2. La hiérarchie des origines de la
gabonité.
Porter un regard critique sur la gabonité c'est aussi
interroger le sens commun, pour établir notamment, les critères
qui peuvent sous-tendre une hiérarchie des origines de la
gabonité.
Présentons tout d'abord ce tableau des
représentations de la gabonité. Les occurrences relevées
ici, sont les résultats de l'analyse de contenu de trois focus group
portés sur dix individus chacun. Le débat a été
organisé autour de la question « qu'est-ce qu'être Gabonais
?». Nous présentons ici une lexicographie de nos
enquêtés.
Références
|
Nombre d'occurrences
|
Lexique
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Souche et autochtonie
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23
|
Histoire-autochtones- Gabon d'abord
|
Héritage et hérédité
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15
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Naissance-Sang-Territoire
|
Métissage
|
8
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Café au lait-50 %- demi-sang,
moitié-moitié
|
Droit et loi
|
5
|
Naturalisation-adoption-mariage
|
Total
|
51
|
|
|
Tableau 1 : Représentations de la
gabonité.
Le droit confère une légalité à la
gabonité acquises en dehors des cadres classiques, reconnus comme
légitimes par le sens commun. La naturalisation exempli grati
est une opération d'ordre juridique par laquelle est reconnue
à un étranger la qualité de Gabonais, qui s'accompagne de
l'attribution de tous les droits ouverts au national, en premier lieu
politiques. Pourtant, malgré leur nouvelle condition, depuis quelques
années, les naturalisés se déclarent de moins en moins,
indiscutablement Gabonais. Le sens commun les définit par des
références distinctives: « Gabonais d'origine
étrangère », « Gabonais d'adoption », parfois
péjoratives comme « Gabonais d'occasion » par
opposition aux « Gabonais de souche » dont ils savent
consciemment ne pas faire partie.
Aussi, les discours du gotha politique au Gabon, dont les
discours à la nation du Président de la république, ne
procèdent-ils pas une distinction entre les Gabonais «
d'origine » et les Gabonais « d'adoption ».
Une parution récente de l'hebdomadaire La Loupe, qui
écrivait en une, qu'« En 2015, il n'y aura quasiment plus de
Gabonais autochtones dans les quartiers Petits (sic) Paris, Mont Bouet,
(quartiers en majorité peuplés des ressortissants de l'Afrique
de
113
l'Ouest) »266. Le journal ajoute que
ce « grand projet de l'actuel chef de l'Etat, Ali Bongo Ondimba, de
son directeur de cabinet, Maixent Accrombessi, de son chef de cabinet liban
soleman et de Sylla Habib et autres gabonais (sic) d'occasion
», se règlera par des « calibres 12 ».
Lors d'une émission de la chaine gabonaise TV Plus
dénommée « Les choses du pays », l'animateur
Harley Boris Ekogha présente son invité du jour en ces termes :
« Monsieur Nkoulou est un Gabonais, un vrai Gabonais, un
Gabonais d'origine, parce qu'il faut le signaler, il n'est pas Gabonais
d'adoption».
Faut-il conclure que la gabonité obéit à
une hiérarchie des origines, voire d'une « originalité
» qui peut rappeler, la pureté chère à
Hitler? Y'aurait-il des Gabonais originels? Si oui, quels critères
permettraient de définir l'originalité du Gabonais pure ? Sinon,
quelles logiques sous-tendent une typologie des gabonais ?
Nadel nous démontrait jadis, avec pertinence que
l'existence de la tribu n'était tributaire d'une quelconque,
unité ou identité, mais en vertu d'une unité
idéologique et d'une identité acceptée comme un dogme.
Nous pensons que cette réalité n'est pas sans analogie avec la
gabonité, puisque l'impertinence des critères
évoqués supra est avérée a
postériori de leur confrontation à l'empirie.
Notre intérêt pour ces faits consiste non pas
à confirmer ou à infirmer la gabonité de quiconque, mais
d'y lire les stratégies de pouvoir, qui détourne le débat
politique de son champ idéologique habituelle, pour le transposer vers
une idéologie de l'identité nationale, tributaire des habitus
ethnocentristes, discriminantes et exclusifs.
On peut dans un premier temps porter un intérêt
sur le stigmate, qui touche à différents degrés tous les
naturalisés, et qui selon Goffman « relève d'abord et avant
tout d'un problème de visibilité »267. Pour notre
part, cette posture est réductionniste. Il ne s'agit pas juste d'une
question de visibilité, c'est-à-dire du corps comme « lieu
géométrique de tous les stigmates »268 ou de « ce qui
parle quand on ne dit rien »269. Primo, le corps ne saurait
être une carte d'identité nationale et c'est d'ailleurs ce que
Masure affirme : « tous les naturalisés ne sont
266 La Loupe du 03/11/2015.
267Goffman cité par François Masure,
« État et identité nationale, un rapport ambigu », in
Journal des anthropologues, Hors-série | 2007, 39-50.
