Section II : De l'ethnocentrisme à
l'ethnonymie
L'ethnocentrisme désigne lato sensu, la mesure
des différences au prisme d'une culture autocentré. Cette
attitude collective à caractère anthropocentrique, est pour
Lévi-Strauss, un « Phénomène naturel,
résultant des rapports directs ou indirects entre les
sociétés »143 qui se manifeste de façon
trilogique, c'est-à-dire, par la répudiation pure et simple des
autres cultures ; négation par assimilation à soi ;
réduction de tout autre donné culturel par une explication qui
soumet celui-ci aux formes d'intellection produites dans la culture du
locuteur.
L'Occident, depuis belle lurette, se pense et se veut la
civilisation. Toutefois, cette (im) posture n'est pas inédite
et encore moins inhérente à l'Occident, en dépit du fait,
qu'il en a développé les théories les plus
extrémistes. En effet, l'ethnologie a mis en lumière les
façons dont les sociétés primitives se nomment et
désigne inversement, ses voisins par des noms péjoratifs,
méprisants, injurieux. « Le barbare nous disait
Lévi-Strauss, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie
»144.
140 Ibid., p.231.
141 Ibid., 361.
142 Ibid.
143 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale
II, Plon, Paris, 1973. 144Claude Lévi-Strauss, Race
et histoire, Paris, Denoël, 1968, pp. 19-22.
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Ainsi, les sociétés primitives, sont non
seulement fondées sur une organisation ethnique, mais aussi, «
opère ainsi un partage de l'humanité en deux parts :
elle-même, qui s'affirme comme représentation par excellence de
l'humain, et les autres, qui ne participent qu'à un moindre titre
à l'humanité (...) Affirmation de la supériorité de
son soi culturel, refus de reconnaître les autres comme des égaux.
L'ethnocentrisme apparaît alors la chose du monde la mieux
partagée... »145
1. L'universalité de l'ethnocentrisme ou la
négation d'une altérité
humaine
L'anthropologie a mis en lumière, depuis maintenant
longtemps, le fait que les groupes humains ont tendance à
élaborer des définitions positives de soi tout en produisant des
définitions négatives de l'autre. La plupart des peuples
étudiés par les anthropologues, au temps où
l'anthropologie était encore définie comme la « science des
sociétés primitives » (c'est-à-dire des
sociétés dotées de moyens techniques plutôt simples,
comme -- pour ne citer que quelques exemples -- celles des chasseurs-cueilleurs
des forêts tropicales africaines, des habitants de la région
arctique, de quelques groupes indiens d'Amérique du Nord, des barbares
d'Europe centrale ou des pêcheurs des atolls polynésiens), se
définissent eux-mêmes avec des noms qui peuvent être
traduits par « êtres humains » ou « gens ». En
même temps, les « autres », même si l'on peut les
atteindre en quelques heures de marche, sont classifiés dans les
catégories des « non-hommes », des « monstres » ou,
plus fréquemment, des « cannibales », puisque très
souvent le cannibalisme est synonyme de « non-humanité ».
Dans la civilisation occidentale et dès
l'Antiquité gréco-latine, l'application du terme
générique de Barbaroi aux peuples non helléniques
exprime bien le « frisson », sinon une certaine répulsion des
Grecs face aux manières de vivre, de croire ou de penser qui leur
étaient étrangères. Il y a là, traduit dans le
langage, un rejet direct, ayant valeur de négation franche, des cultures
autres que grecques. Par l'application générale du terme «
barbare », les Grecs refusent de reconnaître la diversité des
autres cultures, l'appartenance des étrangers à des
sociétés autres et en même temps l'identité propre
de ces cultures, de ces sociétés et des individus qui les
composent. De plus, l'épithète même de barbaros
renvoyant
145 Ibid.
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étymologiquement à la forme inchoative et
inférieure du langage des oiseaux, son application indistincte à
tout donné étranger, équivaut à refuser, à
celui-ci, ce caractère hautement humain que le Grec accorde à son
langage. L'usage d'une telle épithète exprime donc, à
l'extrême, une réduction de l'humanité à la seule
hellénité. De même, plus tard, la qualification de «
sauvage » (l'adjectif latin silvester désigne tout ce qui
est « de la forêt ») rejette dans une catégorie de
l'infrahumain des individus et des sociétés auxquelles on
attribue un genre de vie qui les rapproche plus de la vie animale que de la
culture humaine.
