Chapitre IV : Le nouvel esprit de la
nationalité
Dans Le Nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski
et Eve Chiapello constatait la formation depuis quelques années d'un
nouvel esprit du capitalisme, définit comme « l'idéologie
qui justifie l'engagement dans le capitalisme ». L'esprit du capitalisme
fournit aux acteurs sociaux des raisons individuelles et des justifications
collectives pour adhérer à sa logique. Ce constat est issu de
l'analyse des textes de management, révélateurs de la politique
menée par le capitalisme au sein de l'entreprise, de deux
périodes : 1959 à 1969 et 1989 à 1994. Les textes des
années soixante critiquent le capitalisme familial tandis que les textes
des années quatre-vingt-dix dénoncent les grandes organisations
hiérarchisées et planifiées. Cette mutation, sinon, sa
fonctionnalité est l'idée que nous voulons emprunter, dans ce
chapitre pour expliquer la transposabilité de l'ethnicité, dont
les expressions ne relèvent plus toujours, des modes primaires, à
travers lesquels on l'a connu jadis et qu'on « croit » le
reconnaitre.
Bourdieu écrit que les dispositions constitutives de
l'habitus sont, non seulement durables, mais aussi transposables. Autrement
dit, les dispositions acquises dans une certaine activité sociale sont
transposées dans une autre activité. Dans notre cadre, il s'agit
d'entrevoir l'actualité de l'ethnie par rapport à son
historicité. C'est-à-dire, les dispositions acquises pendant la
socialisation et ayant engendrées des habitus ethniques, peuvent
être transférées dans une activité sociale
différente de celle du champ de leur engendrement. L'habitus qui flirte
dans des subtilités quasiment insaisissables est transposé. Cela,
laisse supposer une métamorphose encore plus complexe à
saisir.
Ce propos porte sur le questionnement de la gabonité,
dans ses retranchements et dans ses recompositions et recoupements. La
territorialité, la consanguinité ou l'utérinité, la
patronymie, le droit et les logiques métisses sont ici mis en
discussion.
Section I : Qu'est-ce qu'un Gabonais ?
L'image de la radiation de Jean Marie Le Pen du Front national
(FN), parti dont il est le fondateur et par ailleurs, Président
honoraire, reste, à la lecture des motifs, sujet à de vives
polémiques. D'ailleurs, l'intérêt des quotidiens et
magazines d'information pour ce sujet témoigne de l'importance du
débat qu'il a engendré. En effet, ce dernier impliquait dans ces
propos, Manuel Valls, Premier ministre de la République
française, selon lui, français
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seulement depuis « trente années »
comparativement à un « lui-même », dont les racines de
la « francité » repose sur un millier d'années.
Dans quel intérêt Le Pen évoque-t-il
l'identité nationale du Premier ministre en termes de durée ? Et
pourquoi, ce propos suscite-t-il l'intérêt de toute la classe
politique française qui va alors fustiger l'attitude du fondateur du
F.N. ?
Au Gabon, le jeu politique intègre, manifestement,
depuis 2009, la question de l'identité nationale, dont des
personnalités, non les moindres, sont mises en cause. Mais la
référence à l'identité nationale a toujours
demeuré les représentations des acteurs sociaux. Ainsi
entend-t-on urbi et orbi, dans le discours commun, « Qui est
plus Gabonais que qui ? », « Gabonais 100% », « Gabonais de
naissance », « Gabonais d'origine étrangère »,
« Gabonais d'adoption », « il est café au lait »,
« on n'est tous Gabonais ». Par ces nominations
particulières, le sens commun opère une hiérarchie des
origines.
1. Du droit à la gabonité
L'acquisition de la nationalité gabonaise est
régit par la loi n° 37/98 du 20 juillet 1999, portant Code de la
nationalité gabonaise, et le décret n° 767/PR/MJGS du 16
octobre 2002 portant application de certaines dispositions du Code de la
nationalité.
L'acquisition de la nationalité gabonaise se fait
d'abord en raison de la naissance au Gabon. Selon l'article 11 du Code de la
nationalité gabonaise, possède la nationalité gabonaise
à titre de nationalité d'origine : l'enfant qui a, au jour de la
naissance et quel que soit le lieu de celle-ci, un parent au moins de
nationalité gabonaise ; l'enfant né au Gabon de parents inconnus
ou apatrides. Toutefois, cet enfant sera réputé n'avoir jamais
été gabonais si, au cours de sa minorité, sa filiation est
établie à l'égard de parents étrangers.
