I.4. Socialisation et
représentation sociale des travailleurs
Selon plusieurs auteurs (Dubar :
1991 ;Sainsaulieu : 1988, etc.) le développement de nos
sociétés a fait du travail un puissant facteur
d'intégration sociale. Il apporte au travailleur une identité
sociale, produit de socialisations successives et son appartenance à
telle ou telle catégorie socioprofessionnelle définit sa place
dans le processus de production. Il constitue la base de ce qu'on appelle la
socialisation secondaire puisque tout au long de sa vie professionnelle, le
travailleur est dans un processus continu d'intégration aux valeurs et
à la culture de l'entreprise. Le lien social se développe aussi
bien au cours des rapports entre collègues que dans les relations avec
la clientèle.
La lecture que donne Dubar (1991) aux travaux de Berger et
Luckmann revêt un intérêt essentiel. En effet
l'économie générale de leurs textes conduit à une
théorisation originale. Berger et Luckmann définissent la
socialisation secondaire comme une intériorisation des sous-mondes
institutionnels spécialisés, conduisant à une acquisition
de savoirs spécifiques et de rôles directement ou indirectement
enracinés dans la division du travail. Une telle définition
renvoie à une incorporation de savoirs spécialisés, qu'ils
appellentsavoirs professionnels, constitués de savoirs d'un
genre nouveau. Ainsi, sur la base de ce postulat, Dubar montre qu'ils sont
associés à une série conceptuelle renvoyant à une
weltanschauung, une vision du monde constituée d'un
vocabulaire, de formules, de propositions, de procédures, un programme
formalisé et un univers symbolique.Selon Dubar, la relation
entre « réussite » et
« conditions » de la socialisation secondaire constitue un
des points cruciaux de la théorie de Berger et Luckmann. Mais selon lui,
l'articulation des identités spécialisées,
c'est-à-dire professionnelles, culturelles ou politiques au sein d'une
identité « globale », individuelle et sociale
« ne peut qu'être décrite empiriquement,
constatée, mais non théorisée»(Dubar 1991 :
105).
C'est ainsi que Chevalier (1994) remarquait que les
entreprises constituent des collectivités de travail. De ces
collectivités se crée une identité professionnelle
partagée par la communauté, qui ne se construit pas seulement en
référence aux activités de ces collectivités, mais
dépend de facteurs multiples imbriqués et entrecroisés.
D'abord, l'auteur montre que la condition de salarié conduit à
une conscience collective, d'où une identité de classe.
Cette conscience collective s'exprimera par l'adhésion à des
organisations spécifiques telles les syndicats, les mutuelles,
chargées de la défense des intérêts communs des
employés ; elle débouchera sur le développement de luttes,
visant à défendre ces intérêts par l'action
collective. Ensuite, il constate qu'au-delà du statut commun de
salarié, il existe des groupes d'attitudes relativement
différenciées par rapport au travail: on voit ainsi
apparaître de véritables identités au travail au terme de
la confrontation avec le processus productif, débouchant sur des
sous-cultures. Présentes à l'intérieur des divers groupes
socioprofessionnels, bien qu'avec des pondérations et des
évolutions différentes, ces sous-cultures seraient
intériorisées au terme d'un processus d'apprentissage culturel
dépendant d'un ensemble de variables (culture antérieurement
acquise, situation de travail proprement dite, type de capital symbolique au
sein de l'entreprise). L'entreprise interviendrait moins comme un lieu
d'acquisition d'une culture organisationnelle spécifique, que comme un
contexte ou un milieu relationnel. Ceci permet à chaque
salarié d'actualiser, par le biais de l'expérimentation
quotidienne des relations de travail, les images et expériences.
L'expérience du travail produirait ainsi, non seulement des
identités collectives organisées sous la forme
de modèles culturels, mais aussi des types d'acteurs
sociaux, résultant de ces apprentissages culturels. Il se forme alors
des communautés professionnelles, constituées autour d'un champ
de sociabilité, qui élaborent des règles, des pratiques et
valeurs communément admises pour gérer leur relation de
solidarité, d'entraide, et de résolutions de conflits.
