Partie II: LA METAMORPHOSE DE LA RACE
84
Le soleil des indépendances ayant
émancipé, entre 1946 et 1963 deux tiers du continent africain,
voit naître environ vingt et huit nouveaux Etats. Cependant, l'euphorie
des lipanda n'a duré que quelques brèves années,
et bien vite, l'on dut déchanter. Si quelques pays ont su garder leur
équilibre et améliorer leur niveau de vie ou conserver la paix
intérieure, tant d'autres se sont heurtés à des obstacles
de toutes espèces, sur les plans social, économique et politique.
Entre les coups d'Etat militaires, les guerres de sécession, guerres
frontalières, ou encore les dictatures et les partis uniques, l'Afrique
postcoloniale se trouve déchirée. D'autre part, la misère
afflige les populations africaines. L'ensemble de ces faits fragilise la
stabilité et la cohésion dans les jeunes Etats africains.
L'Etat menacé donc, son autorité ne
s'étend parfois qu'à une fraction du territoire national.
L'Etat-nation quant à lui, n'est, dans les consciences des populations,
qu'une fiction juridique décontextualisée des
réalités intrinsèques du continent. Le peuple ne se
reconnait que rarement dans ses gouvernants, car « la plupart des
régimes africains évoluent par une sorte de fatalité vers
la tyrannie du clan »194. La cohésion interne
prônée par N'krumah, par exemple, dans son Afrique doit
s'unir, mettait, au-delà des frontières nationales,
l'unité Africaine comme substrat de l'émancipation des anciennes
colonies vis-à-vis des puissances
étrangères195.
Face à ces échecs multiples
répétés, plusieurs théoriciens vont tenter
d'apporter leur contribution. L'école de La politique par le
bas196 s'inscrit dans cette perspective dont l'objet consiste,
à comprendre les logiques du pouvoir en Afrique postcoloniale. Les deux
premiers textes de la postcolonie de Mbembe, sur « Le
commandement », et sur le « Gouvernement privé indirect »
dépeignent de façon nette le théâtre postcolonial
dont les rôles caricaturent les nouvelles figures de la dialectique
colonisateur/colonisée. En effet, pour Mbembe, les violences des
gouvernants africains reproduisent les violences coloniales : violence
fondatrice par la conquête, violence de légitimation à
travers un discours et un vocabulaire à volonté universalisante,
violence de permanence par la sédimentation d'innombrables actes et
rites dont les plus symptomatiques furent les régimes dits de l'«
indigénat »197.
194 J. Ziegler, op.cit. p. 11.
195 N'krumah, L'Afrique doit s'unir, Paris, Payot, 1964,
p.231.
196 Cf. J.-F. Bayart, A. Mbembe, C. Toulabor, La politique
par le bas en Afrique noire. Contribution à une problématique de
la démocratie, Paris, Karthala, 1992.
197Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur
l'imagination politique dans l'Afrique contemporaine. Paris, Karthala,
2000, pp. 42-43.
85
La postcolonie, c'est-à-dire, les «
sociétés récemment sorties de l'expérience que fut
la colonisation, celle-ci devant être considérée comme une
relation de violence par excellence »198, de servitude et de
domination n'est pas sans analogie avec la « politique de la chicotte
»199 de Bayart avec lequel, ils ont en partage « la
politique par le bas ». Le projet de cet ouvrage consiste à en
esquisser une définition : cinquante ans après les
Indépendances africaines, que reste-t-il de la promesse
d'autodétermination des nationalistes? Plus spécifiquement, que
reste-t-il des idéaux d'émancipation en regard de
l'épreuve généralisée du fratricide, du refus de
faire communauté ?
La problématique de l'ethnicité et de ses
usages, telle qu'il appert dans ces postulats est un renvoi pur et simple
à la colonialité.
Nous situerons notre analyse conformément au concept
d'habitus énoncé supra. Dans de très nombreux
textes, Bourdieu entend souligner le caractère «
générateur » de l'habitus. L'habitus, cette structure
structurée prédisposée à fonctionner comme
structure structurante, a, en effet, comme propriété d'être
à l'origine d'une infinité de pratiques possibles.