Roland Barthes constatera bien plus tard, en
référence au colonialisme que « face à
l'étranger, l'Ordre ne connaît que deux conduites qui sont
toujours deux mutilations : ou le reconnaitre comme guignol ou le
désamorcer comme pur reflet de l'Occident »146.
Déjà au début du 20ème
siècle, le sociologue américain William G. Sumner avait
identifié cette attitude dichotomique en parlant de in-group et de out-
group147 (« notre groupe » et le « groupe des autres
»), en l'attribuant uniquement à ce que l'on appelait alors les
« sociétés primitives ».
Toutefois, le fait de se désigner soi-même comme
« êtres humains » ou « gens » n'est pas un attribut
particulier ou exclusif de ces groupes ayant de rares contacts avec
l'extérieur. Le nazisme se réclame d'ailleurs de ce genre de
catégorisation et l'entreprise coloniale à elle-même
puisé dans cette jachère. En effet, le principe de la survivance
du plus apte, de la victoire du fort sur le faible, a conduit à
l'émergence des enjeux de classement et de races. Le principe de cette
lutte farouche et bestiale a longtemps servi à justifier la colonisation
et l'esclavage, ou encore à légitimer les campagnes successives
de stérilisation massive des pauvres et des inaptes, les
génocides et les ethnocides des peuples, et ce, uniquement au nom de
leur pseudo« infériorité raciale ». Francisé en
« aryen », le terme sanskrit ârya (avestique,
airya) signifie ad litteram « excellent, honorable,
noble ». Cette imposture de près de deux siècles allait
accréditer chez des peuples européens, sensibles à
l'impérialisme économique qui présidait à la
conquête de colonies, l'idée qu'ils étaient de la race de
ces lointaines tribus guerrières et se devaient d'imposer leur joug
à des races qualifiées d'inférieures.
Aussi, depuis sans doute au moins deux mille ans, des rapports
assez intenses avec les populations des régions des grandes
civilisations historiques du Proche- Orient, se définissent
eux-mêmes comme « arab » ce qui signifie justement « les
gens », par opposition aux habitants
146 R. Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957,
(rééd. Points, 1970), p.184.
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des oasis et des villes, qu'ils appellent souvent, avec un
brin de mépris, « hadhar » (sédentaires). Il a donc
été dit que l'identité ethnique est une définition
de soi et/ou de l'autre, pris collectivement, qui prend racine dans des
rapports de force donnés. Nous aurons l'occasion de voir comment cela
peut arriver en examinant quelques cas concrets dans la précolonie
africaine en général et gabonaise en particulier.
Examinons dans un premier temps les sociétés
tsogo du Gabon. Ce peuple désigne ceux qui sont différents d'eux
par le terme de « morenda » qui veut dire «
étranger » en dehors des catégorisations spécifiques
attribuées à chaque groupe de leur voisinage. Les Fang
exempli grati sont désignés par le vocable «
ngode » en référence au toucan, c'est-à-dire
des oiseaux et les Akélé « a nè adieyi a é
rongo arombéï » littéralement « mangeurs de
cassadan148 ».
D'autres exemples, très nombreux, parfaitement
identiques en substance, pourraient être cités : celui des
Omyènè au Gabon qui désigne l'altérité par
« anongoma ».
Pour rester sur un terrain qui nous est plus familier, nous
évoquerons le terme « bilop » attribution
catégorielle des peuples fang par différenciation à ceux
qui ne sont pas Fang.
Tels sont uniquement quelques exemples parmi tant d'autres,
qui illustrent comment les noms des ethnies, ou les appellations qui se
réfèrent à des groupes déterminés vivant
dans un environnement précis, sont souvent le résultat
imposé de l'extérieur. De plus, les noms imposés par un
groupe dominant à un groupe dominé sont quelquefois
adoptés par ce dernier, indépendamment du fait qu'il soit
conscient ou non du processus de sa formation. En conclusion, les noms des
groupes, des peuples et des ethnies sont souvent le résultat d'une
représentation « externe » élaborée
culturellement par un groupe en opposition, représentation qui est
tributaire en réalité des stratégies de pouvoir.
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