Par ailleurs, possède également la
nationalité gabonaise à titre de nationalité d'origine,
sauf à la répudier dans les douze mois suivant sa majorité
: l'enfant légitime né au Gabon de parents étrangers, si
l'un d'eux y est lui-même né ; l'enfant naturel né au
Gabon, lorsque celui des parents étrangers à l'égard
duquel la filiation a d'abord été établie y est
lui-même né.
L'article 12 ajoute que l'enfant nouveau-né,
trouvé au Gabon, est présumé jusqu'à preuve du
contraire être né au Gabon.
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La nationalité gabonaise peut-être acquise par
une attribution en raison de la filiation. Ainsi, l'enfant légitime dont
l'un des parents au moins est gabonais à la nationalité
gabonaise. De plus, l'enfant naturel, lorsque l'un des parents au moins
à l'égard duquel sa filiation est établie est gabonais, a
lui-même la nationalité gabonaise (article 13 du Code de la
nationalité gabonaise).
L'acquisition de la gabonité se fait aussi par
l'attribution par voie de reconnaissance. En effet, d'après l'article
14, peut se faire reconnaître la nationalité gabonaise à
titre de nationalité d'origine : toute personne née au Gabon de
parents étrangers, ayant souscrit sa déclaration dans les douze
mois précédent l'accomplissement de sa majorité, à
condition d'avoir à cette date son domicile ou sa résidence
habituelle au Gabon depuis au moins cinq années consécutives ;
toute personne née dans une localité d'un État frontalier
du Gabon, située dans un rayon de vingt-cinq kilomètres du
territoire gabonais et ayant souscrit sa déclaration dans les douze mois
précédent l'accomplissement de sa majorité à
condition d'avoir son domicile ou sa résidence habituelle au Gabon
depuis au moins dix années consécutives ;toute personne qui,
ayant été recueillie au Gabon avant l'âge de quinze ans, y
a été élevée soit par l'Assistance publique, soit
par une personne de nationalité gabonaise ; toute personne qui a perdu
la nationalité gabonaise par l'effet d'une renonciation faite en son nom
durant sa minorité.
Il peut s'agir d'une attribution par l'effet du mariage, selon
l'article 22. Une personne de nationalité étrangère qui a
épousé une personne de nationalité gabonaise acquiert la
nationalité gabonaise. Cependant ce même article pose des
conditions pour que cette disposition prenne effet : il faut une demande
expresse de la part de la personne de nationalité
étrangère ; cette demande ne peut avoir lieu qu'après
l'expiration d'un délai de 3 ans à compter de la date de
célébration du mariage ; et par voie de conséquence, le
mariage ne doit pas avoir été dissous ; le tout, sous
réserve de l'article 23.
D'autres dispositions légales permettent une
acquisition de la gabonité. Il s'agit entre autres, l'acquisition par
l'effet de l'adoption de l'enfant et de la réintégration ou de la
naturalisation des parents. L'article 25 dispose que l'enfant mineur,
adopté par une personne de nationalité gabonaise, acquiert cette
nationalité lors de l'adoption. Mais ce dernier peut la répudier.
Toutefois, l'article 26 ajoute que les enfants mineurs, même
adoptés, des personnes réintégrées ou
naturalisées dans la nationalité gabonaise, en application des
dispositions des articles 28, 31 et 33 ci-après, acquièrent ou
retrouvent, s'il y a lieu, la nationalité gabonaise à la date
d'effet de cette réintégration ou de cette naturalisation.
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Pour ce qui concerne l'acquisition par l'effet de la
réintégration, l'article 27 énonce que « la
réintégration dans la nationalité gabonaise est
prononcée par décret, pris après enquête sans
condition d'âge ou de délai, sous réserve que
l'intéressé apporte la preuve qu'il a eu la nationalité
gabonaise et justifie de sa résidence au Gabon au moment de la demande
».
