Chapitre III : Entre nationalisme et le
multiculturalisme.
Le colonialisme entant qu'entreprise ethnocentriste
s'accompagne de l'imposition de l'État moderne. Cet Etat doit à
son tour, nécessairement procéder à la fabrication d'une
identité nationale et donc par l'homogénéisation,
fût-ce par la contrainte symbolique ou physique, de
l'hétérogénéité et des configurations
complexes des sociétés africaines.
Or, la différence étant une donnée
indubitable et l'ethnicité préexistant la colonialité, il
devient donc logique que les populations africaines n'entendent subir
passivement ce processus. Elles y résisteront et opposeront pour cela
différentes attitudes face à l'État. « Certaines,
notamment dans les sociétés islamiques d'Afrique de l'Ouest,
mettront en oeuvre des stratégies dites « exit options
», consistant à se soustraire à sa domination, en se
ménageant des espaces d'autonomie, voire en se constituant en
contre-sociétés. D'autres, comme les Kikuyu au Kenya, joueront au
contraire la carte de l'ethnicité comme mode d'accès à
l'État et à ses richesses »205.
C'est donc ce contexte de forte détermination du fait
ethnique que l'Etat moderne doit se construire, en fédérant donc
la pluralité ethnique et tout en reproduisant, la hiérarchie
entre les peuples, jadis établit par le racialisme.
Au-delà donc de la morphologie ou des modalités
de leur expression, l'intelligibilité des mobilisations ethniques se
saisit par le concept d'opposition, opposition à l'État, centre
politique s'identifiant à la nation homogénéisante.
Réfraction, en effet, les acteurs se définissent toujours en
référence à cet héritage qu'imbrique, l'essence
même de la distinction dans la précolonie et l'expérience
coloniale de la hiérarchie des races.
Pour penser cette durabilité des dispositions, Bourdieu
introduit le concept d'hystérésis de l'habitus. Ce concept
cherche à désigner le phénomène par lequel un
agent, qui a été socialisé dans un certain monde social,
en conserve, dans une large mesure, les dispositions, même si elles sont
devenues inadaptées suite par exemple à une évolution
historique (révolutions, crises, etc.) ayant fait disparaître ce
monde.
Un exemple, souvent repris, bien que se référant
à un personnage de roman, permet d'illustrer ce phénomène
: celui de Don Quichotte. Chevalier dans un monde où il n'y a plus de
205 René Otayek, op.cit.p.3.
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chevalerie, et inapte à faire face à
l'effondrement de son univers, il en vient à chasser les moulins
à vent qu'il prend pour d'immenses tyrans.
Ainsi, le passage de l'État colonial à
l'État postcolonial ne marque aucune rupture en la matière.
Certes, l'heure est à la construction de la nation, objectif
proclamé des élites qui héritent des rênes du
pouvoir. La stigmatisation du tribalisme associée à la
délégitimation des appartenances ethniques est au coeur de la
rhétorique politique officielle totalement vouée à
l'exaltation de l'unité nationale et du développement. Les
Pères de la « nation », conscient « peut-être
», de l'illusion identitaire vont tenter, diront-nous, de placer
la confrontation politique « exclusivement au niveau des idées
»206, et « tourner le dos, à la violence physique
aux luttes tribales et claniques »207.
Relativisant ce propos que nous tenons d'une oraison
funèbre, pour montrer les luttes, non sans ethnicité qui vont
aboutir à la construction d'une communauté de destin par les
Pères de la Nation, car ne dit-on pas en pays Bantu, « le mort
n'est jamais mauvais »208.
La compétition pour le pouvoir s'en trouve donc
exacerbée et la mobilisation ethnique s'avère être
l'instrument privilégié des acteurs engagés dans cette
lutte, parce qu'elle fait sens, qu'elle est opérationnelle et facilement
manipulable.
Si nous avons remarquées les homologies structurales
entre les concepts ethnie et nation entre autres, nous devons être en
mesure de distinguer dès lors, malgré l'aspect tautologique,
l'« ethnonation », avec le sens de micronations ou des
nationalités mises en exergue par Nze-Nguema ; de la « nation
moderne » ou de l'Etat-nation, même si nous voulons nous
éloigner de la conception d'un Etat-nation, selon les théories de
Renan, car le recoupement de l'État et de la nation est loin de
correspondre à la réalité. Les États regroupent
souvent plusieurs nations et une nation peut relever de plusieurs
États.
Allons-en, à la définition de la nation
proposée par Renan : « Une nation est une âme, un principe
spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent
cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre
dans le présent. L'une est la possession en
206 V.P. Nyonda, « Oraison funèbre à Jean
Hilaire Aubame » in F.P. Nze Nguema, op.cit, p. 222.
207 Ibid.
208 Sagesse Punu, mais commune à plusieurs peuples
Bantu. D'ordre éthique, il s'agit à travers ce dicton de se
garder de rappeler les vices d'un défunt, et vice-versa, d'en
évoquer exclusivement les valeurs. La démarche sociologique
implique de relativiser cet énoncé de l'oraison funèbre
dédié à J.H.Aubame pour analyser proprement les faits,
quitte à le valider dans nos conclusions.