L'identité corporative enfin, apparaît pour Chevalier comme la
consolidation des identités précitées, qui n'est qu'une
instance d'organisation des intérêts, mais surtout un
lieu d'identification.
La substance de l'analyse sur l'identité du
travailleur, surtout dans le secteur privé selon l'auteur, conduit
à la production d'une identité d'entreprise.
L'entreprise apparaît comme une entité collective, une
véritable micro-société, guidée par
un intérêt propre, commun à l'ensemble de ses
éléments constitutifs et qui constitue son principe fondamental
de cohésion.
Au regard de ce apport considérable sur une
théorie de la construction des identités des travailleurs,
résultant des processus de socialisation, le texte de Chevalier donne
une vue globale sur les raisons et motivations qui peuvent conduire un
employé à se définir par rapport à sa
catégorie professionnelle et son degré de cohésion
à l'entreprise.
Dans un article sur la marine marchande française,
Paradeise (1984) définit les marchés du travail
fermés comme des espaces sociaux où l'allocation de la
force de travail est subordonnée à des règles
impersonnelles de recrutement et de promotion. Cette définition concerne
tout à la fois les marchés des professions
libérales et celui des professions à statut
national, mais aussi un nombre certains d'emplois privés,
localisés dans un secteur, un métier, une firme. Elle leur
attribue certains traits de l'idéal-type de la bureaucratie comme
système rationnel-légal selon Weber, tout en reconnaissant que
tous n'appartiennent pas à des organisations bureaucratiques.
Elle constate à partir de l'exemple de la marine
marchande française, que « la formation constitue la charpente
du marché sur laquelle elle agit de différentes
manières » : en organisant l'accès aux emplois et
en créant une liaison rigide entre
formation/ancienneté/qualification/salaire, en régulant les
relations entre les intérêts des trois partenaires (Etat,
employeurs, salariés) et en assurant « la reproduction
organique de la compétence [...] par des titres difficilement
négociables sur le marché du travail
extérieur »(Paradeise 1984 : 356-357).
Ce n'est donc pas la nature du travail ni son organisation, ni
même ses relations internes qui assurent la
fermeture de ce type de
marché institutionnalisé ; mais
plutôt les conditions de fonctionnement du système d'emploi. C'est
donc l'ensemble des relations professionnelles institutionnalisées
s'organisant autour d'une super-règle qui
prétend articuler les intérêts des travailleurs et des
employeurs à l'aide de normes et procédures qui échappent
aux lois du marché libéral. Or, remarque Paradeise, parmi ces
procédures, celles qui concernent la formation occupent une place
stratégique pour réguler l'accès aux emplois, le
déroulement des carrières et les rémunérations. La
formation devient alors « un processus de socialisation en milieu
maritime »(Paradeise 1984 : 357) incluant à la fois des
formations initiales d'insertion dans l'emploi, et des formations alternantes
associant l'acquisition des savoirs et des savoir-faire. On peut donc
considérer ce marché du travail fermé
comme un mode intégré de socialisation professionnelle permettant
de réaliser une articulation dynamique entre la formation
générale préalable, la formation professionnelle
d'accompagnement de carrière et l'expérience du travail ou du
métier.
L'on ne saurait analyser les processus de socialisation en
cours dans les produits culturels du travail organisé, sans
évoquer le tableau savamment élaboré par Sainsaulieu
(1988) sur les modalités constitutives des identités au travail
et leurs indicateurs. En effet, l'auteur dans son ouvrage sur
l'identité au travail dégage trois dimensions
identitaires que sont : le champ d'investissement, les normes de
comportement relationnel et les valeurs issues du travail. A ces dimensions se
rattachent de manière dynamique et simultanée des modèles
de relations au travail. Primo, il distingue, le modèle
fusionnel, qui combine la préférence collective,
caractérisé par une solidarité entre pairs et une
dépendance envers l'autorité du chef, du fait d'un manque de
pouvoir sur leur condition de travail. Secundo, il retient
le modèle de négociation, qui allie la polarisation
sur le collectif avec une stratégie d'opposition, que l'on retrouve chez
les professionnels très qualifiés, en raison de leur
compétence et de leur place dans la chaîne de production. Tertio,
c'est le modèle des affinités qui en oeuvre.