268 Ibid.
269 Ibid.
114
pas des stigmatisés permanents, ni même
concernés au même titre par la stigmatisation
»270. Le stigmate intègre aussi, le refus de
considérer d'assimiler l'altérité, au regard d'un rapport
éloigné aux symboles qui fondent la nation et qui sont
supposés « étrangers » à ce dernier. Enfin, l'on
peut évoquer la durée, à l'instar du discours
polémique et raciste de Jean-Marie Le Pen sur la « francité
» de Manuel Valls ou la territorialité comme dans cet extrait :
« Cependant, ce que notre bonhomme « Ben béni » ne
comprend pas, c'est que ce n'est pas, en fait, le fait d'être «
Biafrais » ou « Congolais » qui soit le problème des
Gabonais. Ce qui fait tiquer les Gabonais, c'est le simple fait d'avoir un
« étranger » imposteur à sa tête (l'Omar) et un
autre « étranger » imposteur (le Ben) pour contrôler
l'armée d'un pays où il n'est pas né, pays dont il n'a pas
non plus la nationalité puisque né, de son propre aveu,
Congolo-Français, mais pas Gabonais du tout...
»271.
Phénomène non nouveau pourtant.
Rossatanga-Rignault fait référence au discours de Makoko, un
élu de l'Assemblée territoriale du Gabon, qui lançait
à l'endroit de l'UDSG et du BDG, « vous n'êtes pas des
parlementaires gabonais, vous êtes des Congolais venus exploité le
Gabon»272. Tonda également souligne ce fait dans
Le Souverain moderne, à travers une énumération
des chefs d'Etats ou leaders politiques, qui ont fait l'objet d'une
rhétorique nationalitaire, les « excommuniant » de leur
identité. Omar Bongo, Léon Mebiame, Mba Abessole, Pierre
Mamboundou, Pierre Maganga Moussavou au Gabon et Fulbert Youlou, Alphonse
Massamba-Débat, Marien Ngouabi, Yhombi-Opango, Sassou-Nguesso, Pascal
Lissouba, Pierre Nze au Congo273.
Joseph Tonda affirme qu'en Afrique centrale, « le
discours de l'ethnie pose en permanence la question des origines »
inscrite entre les représentations sociales orientées vers
l'imaginaire et l'idéologie politique274. Les liens entre
l'imaginaire égyptien des Fang qu'il cite entre autres exemples et les
représentations intranationalitaires et extranatiolitaires, peuvent
permettre de lire les idéologies qui consacrent les luttes de
classements sur l'échiquier national. On peut y intégrer
notamment, les démissions successives des cadres du PDG originaire de
270 Ibid.
271
http://www.bdpmodwoam.org/articles/2009/04/29/le-gabon-dirige-par-des-congolais-maman-dabany-et-bebe-ali-avouent-nous-les-bongo-ondimba-nous-ne-sommes-pas-biafrais-nous-sommes-congolais/
272
273 Tonda J, Le Souverain moderne. Le corps du pouvoir en
Afrique centrale (Congo, Gabon) Paris, Karthala, 2005, p. 248-250.
274 Ibid. P. 247.
115
cette nationalité, le « Faut-il avoir peur des
Fangs ? »275 de Rossatanga-Rignault ou l'intitulé qui
fit la une d'un numéro de Jeune Afrique « Bienvenue chez
les Fangs ! »276
Nous pouvons observer à travers ce schéma qui
porte sur la hiérarchie des origines de la gabonité,
l'effectivité de l'origine comme valeur capitale de la
nationalité.
Autochtones (Histoire et Terre)
|
Gabonais 100%
|
|
Les héritiers
Sang
|
|
|
|
|
|
Terre
|
|
|
|
|
Café au Lait
|
|
Nés au Gabon
|
|
|
Naturalisés
Mariage
Adoption
Pygmées*
*L'absence d'une référence aux Pygmées,
dans le lexique des enquêtés nous laisse supposer une existence de
ces populations autochtones, en bas de l'échelle. Lorsque l'autochtonie
est évoquée, c'est en référence aux «
humains », aux « vrais Gabonais », non pas
à ces « sous-hommes ».
Schéma 1 : La hiérarchie des origines de la
gabonité277
275 G. Rossantanga-Rignault, « Faut-il avoir peur des
Fang ? De la démocratisation à l'ethnisme au Gabon »,
Droit et culture, Revue semestrielle d'anthropologie et d'histoire,
N°26, 1993, pp.235-255.
276 In Le Temps N°481 du mercredi 24 juin 2015.
La lecture de cet article de l'hebdomadaire, faisant référence
à la une de Jeune Afrique est proposé dans les annexes
de ce travail.