L'acquisition par voie de naturalisation quant à elle,
n'est jamais de droit, elle doit être demandée par
l'intéressé (art. 30). Mais l'article 31 pose des conditions
à cette naturalisation. Exception faite de l'acquisition de la
nationalité par naturalisation de l'article 30 et par
réintégration de l'article 27 qui sont obtenus par les effets
d'un décret du président de la République, les autres cas
de figure relèvent de la compétence des tribunaux de
première instance des lieux de résidence des
requérants.
Les critique suscitées par la thèse
élaboré jadis par Patrick Weil en 2002, dans Qu'est-ce qu'un
Français ? Histoire de la nationalité française depuis la
Révolution, peuvent éclairer sur l'impertinence d'une
perspective analytique qui essentialise le droit pour définir
l'identité nationale. En effet, si en lui reconnait d'avoir tenté
de mettre fin à un éternel débat qui problématise
sans cesse, l'identité nationale en France, en rappelant par un truisme,
que c'est l'Etat seul, via le droit, qui confère la qualité de
Français aux individus. Et cette qualité permet à son
détenteur de s'en prévaloir sans restriction aucune.
Conclure ainsi, c'est essentialiser le droit, ce qui d'un
point de vue juridique est légal pour la détermination de
l'identité nationale. Pourtant c'est aussi marginaliser les substrats
sociologiques, qui structurent les représentations mentales des
individus. Le droit suffit-il à faire un Gabonais ?
Notre (re)questionnement de l' « essence » de la
gabonité est justifié par les récentes propositions de loi
présentée par le Président de l'Assemblé Nationale
et initiée par le Président de la république lors de son
allocution prononcée, le 12 septembre 2012, devant le Parlement
réuni en congrès. Celle-ci s'inscrit dans la lutte contre le
« tribalisme et la xénophobie », eu égard au
discours nationalitaire qui, à la manière du Front national en
France, repose sur une démarche qui se dédouane du Droit dont
l'optique d'inculper, par l'arbitraire, pour fausse identité, ses
adversaires politiques.
« Le Président de la République avait
fortement regretté et condamné, à juste titre, les
manifestations de tribalisme et de xénophobie qui ont cours dans le
pays. (...) la persistance de
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ces pratiques constitue un risque majeur de
déstabilisation de notre pays, en particulier, lorsqu'elles sont le fait
de leaders politiques ou de personnes dépositaires de l'autorité
»263. D'où le « questionnement de notre
dispositif juridique »264 qui, « laisse
apparaître un vide qui peut être considéré comme le
terreau de toutes les dérives constatées
»265.
Voici, l'extrait de des articles 6 et 9 de cette proposition
de loi : « Quiconque soit par paroles, gestes, écrits, images
ou emblèmes, soit par tout autre moyen, aura manifesté de
l'aversion ou de la haine raciale, ethnique, tribale, régionale ou
l'intolérance religieuse à l'égard d'une personne ou d'un
groupe de personnes ou aura commis un acte de nature à provoquer cette
aversion ou cette haine sera puni d'une peine d'emprisonnement de six mois
à deux ans et d'une amende de cinq cent mille francs à cinq
million de francs, ou l'une de ces peines seulement. Si l'infraction est
commise par un dépositaire de l'autorité dans l'exercice de ses
fonctions, la peine est portée au double ».
« Si l'infraction a causé une
désorganisation des pouvoirs publics, des troubles graves, un mouvement
sécessionniste ou une rébellion, le coupable est puni de la peine
d'emprisonnement à perpétuité. » Et dans l'article 9,
« la diffamation, l'injure ou la menace faite envers une personne ou d'un
groupe de personnes qui appartient par son origine à une race, à
une ethnie, à une religion ou à une nationalité
déterminée, est punie d'une peine d'emprisonnement de cinq
à dix ans et d'une amende de 5.000.000 francs à 50.000.000 de
francs, ou de l'une de ces peines seulement. Ces peines sont portées au
double si l'infraction a été commise par la voie de la presse, de
la radio ou de la télévision ».
Le point suivant porte sur la discussion du droit à
l'épreuve des représentations des Gabonais de leur
nationalité.
263 Extrait du discours du Président de
l'Assemblé nationale présentant le projet de loi contre le
tribalisme et la xénophobie.
264 Ibid.
265 Ibid.
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