins, on s'aperçoit de la présence de
certains individus aux allures de non joueurs postés à ces
endroits à longueur de journée. Bien qu'étant
dissimulés dans la masse, ils sont au coeur du jeu. Les « katikas
» sont des personnes qui jouissent d'abord d'une certaine
notoriété, à défaut d'être craints dans les
secteurs urbains où sont pratiqués certains jeux illégaux
comme la carte et les dés. Ils jouent à la fois plusieurs
rôles : ils sont arbitres du jeu du fait qu'ils détiennent les
mises des différents participants, et sont chargés de
récompenser les gagnants après prélèvement de leur
côte part.
60
Dans le même temps, ce sont de véritables
maquettistes qui quelques fois, font varier le montant des mises après
avoir sonder la capacité financière des joueurs
présents.
Dans les lieux de pratique du « ndjambo » comme les
chantiers, les cases abandonnées ou dans les hangars vulgairement
appelés « tatamis », les « katikas » jouent aussi un
rôle de sentinelle contre les autorités répressives en vue
de favoriser l'évasion des joueurs. En cas de patrouille ou de
présence suspecte, des codes langagiers sont ainsi définis et
assimilés par chacun des joueurs. On peut entendre çà et
là des phrases comme celles-ci : « sauve qui peux ! » ; «
le niais ! » etc., données comme un signal pour
échapper aux forces de maintien de l'ordre.
Pour tout dire, le concept de « katika » est pluriel
et le rôle de cette catégorie d'acteur dans la pratique des jeux
d'argent varie en fonction de la nature de jeu, car, faut-il le rappeler, ce
terme est aussi employé pour désigner tout gérant d'un jeu
d'argent, fut-t-il légalisé, auprès duquel s'effectuent
toutes transactions de participation aux jeux et de récompenses des
gagnants.
5. Les intermédiaires et leur rôle dans
la facilitation des casinos et des PMU
En approchant un casino ou un kiosque à pari mutuel ou
sportif à Yaoundé, il n'est pas rare qu'on se face interpeller
par certains individus postés aux alentours. Ce sont des
intermédiaires du jeu ou « appacheurs », pour emprunter une
expression communément utilisée à Yaoundé,
c'est-à-dire des personnes qui se passent pour des consultants ou
experts, dont le but est d'aider ceux qui ont les moyens financiers
nécessaires de mises à gagner davantage. Ces individus consacrent
beaucoup de temps à la lecture des journaux et catalogues qui livrent
des informations sur l'actualité dans différents jeux ou encore
dans les sites des « bookmakers », à étudier les
probabilités de réussite des évènements. Ils
proposent alors, disent-ils, des combinaisons gagnantes contre
récompense à ceux qui viennent jouer. C'est du moins, ce
qu'attestent les propos de l'enquêté D. ZANGA, un
intermédiaire de paris sportifs appréhendé à
proximité d'un kiosque à Ngoa-Ekelle, quand il affirme que :
61
Je suis un professionnel du pari foot, que je pratique
depuis 2010. À travers mes recherches et mes expériences, j'ai
acquis une parfaite maîtrise du système dans ce jeu. Mon objectif
est d'aider les gens à gagner ou à minimiser leurs pertes. Je
suis par ailleurs, fondateur et administrateur d'un groupe « whatsApp
» dénommé « pronosûres », entendu comme
« Pronostics sûres ». Dans ce groupe, quand je suis
sollicité pour proposer des paris gagnants aux joueurs, le contrat est
qu'il faut me faire un transfert de crédit ou d'argent en fonction du
montant gagné !
Il en est de même pour cet informateur, monsieur S.
OKALA, un sergent-chef de l'armée à la retraite, adepte du PMUC
et constamment présent à la poste centrale, pour qui :
Les gens pensent qu'on gagne au PMUC par hasard, pourtant,
c'est toute une école ! Moi j'ai une bonne lecture de ce jeu et on me
connait ici pour ça. Je me souviens que l'an dernier, j'ai aidé
un monsieur à jouer et il a gagné un tiercé de près
de six cent mille francs. Mais comme les gens sont ingrats, je n'ai eu que
vingt mille francs là-dedans.
Ces propos témoignent à suffisance toute
l'importance attachée à ces pratiques de jeux, aussi bien par les
joueurs que les intermédiaires, où chacun semble trouver plus ou
moins satisfaction. Mais pour ce qui est des intermédiaires dans les
casinos et notamment au casino « El Blanco » où nous avons
enquêtés, il s'est avéré que certains parmi les
« appacheurs » trouvés sur place, seraient des mercenaires
dudit casino. Leur rôle serait en fait d'amener ceux qui les consultent
à perdre en les faisant miser beaucoup d'argent dans un jeu à
travers de fausses combinaisons ou pronostics qu'ils leur proposent, ainsi, de
faire gagner l'entreprise. Une impression justifiée par le fait que ces
gens, en plus de côtoyer les dirigeants et le personnel, ont une totale
liberté d'accès au casino et aux machines à sous.
Ces observations viennent en quelques sortes, apporter une
vision plus éclairée du rôle joué par une
catégorie d'acteurs tapis dans l'ombre autour des pratiques de jeux
d'argent dans la ville de Yaoundé, où ces intermédiaires
des jeux se comptent par centaine. Toujours
62
disponibles à proposer leurs services, on les identifie
au moyen de la paperasse de journaux et anciens catalogues qu'ils tiennent
à la main. Leurs sites privilégiés sont le centre urbain
(avenue Kennedy, marché central, poste centrale, avenue des banques
etc.). On les retrouve également à Mokolo, au lieu dit «
ancienne gare routière » et dans certains lieux
périphériques où les kiosques à jeux sont
implantés, ce qui laisse donc percevoir que, le métier
d'intermédiaire ou « d'appacheur » à Yaoundé
n'est plus l'apanage des seuls services administratifs. Il s'est
désormais transporté dans divers autres secteurs
d'activités, en l'occurrence les jeux d'argent.
De ce qui précède, on constate que ce sont les
acteurs sociaux qui produisent le sens qu'ils donnent à leurs pratiques
ludiques. Les pouvoirs publics considèrent les jeux d'argent comme des
vecteurs d'une économie aussi fondamentale que n'importe quel autre
secteur. Les promoteurs de structures quant à eux leurs assignent le
sens d'une entreprise, tandis que les joueurs les voient comme une aubaine
d'accumulation financière ou d'enrichissement. Toutefois, ce qu'il
faudrait beaucoup plus noter ici est que, ces individus qui hypothèquent
leur argent dans des jeux ne sont pas que de simples consommateurs passifs d'un
marché. Tout au contraire, ils apparaissent comme des sujets sociaux
actifs d'une activité ludico-culturelle qui repose en grande partie sur
des fantasmes et illusions autour du gain.
Le chapitre qui s'achève a permis d'articuler plusieurs
arguments qui donnent un aperçu du panorama des jeux d'argent
pratiqués dans la ville de Yaoundé. Il était question de
montrer la diversité des activités ludiques en insistant sur le
caractère instrumentaliste, productif ou mercantiliste de ces jeux par
les acteurs sociaux. Il ressort donc que ces jeux entre autres les casinos, le
poker, les paris sportifs et hippiques, les dés, la Carte ou le Ludo,
sont des activités représentatives à plusieurs niveaux de
certaines dichotomies culturelles et d'enjeux économiques chez les
pratiquants.
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