277 Conception personnelle. Ce schéma est
réalisé sur la base de l'analyse de contenu de nos focus
group.
116
Cependant, la manipulation du sentiment ethnique n'est
possible que par l'existence d'un récit identitaire qui fonde
l'unité du groupe ethnique, façonne la mémoire collective
en reliant, le passé au présent. Ce récit raconte le mythe
des origines, la geste des héros fondateurs et décline les
symboles, rituels et pratiques collectives qui distinguent le groupe des
autres. Sa fabrication ou sa convocation passe par le recours à la
tradition. Peu importe que cette tradition réinventée,
bricolée, manipulée corresponde ou non à la
vérité historique ; l'essentiel est qu'elle en présente
toutes les apparences et s'impose comme l'unique régime de
vérité.
C'est dans cette perspective que les travaux d'Angelina
Peralva proposent un acteur social contextualisé, dans son approche
transversale comparative où l'accent est mis sur la contextualisation
sociohistorique de ce qu'il conviendrait de nommer les stratégies
identitaires. Ses enquêtes menées sur les terrains
d'émergence de certains type d'identités politiques en France, en
Allemagne, au Brésil278 lui ont permis de comparer les
enracinements du phénomène « Skinhead », d'analyser les
conditions sociales et culturelles de son émergence, de son extension,
ses liens avec les différents acteurs sociaux : Etat, médias,
groupuscules ou partis d'extrême droite. La référence
théorique à son propos est, semble-t-il une
référence à Touraine, qui dans sa sociologie de
l'action279 accorde un rôle central aux mouvements
sociaux, différenciés des conduites collectives liées
à la désorganisation sociale ou institutionnelle. Ces mouvements
y sont caractérisés par trois principes. Le premier est celui
d'identité : tout mouvement social doit être capable de construire
ou de reconstruire une identité collective pour sa base. Le
deuxième principe est celui d'opposition : tout mouvement social se
construit à partir d'un conflit qui lui permet de valoriser son
identité et de définir un groupe opposé et uni. Enfin, le
dernier, est le principe de totalité : le mouvement a un projet de
changement social global, de redéfinition du système d'action
historique de la société.
Rapportées à ces principes, le discours
nationalitaire dans le contexte gabonais trouve une clé d'analyse. Il ne
s'agit pas simplement d'un discours xénophobes de Gabonais «
naturels » contre les « naturalisés ». Les situations
diverses qui ont engendrés ce discours trouvent leur unité dans
un appel à une identité collective fondée sur les liens de
sang et sur une communauté traditionnelle imaginaire ; dont la
finalité consiste à déstabiliser le pouvoir de «
imposteur et illégal »280 de la «
légion étrangère ». Les propos suivant
sous-tendent cette
278 Dans le cadre d'une vaste recherche sur le racisme
mené par M. Wieviorka et ses collaborateurs du CADIS, EHESS, Paris.
279 A. Touraine, Sociologie de l'action, Paris, Seuil,
1965.
280 Il s'agit à travers ces notions, d'évoquer
en filigrane, la « biafrité » du Président de la
République et la naturalisation de son entourage. D'après une
certaine presse, il aurait été adopté par Omar Bongo,
pendant la
117
hypothèse : « Le sentiment antibéninois
a commencé à se développer dans nos villes et villages. Ce
sentiment est perceptible à tous les niveaux...M. Accrombessi n'a plus
sa place ici. Pour les Gabonais, son départ est devenu une question de
fierté nationale.»281, car le poste de directeur de
cabinet qu'il occupe est « éminemment politique,
réservé aux seuls nationaux »282. Un exemple
actualisé du phénomène décrit par Peralva, peut
nous venir de Jean Marie Le Pen, qui à rappeler à la conscience
française sa « francité de mille ans», a contrario
de celle, trentenaire de Manuel Valls.
Enfin, Chez Matsiegui Mboula, « L'homme ethnique n'est
pas seulement celui qui déclare : « Je suis Baoulé ! »,
« je suis Douala ! », «je suis Teke ! », stade de
l'ethnicité nominale, encore faut-il qu'il vive conformément aux
principes, valeurs, lois qui régissent l'être au monde de cette
ethnie. Il en va des communautés claniques, tribales comme de la nation
(politique) de prescrire un devoir être à leurs membres. Car, de
même que le citoyen idéal est celui qui respecte les lois de la
cité et les défend, de même être Fang ou Punu ne se
réduit pas à en porter le nom mais à être un type
bien défini. Ainsi, la problématique ethnique ne se trouve
véritablement mise en question comme phénomène, que si
nous saisissons ses univers symbolique et langagier comme autant d'expression
ontologiques, c'est-à-dire un discours sur l'homme ou pour être
plus précis, un discours sur le type d'homme et de communauté
auxquels chaque forme ethnique aspire »283.
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