2. Les ethnè comme formes élémentaires
d'organisation politique.
De l'héritage des travaux de Ferdinand Tönnies,
l'on retient principalement la systématisation de l'opposition entre
communauté(Gemeinschaft) et société
(Geselschaft) comme « catégorie de la sociologie pure
». Le concept de « communauté » offrait alors une
référence organique d'appartenance, chargée
d'affectivité (pathos au sens de Max Weber) alors que la
société se présentait, sous la forme du contrat social. Le
manifeste de la communauté « fonctionne comme définition de
l'endogroupe qui marque le partage d'appartenances et d'identification entre
`'eux» et `'nous», place donc les `'autres» hors de la
communauté et peut même servir à l'exclusion
»124. Gallissot affirme dans cette perspective que « les
conflits inter-ethniques `'pré-nationaux» reposent sur cette
mobilisation communautaire »125.
121 Cité par Amselle, op.cit.
122 Ibid., P. 35.
123 Pour deux études de cas, cf. Jean Bazin, «
À chacun son Bambara » et Jean-Pierre Dozon, « Les
Bêté, une création coloniale », in Jean-Loup Amselle
et Elikia M'Bokolo (dir.), op. cit., p. 87-128 et 59-85.
124 René Gallissot, « Communauté ;
communautés » in Nadir Marouf (Dir), op.cit., p.35.
125 Ibid. p. 37.
54
Et, la réalité sociale de l'Afrique
précoloniale est celle d'une multiplicité des communautés.
L'appartenance organique inhérente au lien social entre les membres de
la communauté procède des éléments mystiques,
généalogiques et sacrés. À chaque communauté
correspond une culture particulière faite d'objets matériels, de
comportements institutionnalisés, d'organisations sociales, de
connaissances techniques, de conceptions philosophiques et religieuses, de
créations esthétiques. Cet ensemble, propre à chaque
groupe, constitue un héritage collectif que chaque
génération reçoit de la précédente, modifie
quelque peu, et transmet à la suivante.
Jacques Maquet affirme que « les sociétés
globales - ainsi appelées parce qu'en chacune d'elles l'individu trouve
l'ensemble des réseaux de relations sociales dont il a besoin au cours
de sa vie - furent nombreuses dans l'Afrique traditionnelle, celle qui prit fin
avec la période coloniale en ses débuts, vers le dernier quart du
XIXe siècle »126 en se prévalent des travaux de
l'ethnologue George P. Murdock, qui en énumère plus de huit cent
cinquante, sans en prétendre l'épuisement.
L'identité d'une communauté est une
réalité dont les dépositaires sont conscients ; ils savent
qu'ils sont Bayengé, Badoumbi ou Fang et que
leur mode de vie est différent de celui de leurs voisins. C'est pourquoi
les ethnologues ont pris comme unité d'étude, le plus souvent,
une société globale et sa culture.
Pour Tönnies la communauté est à l'image de
la famille. En effet, « le prototype de toutes les unions en
communauté est la famille. Les trois piliers de la communauté :
le sang, le lieu et l'esprit, ou encore la parenté, le voisinage et
l'amitié, sont présents dans la famille, mais le premier d'entre
eux est son élément constitutif »127. La
territorialité est en dehors des éléments tels que la
langue, un critère d'individuation chez Tönnies.
Dans une étude sur la précolonie de l'Afrique
centrale Ndaywel -E- Nziem affirme que les Africains se sont toujours
organisés en sociétés ethniques qui abritent les
unités familiales que sont les clans ou les sous-clans128. Le
clan est la base de toute société indigène dont les
126 Jacques Maquet, « AFRIQUE NOIRE. Culture et
société - Civilisations traditionnelles», in
Encyclopédie Universalis, op.cit.
127 F. Tönnies cité par R. Gallissot, in Nadir Marouf
(dir.), op.cit.
128 Ndaywel -E- Nziem, « L'Afrique centrale ancienne:
Les hommes et les structures », in Théophile OBENGA (dir.),
Les peuples Bantu. Migrations, expansion et identité
culturelle, Tome I, L'Harmattan, 1989, pp.256-261.
55
implications sous-tendent une cohésion d'ordre plus
général et supposent chez les membres, le sentiment d'un
intérêt supérieur à l'intérêt
individuel129.