Le Gabon indépendant, s'il ne connait pas proprement la
montée des particularismes et s'il n'est touché que partiellement
par la vague des turbulences des Conférences Nationales ; ils n'en
demeurent pas moins, que sa stabilité est tributaire des
équilibres ethniques, que les pères fondateurs et leurs
successeurs sauront, à bon escient manipulé,
stratégiquement, aussi bien pendant le parti unique, que plus tard dans
le multipartisme200. Ce n'est pas le cas du Zaïre, telle que le
montrait il y a 20 ans déjà, Benoit Verhaegen, dans une analyse
décapante du pouvoir despotique de Mobutu201, où il
distinguait une succession de cercles concentriques imbriqués, depuis la
« clique présidentielle » des proches parents du despote
jusqu'à la « confrérie régnante » des membres
privilégiés de l'« ethnie » présidentielle et,
au-delà, la « grande bourgeoisie potentielle »
constituée de « toutes les personnes que leur compétence,
198 Ibidem, pp. 139-140
199 J. F. Bayart, « Hégémonie et coercition
en Afrique subsaharienne, La «politique de la chicotte« », in
Politique africaine, N°110, juin 2008, pp.123-152.
200 Lire sur les balbutiements de la jeune démocratie
gabonaise, F.P. Nze Nguema, L'Etat au Gabon, Le partage institutionnel du
pouvoir, op.cit.
201 Benoît Verhaegen, « Impérialisme
technologique et bourgeoisie nationale au Zaïre », in C.
Coquery-Vidrovitch (dir.), Connaissance du tiers-monde. Approche
pluridisciplinaire, Paris, Union générale
d'édition/Université Paris 7, 1977, pp. 347-380.
86
leur popularité ou leur fonction désignent comme
candidat possible à l'entrée dans la confrérie dont elle
constitue la réserve de recrutement »202
Toutefois, la géopolitique dans le contexte du Gabon,
que certains perçoivent, à raison, plutôt comme favorable
à la prise de conscience ethnique, ne réduira pas effectivement,
l'évolution du discours nationalitaire. Les difficultés relatives
à la construction d'un ethos national, d'un destin commun
à toutes les sensibilités ethniques, depuis les prémices
indépendantistes jusqu'à nos jours, ne parviennent que rarement
à faire sens dans les consciences des populations, qui se
définissent primordialement par l'appartenance ethnique.
Rappelons d'emblée que bien avant l'expansion, «
les tribus et les ethnies ne disparaissent pas quand apparaît l'Etat et
la plupart des Etats anciens reposaient sur une base polytechnique et
polytribale »203. C'est donc la continuité logique, la
même dynamique qui fait sens dans l'Etat moderne. C'est pourquoi nous
évoquons une métamorphose au sens de Kafka, sans verser dans la
littérature pure. Cette référence à Kafka est
utilisée ici, par analogie à l'habitus de Bourdieu, dont
l'hystérésis et la transposabilité sont des
propriétés intrinsèques. La nationalité
(ethnicité), à traverser le temps est évidement parvenue
à la postcolonie et même à la
contemporanéité. Cependant, son expression a quelque peu
changé.
En effet, La Métamorphose (Die
Verwandlung), nouvelle écrite par Franz Kafka en 1912 et
publiée en 1915, décrit la métamorphose de Gregor Samsa,
un vendeur qui se réveille un matin transformé en «
monstrueux insecte » 204. Il s'agit là, d'une
mêmeté, car Gregor demeure Gregor, en dépit de l'apparence
nouvelle qu'il arbore.
Le propos qui suit, tentera d'en donner les explications
théoriques, au regard des manifestations empiriques du discours
nationalitaire dans la période précoloniale. Nous montrerons
comment les habitus ethniques, qui font sens depuis la précolonie,
résiste au modèle jacobin de l'Etat et sa centralité. Le
détour que nous avons opéré sur la
socio-archéologie du fait ethnique, nous servira de comprendre le
discours postcolonial et contemporain.
202 A. Mbembe, op.cit. pp. 374-375
203 Matsiegui-Mboula, op.cit.
204 Franz Kafka (trad. de l'allemand par Claude David,
préf. Claude David), La Métamorphose, Paris, Gallimard,
coll. « Folio Classique » (no 5882), 2015, p. 30.
87
|