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commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le
consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de
continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis.
» 209
De l'analyse de l'assertion de Renan, on peut déduire,
dans le contexte africain et gabonais, les deux types de nation que nous
évoquions supra. Et la nation ethnique ou ethnonation
dont la référence principale peut être rattaché
à la notion de communauté chez Tönnies ; et la nation
moderne qui elle, est une référence à la philosophie du
contrat social.
Poursuivons : « ...La nation comme l'individu, est
l'aboutissement d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de
dénouements (...). Une nation est donc une grande solidarité,
constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux
qu'on est disposé à faire encore. »210.
Or, « la manipulation du sentiment ethnique, nous dit
Otayek, est possible du fait de l'existence d'un récit identitaire
qui fonde l'unité du groupe ethnique, en façonne la
mémoire collective en reliant le passé au présent et
confère à l'identité revendiquée, la
légitimité de la longue durée historique. Ce récit
raconte le mythe des origines, la geste des héros fondateurs et
décline les symboles, rituels et pratiques collectives qui distinguent
le groupe des autres. Sa fabrication ou plutôt, sa réinvention
passe par le recours à la tradition. Peu importe que cette tradition
réinventée, bricolée, manipulée corresponde ou non
à la vérité historique ; l'essentiel est qu'elle en
présente toutes les apparences et s'impose comme l'unique régime
de vérité »211.
Comment saisir, dès lors, les corrélations entre
les nations ethniques, multiples sans cette historicité commune
évoquée supra et la Nation moderne du contrat social,
à pourvoir d'un destin commun ?
L'argumentaire qui suit, tente de cerner les
corrélations entre les nationalités au sein de l'Etat
postcolonial, leurs ambigüités dans la nouvelle configuration de
l'organisation politique, ensemble, qui démontre des balbutiements,
« errements » avons-nous dit, d'un jeune Etat qui doit contre son
gré, compter avec sa pluralité nationalitaire, pour construire
une communauté de destin.
209 Ernest Renan, Qu'est-ce qu'une nation ? Editions
Mille et une nuits, novembre 1997, n°178, pp.31-33.
210 Idem.
211 R. Otayek, op.cit.
Section I : Une citoyenneté improbable
Des nationalités, c'est-à-dire des micronations
ou encore de l'ethnonationalisme, le Gabon doit passer à la
gabonité, à la Nation moderne ou à l'Etat, qui
confère aux acteurs le statut de citoyen. Evoquer la citoyenneté
dans le Gabon postcolonial consiste à décrire le processus de la
construction de l'Etat au Gabon. Cet Etat est en effet une construction, dont
le présent, doit composer avec le passé pour son futur.
Entre l'hétérogénéité
inhérente à la précolonie et la raciologie du
colonialisme, mettant tour à tour, les différences au coeur
souvent des relations de pouvoir, les micronations doivent se moderniser pour
former, à la manière du modèle jacobin, une Nation.
Cependant, nous avons énoncé supra, que la mutation des
organisations sociales précoloniales, si l'on nous permet ce distinguo,
en organisation politique à travers notamment les royautés et les
empires, n'ont pas freiné la conscience d'appartenance tribale. A
contrario, ces superstructures seront une raison de se remémorer les
infrastructures communautaires, en développant quelques formes,
diront-nous primaires, de tribalisme, dont l'intelligibilité mettra
parfois, au centre des querelles, les privilèges (terre, pouvoir,
etc.)
Des questions subsistent alors : « Gabon d'abord »,
tiers, symbolisant cette modernité nationalitaire fait-il sens, à
l'aube de l'Etat postcolonial ? Les nationalités multiples
présentes sur le territoire dit Gabon se reconnaissent-ils en
l'autorité de l'Etat ? Sur quel substrat construire une
communauté de destin ? Enfin, qui doit gouverner ce jeune Etat ?
Cette nouvelle donne met à contribution, comme le
remarque Nze-Nguema trois protagonistes : l'administration coloniale, les
populations gabonaises et les ressortissants africains212. La
section suivante tente de mettre en lumière, les complicités
perverses entre la racialité coloniale, le retour aux formations
sociales précoloniales et leur reproduction dans l'Etat postcolonial.
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212 Nze-Nguema, op.cit. p.64.
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1. L'intégration des nationalités et la
construction de l'Etat
La construction de l'Etat au Gabon eut d'abord à faire
face à l'intégration des nationalités. Or, cette
construction aboutit à la dissolution du multiple dans l'Un. Qu'en
est-il la formation de l'esprit étatique ? Il est, par essence, la mise
en jeu d'une force centripète, laquelle tend, lorsque les circonstances
l'exigent, à écraser les forces centrifuges inverses.