Au coeur du clan ou de la tribu se trouve un
élément fondamental, transcendantale : le totem. En effet, chaque
tribu a un totem. La légende Bayengé tel que nous le
rapporte Le Testu explicite la sacralité du totem qui lie à
travers l'imaginaire, les membres de ce clan à un destin commun et de ce
fait le distingue des autres. Le perroquet gris à queue rouge, nous
conte Le Testu, est par exemple, le totem des Bayengé qui y
tire leur nom. « Un homme des Bayengé avait un ennemi mortel ;
il le rencontra un jour dans la forêt. Cet ennemi voulut profiter de la
solitude du lieu pour satisfaire sa haine et tuer le Bayengé. Mais
prudent, il lui demanda d'abord : « Es-tu seul » ? - « Non, dit
le Bayengé, il y a des gens avec moi » - « appelle-les donc !
». Le Bayengé était seul, mais, payant d'audace, il appela
ses soi-disant compagnons. Ce furent les perroquets qui répondirent et
lui sauvèrent la vie, car celui qui voulait le tuer eut peur de
n'être plus fort et s'enfuit. Les Bayengé prirent alors le
perroquet « koussou »comme protecteur et depuis ce jour, ils
s'abstiennent de le manger. »130
C'est à cette communauté linguistique,
pluriclanique que Matsiegui Mboula va consacrer la genèse de l'ethnie :
« Au point de départ basée sur la communauté de
langue, elle allait peu à peu consolider son unité interne par
l'usage des mêmes institutions. Le clan, réalité
homogène sur le plan de la parenté, allait désormais
coexister avec l'ethnie, élément inter-clanique. La structure
ethnique se trouvait être une excroissance de la structure clanique. Elle
allait acquérir une plus grande importance au point d'évincer
pratiquement l'autre en tant que mode d'organisation de la
société »131
C'est à partir de cette nucléarité que
certaines ethnies se doteront, soit d'une hiérarchie interne, au point
de se constituer en unités politiques, soit d'une évolution dans
le sens d'un émiettement plus grand, créant une
multiplicité d'autres structures semblables, soit encore, par
l'absorption ici et là, des groupes d'autochtones ou de nouveaux
immigrants et se transformer ainsi en des entités culturelles
composites.
L'idée fantaisiste de la hiérarchie entre des
sociétés même parfois séparées par quelques
centaines de mètres fit commune à toutes les
sociétés humaines. Par exemple, les
129 Georges Le Testu, « Notes sur les coutumes Bapunu
dans la circonscription de la Nyanga », in Annie Merlet, Autour de
Loango (XIVe -XIXe siècle), histoire des peuples du sud-ouest du Gabon
au temps du Royaume de Loango et du « Congo français »,
Libreville/Paris, CCF, « Découverte du Gabon », 1991, p.
516.
130 Le Testu, op.cit. p. 517
131 Matsiegui Mboula, op.cit. p.188.
56
Grecs opposaient ainsi les ethnè (sing.
ethnos) et la polis (cité). « Les
sociétés qui relevaient de leur culture mais auxquelles «
manquait » l'organisation en cités-États étaient des
ethnè. Le terme est souvent traduit par « tribu » (en
allemand, Stamm), ou par « État tribal
»132. Plusieurs auteurs soutiennent cette thèse. Pour V.
Ehrenberg notamment, il est « vraisemblable [que l'ethnos] est
beaucoup plus proche de la société primitive
»133. La déclinaison fâcheuse des thèses
similaires, induit de facto, une défintion ad litteram
de l'ethnologie comme une science des sociétés «
a-politiques ». Or les ethnies sont vraisemblablement des formes
élémentaires d'organisation politique qu'une ethnologie
ethnocentriste a biaisé l'analyse, pour supposer la hiérarchie
entre les peuples.
Il faut admettre comme Matsiegui Mboula, la
généralisation de ce modèle organisationnel sous-tendu par
l'existence de tant d'ethnies qu'on connaît de nos jours, « car
suivant son principe de création, une nouvelle unité du genre
peut toujours se créer même encore de nos jours
»134.
Le clan, postule cet auteur constitue « donc l'instance
qui assure la transition entre l'organisation purement familiale et
l'organisation politique puisque, au sein de l'ethnie, ils connaissent une
certaine hiérarchie. On distinguait en effet, le « clan
aîné » du « clan cadet », le « clan
époux » du « clan épouse », au point même
où l'on en vint à parler du « clan royal »,
démarqué des « clans roturiers » et « esclaves
», etc. Toute la vie politique utilisa donc en premier le vocabulaire
familial avant de l'enrichir des termes spécifiques politiques. Ainsi,
les notables du village étaient des « Aînés » des
lignages en présence ; le chef du village était «
l'Aîné » des lignages du village (...). »135
Empruntons, en relativisant, une esquisse de réponse,
pas tout à fait à notre aise, mais suffisamment illustrative
à Nadel, qui postule que la« tribu existe, non pas en vertu d'une
quelconque, unité ou identité, mais en vertu d'une unité
idéologique et d'une identité acceptée comme un dogme
»136.
