2. La fonction classificatoire des ethnonymes
Traditionnellement, l'étude des noms est une discipline
philologique, linguistique : l'onomastique. Elle étudie le choix des
noms de famille et des prénoms, en mesurant leur fréquence et en
les classant selon leur origine.
148 Gastronomie gabonaise : mets constitué de petits
morceaux de manioc cuit et conservés dans un récipient d'eau.
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La gestation des « names studies » dans les
sciences sociales francophones peut-être associée aux
années 80 et 90, au cours desquelles, l'étude des
dénominations des individus est devenue une branche de l'histoire
sociale. Il s'est agi dans cette genèse d'appréhender l'essence
du nom, de chercher comment et si possible, pourquoi les hommes choisissent-ils
des noms spécifiques, et d'autre part de se demander, si les
désignations, leurs différences, pouvaient être
utilisées comme document d'archéologie sociale. Sur ces
entrefaites, nous devons une première référence à
J. Berque qui en fut certainement le précurseur, en 1974, à
penser les ethnonymes, ces « emblèmes onomastiques », comme
des différents systèmes de classement ou des stratégies de
domination149.
L'intérêt pour nous d'étudier l'usage du
nom consiste à entrevoir par ce biais l'essence de l'ethnie. Nous
distinguons à travers le nom, deux fonctions dans l'appréhension
de l'ethnie: une fonction d'individuation inter ethnique et une
fonction de catégorisation de l'altérité
(l'ethnocentrisme).
Toutefois, si la façon de nommer les gens peut en effet
donner des indications sur les représentations de la
société, plus qu'une ethnonymie, nous traiterons plutôt
d'onomastique, pour évoquer le choix des noms personnels notamment par
transmission héréditaire, c'est-à-dire dans ses fonctions
de distinction et de classement.
Il est acquis que la fonction du nom est d'abord d'essence
distinctive. Le nom est toujours en relation avec un capital qui
révèle l'origine des agents sociaux. Une journée
passée en compagnie des camarades de nationalité malienne a
conforté l'analyse que nous menons aujourd'hui. En effet, deux de nos
compagnons revendiquaient ardemment le nom « Diop », en
réfutant simultanément cette filiation à l'autre. Ce n'est
que bien plus tard, que nous comprîmes, le capital « pouvoir »
en enjeux dans ce débat d'apparence prosaïque.
Les travaux de Le Testu rapportent les logiques distinctives
à travers l'essence des noms dans la précolonie au Gabon. En
effet, en dehors des noms des tribus que nous avons classés dont la
section précédente, d'autres formes concernant les esclaves entre
autres, procèdent du classement via la distinction qui demeure vide en
dehors de cet enjeu. Pour parler des Punu par exemple, Le Testu
établit la subordination d'une tribu d'esclave par rapport à
celle « à laquelle appartenait le père, auteur de la
descendance, selon le sang »150. Parfois on y retrouve, «
les
149 J. Berque, « qu'est-ce-que la «tribu« »,
in Maghreb, Histoire et sociétés, Gembloux et Duclos
(dir.), Alger, SNED, 1974, p.26.
150 Le Testu, op.cit, p. 516.
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sentiments de celui qui appartenait l'esclave, soit encore la
cause de la mise en servitude, s'il s'agit d'un esclave judiciaire
»151.
Voyons à travers la structure des noms chez les «
Bayaka », selon la lecture de Le Testu : « ces noms
commencent généralement(...), par le mot « dibourou
», où nous retrouvons le radical « boura »,
enfanter (bouta en Vili). Ainsi : Dibouroupakho (Liaba),
Dibouroumiviévié (Mizoumba), Dibouroubidigha
(Dibamba), etc., etc., la liste serait aussi longue, sinon plus longue que
celle des familles d'origine libre.»152
Aussi, le nom des individus procède de la forme, un
tel, fils de tel, le vocable « fils » étant la plupart de
temps sous-entendu. Dans les noms Bantu, le régime est relié au
substantif par la répétition du préfixe de ce nom. Encore
une fois, observons les récits de Le Testu à ce propos. «
Exemple : soit un individu nommé Bou-Soukou, fils d'un
père appelé Mikala, son nom sera normalement :
Bou-Soukou Bou Mikala. »153
Cependant, Le Testu fait bien de souligner à cette
époque déjà la tendance à la suppression de la
répétition en vogue chez les interprètes. Ainsi, pour nous
qui nous nommons Boussougou Kassa, la logique originelle aurait voulu
que nous nous appelassions Boussougou Bou Kassa. Toutefois, les enjeux
de classement à travers le nom, qui sont en réalité
l'objet de cette section, ne sont pas exclus ici. Le nom que nous portons,
c'est-à-dire Boussougou, retrace la « lignée d'illustres
pêcheurs que furent nos aïeuls »154. Le choix
de nous nommer n'est pas nihiliste, il s'est agi de façon
stratégique de la référence à ce passé
glorieux, donc à l'autorité et autres caractères qui
distingue notre lignée des autres et qui, in finum
confère notre position dans la stratification sociale.
Une forme moderne de l'usage stratégique est
aisément observable dans le Gabon. L'optique en jeu consiste à
préserver les capitaux acquis depuis les indépendances par les
« évolués », une oligarchie qui pour la majeure partie
de l'Afrique a su conserver le pouvoir. Depuis, pour ce qui concerne le Gabon,
l'observation de la sphère politique et économique conforte cette
hypothèse de l'hérédité du pouvoir par la filiation
non sans analogie au modèle successorale en exergue dans la
précolonie. Le renouvellement du personnel politique au Gabon est
consubstantiel à la reproduction de l'élite nègre
coloniale, déjà majoritairement issue des
151 Ibid.
152 Ibid.
153 Ibidem, p. 519
154 Discussions avec notre grand-mère.
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chefferies précoloniales. « Depuis toujours,
ceux qui dirige le Gabon, sont les mêmes. Le Président est fils de
son père, le premier ministre aussi, on dit qu'il est le petit-fils du
père de l'indépendance ». D'ailleurs les informations
que cet enquêté nous donnent ne peuvent pas être totalement
exploitées ici, sans en cité les noms des protagonistes, puisque
c'est le nom qui en effet, est à l'honneur autant dans notre travail que
dans la gestion de l'Etat au Gabon. Adrien Ondo Essono, dans un travail
récent à analyser, avec beaucoup de rigueur cette
pratique155.
Toutefois, cette concession sur les fondements
précoloniaux du discours nationalitaire, sa dynamique intègre,
également, avec des nuances tantôt substantielles, tantôt
contrastées, d'autres éléments dans la construction dudit
discours, notamment, l'évolutionnisme social et son idéologie de
la race.
155 Adrien Ondo Essono, Onomastique et lutte de
classement, thèse de doctorat N.R., Libreville, UOB, 2014.
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