L'État se veut et se proclame le centre de la société, le
tout du corps social, le maître absolu des divers organes de ce corps. On
découvre ainsi, au coeur même de la substance de l'État, la
puissance agissante de l'un, la vocation de refus du multiple, la crainte et
l'horreur de la différence. À ce niveau formel où nous
nous situons actuellement, on constate que la pratique ethnocidaire et la
machine étatique fonctionnent de la même manière et
produisent les mêmes effets : sous les espèces
hérités de la civilisation occidentale et son État se
décèlent toujours la volonté de réduction de la
différence et l'altérité, le sens et le goût de
l'identique et de l'un.
Comment, dès lors faire entorse aux canons
précoloniaux d'organisation politique, pour embrasser la
modernité démocratique ; alors que « nombre de
nationalités au Gabon ne reconnaissent de prééminence
véritable qu'au géniteur, au père, au sens large
»213 et ce, du fait de sa double médiation, en tant
qu'il est « représentant de la communauté lignagère
et l'intermédiaire entre celle-ci et les ancêtres
»214 ?
Nze-Nguema remarque en effet, qu' « avant le
XIXème siècle, on ne fait mention nulle part au Gabon d'une
quelconque organisation politique ou administrative susceptible de
préparer l'édification de l'Etat »215. L'aspect
proprement centralisateur de cette machine étatique apparaît dans
sa tendance à « nationaliser » les populations
hétérogènes conquises et soumises au Léviathan, en
les contraignant à célébrer en priorité le culte du
« Gabon d'abord ».
Aussi, cette construction ne se heurte-t-elle pas enfin, du
fait de la nécessité, de la « transmutation de la
contestation contre l'ordre colonial »216, dont l'aboutissement
devrait, normalement, intégrer le « Gabon d'abord »
à un « nationalisme de substitution217 ».
213 Ibid. p.47.
214 Ibid.
215 Ibid. p. 55.
216 Ibidem, p.56
217 Ibidem, p. 61.
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L'assimilation qui traduit cette transmutation
institutionnalise les partis politiques. Ces derniers ne vont pas se
dérober de la tyrannie du clan. Les « dérobades » nous
enseignaient déjà, les difficultés des coalitions entre
les races, dans leur réaction à l'ordre colonial. En effet,
celle-ci se caractérisaient par l'affirmation d'une conscience
d'appartenance groupale voire clanique. « La volonté de
protéger sa nationalité l'emporte, affirme Nze-Nguema,
sur la nécessité de fusionner les énergies de lutte
au niveau de tout le territoire »218.
Ainsi, « La mise en forme idéologique des projets
», va arborer la centralité de l'Etat, notamment avec les
rivalités inter-nationalitaires Pongwè-Fang,
caractéristiques, en réalité d'un « nationalisme de
substitution »219.
Les élites, traditionnelles ou modernes et, par
ailleurs « évolués » ont les compétences
nécessaires à la fabrication du récit ethnique ; ce sont
donc elles, ayant entretenues des liaisons avec l'administration coloniale, qui
s'imposeront comme entrepreneurs identitaires autorisés et mettront le
fait ethnique au service de leurs stratégies d'accès au pouvoir
et aux richesses. Il va s'agir, dans cet élan, du rejet des structures
homogénéisantes de la colonialité. En réaction au
« comité provisoire de gérance » de la race,
Pongwè, la « société de secours mutuel pour la race
Fang » va naître, car ces derniers, « n'acceptent,
n'accepterons jamais d'être commandé par les premiers
»220.
En marge de l'idéologie des Pères fondateurs
dont les prétentions se donne pour mission de construire la nation,
leurs actions, sont paradoxalement investi par les logiques ethniques. Et si,
le parti unique trouve une justification entre autres, par sa
présentation comme l'instrument nécessaire à
l'accomplissement de la cohésion nationale, sa réalité, du
fait de l'autorité que l'Etat revêt devient, lui-même, le
répertoire d'action privilégié de l'ethnicité.
La lutte supposée contre l'ethnisme et le tribalisme
est alors, dans un contexte de lutte pour le pouvoir, « le prétexte
à la marginalisation ou, pire, à l'élimination de
concurrents qui présentent une menace pour l'hégémonie du
ou des groupes dominants » 221.
L'illustration patente est le cas de la République
centrafricaine où la succession de chefs d'État (Jean Bedel
Bokassa [1966-1979], David Dacko [1960-1966 puis 1979-1981], André
Kolingba [1981-1993], Ange-Félix Patassé [1993-2003], le
général Bozizé jusqu'en
218 Ibidem. P. 44.
219 Ibidem. p.56.
220 Ibidem. P.57
221 R. Otayek, op.cit. p.4.
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2012 et les récentes mutations ; s'est
régulièrement traduite par la mainmise sur l'État du
groupe ethnique ou du clan de celui qui était au pouvoir. « La
frontière...la région stratifiée et
surdéterminé de l'adhérence » va être,
l'idéologie via lequel, « le sujet collectif
considère à tort ou à raison comme zone stratégique
où se joue son destin »222.
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