Ainsi, les rapports de pouvoir intercommunautaires, participe
de la subjectivation des communautés dans les interactions quotidiennes.
Plusieurs types de rapports sont en exergue dans l'Afrique précoloniale.
Il en va, entre autres des alliances, du commerce, de la servitude
132 Amselle, « Ethnie » in Encyclopédie
Universalis, 2013.
133 Cité par Amselle, Op.cit.
134Matsiegui Mboula, op.cit.
135 Ibid.
136 Nadel cité par Matsiegui Mboula, op.cit. p. 203.
57
ou encore des conflits. Les communautés villageoises
sont souvent opposé entre-elles pour des palabres portant sur la
répartition des terres. Voilà pourquoi il se créa des
associations de villages, c'est-à-dire des chefferies. Ceci était
surtout le fait des populations des savanes.
Dans quelles conditions seraient nés les royaumes qui
ont fleuri au cours de la période ancienne de notre histoire Bantu ?
Pourquoi se sont-ils effrités dans la nuit des temps ? Pourquoi toutes
les sociétés ethniques ne se sont-elles pas transformées
en royaume ? L'étude minutieuse des royaumes d'Afrique centrale permet
de mieux comprendre le phénomène d'émergence de ces
structures.
Il importe de constater à la suggestion de Matsiegui
Mboula que la formation politique est indépendante du
phénomène ethnique. En effet, de la pluralité et
même de l'hétérogénéité des royaumes
qui ont existé au Zaïre ancien, pas un seul ne s'est
constitué sur une base mono-ethnique. « Les traditions d'origine le
mentionnent explicitement ; le « Kongo » regroupait les Mbundu et les
conquérants Besi Kongo ; le « Kuba » abritait en son sein un
ramassis de peuples d'origine diversifiée : Luba, Kete, Mongo, etc.
L'empire Luba et surtout l'empire Lunda, aussi étendu dans l'espace, ne
pouvaient être davantage homogènes sur le plan ethnique.
»137
Or, c'est du fait de ce brassage interethnique sous-jacent
à des impératifs politiques que certains groupes ethniques ont vu
le jour. « Tel est précisément le cas des Kongo, Kuba,
Lunda, Luba actuels. La structure étatique n'est donc pas le
prolongement de l'organisation ethnique. Elle n'était même pas
vécue, à l'époque, comme un idéal d'organisation
auquel il fallait à tout prix parvenir. C'est ainsi que cela n'a pas pu
se prévaloir partout. Même là où elle a
existé, cette structure n'apparaît pas comme étant le
résultat d'un dynamisme local »138.
Au Gabon par exemple, Du Chaillu rapporte que les «
Ishogos, chassés de leur territoire par la guerre, s'étaient
établis dans une enclave inoccupée, au milieu des possessions de
leurs voisins »139. Outre le caractère légion des
cohabitations pacifiques inter-ethniques, d'autres rapports, cette fois
conflictuelles n'y sont pas absents.
Les relations de servitude se complète également
pour rendre compte des rapports inter-ethniques lorsque le même auteur
affirme qu'en dépit du dialecte, des parures, des coutumes et
habitations communs aux « Ishogo » et aux « Apingis », ces
derniers les « regardent
137 Ibid.
138 Ibid.
139 Paul Du Chaillu, « Voyages et aventures dans l'Afrique
équatoriale», in Annie Merlet, op.cit. , p. 306.
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comme un peuple inférieur à eux
»140. Les peuples de la côte « affichent un
souverain mépris pour ceux de l'intérieur (...) quelques jours
auparavant, j'avais vu Makondai, abordé par un Ishogo, lui tourné
le dos avec une expression de dégout et cracher par terre. Ce
jour-là, comme un des neveux du roi venait s'asseoir près de lui,
il se leva en disant qu'il ne pouvait rester à côté de ces
esclaves, tant ils sentaient mauvais »141. Enfin, ajoute Du
Chaillu, « je leur ai souvent entendu dire :- « «Comment
Chaillie peut-il croire que nous soyons du même sang que ces
esclaves« ? »142 En guise de réaction à
ses injonctions relatives au comportement méprisant de son compagnon.
Un fait moderne est souvent, telle une légende
évoquée dans la province du Haut Ogooué au Gabon. Il
s'agit du non soumission d'un édile de la ville de Franceville qui se
serait refusé toute allégeance et soumission au Chef de l'Etat,
sous prétexte que ce dernier était issu d'une tribu esclave. Un
enquêté nous explique à ce sujet que « les
Téké étaient les esclaves des Ndoumou ».
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