Celui-ci allie la préférence individuelle avec une
stratégie d'alliance. C'est l'univers de la promotion sociale, de la
mobilité socio-professionnelle rapide, soutenue par un réseau
relationnel. Le dernier modèle de retrait enfin, selon
Sainsaulieu, est caractérisé par
« l'absence-présence » de
l'employé. Il s'agit de catégories de travailleurs de base peu
qualifiés qui ont d'autres préoccupations plus urgentes et
valorisantes ailleurs, la situation professionnelle n'étant qu'un atout.
C'est le cas des femmes, par exemple, qui sont déchirées entre
les obligations matrimoniales et la valeur de la vie professionnelle.
En outre, l'auteur remarque que l'entreprise, du fait qu'elle
offre des possibilités d'expérimentation stratégique, est
un lieu d'apprentissage de normes de relations. Il définit
l'apprentissage comme une activité précise de l'individu,
progressant par essais et erreurs. Pour l'auteur, des habitudes de relations
avec les autres au travail, peuvent être issus de l'expérience
même des rapports de travail, et ne pas être la pure transposition
des habitudes prises antérieurement dans le milieu scolaire ou familial.
Selon Sainsaulieu, l'apprentissage de normes professionnelles et relationnelles
portera sur la capacité stratégique de l'acteur en situation, et
c'est autour de cette élaboration d'un jeu individuel face au jeu des
autres que l'on pourrait analyser les processus d'essais et d'erreurs, de
récompense et de transfert. Toujours est-il que quel que soit les
diplômes acquis antérieurement, un métier s'apprend
toujours sur le tas, dans une relation de conseil et de contrôle avec
quelques experts déjà confirmés.
Toutefois, l'auteur retient que l'action culturelle joue un
rôle important dans les processus d'intégration de l'individu dans
son groupe professionnel dans la mesure où « être en
organisation, c'est être en structure de mise en relation, et par
là même, dans un processus de socialisation» (Sainsaulieu
1988 : 370). L'interaction en oeuvre dans l'espace du travail
conduit à la possibilité pour chacun d'être reconnu comme
différent des autres sans pour autant être rejeté. Puisque
celui-ci dispose d'un passé culturel, d'habitudes acquises en
matière d'identification et de perception. Ainsi, l'individu et le
groupe font tout d'abord l'expérience d'une certaine logique de leur
conduite d'acteur dans leur situation d'échange quotidien. Impliquant du
même coup une intériorisation des normes et valeurs propres
à l'organisation. En outre, l'intégration professionnelle est une
condition nécessaire pour le travailleur de s'approprier les valeurs de
l'entreprise, de faire preuve de fidélité et de loyauté,
de s'approprier l'esprit maison selon Sainsaulieu.
Constitué d'une combinaison évolutive d'attachement et de
complicité aux collègues, de relations d'identification aux chefs
et de respect des règlements, cet esprit maison donne à
la fois la fierté et la satisfaction d'appartenir à l'entreprise.
En effet, selon l'auteur, les employés, guidés par cet esprit,
« sont l'entreprise, car c'est elle qui les fait vivre, mais à
condition qu'elle les fasse bien vivre, qu'elle les honore et les
protège, dans et hors le travail»(Sainsaulieu1988 :365).
De surcroît, ce phénomène d'intégration peut
avoir des proportions pouvant se répandre sur plusieurs
générations. C'est ainsi, que l'auteur nous donne exemple
de l'esprit cheminot de la SNCF en France. Pour lui,
cet esprit semble trouver sa source dans la certitude de promotion sociale
qu'offraient les compagnies de chemin de fer, sur plusieurs
générations, à tel enseigne que des cadres actuels sont
fils et petit-fils de cheminots.
Nonobstant cet esprit d'intégration, rappelons que les
représentations naissent, s'élaborent et se construisent
à partir d'éléments individuels, contextuels, sociaux, qui
sont relativement identifiables. Qu'en est-il pour le cas des agents de
Télécel Faso qui se réclament d'être une
« une grande famille » ? Les différentes
catégories socio professionnelles sont-elles guidées selon des
schèmes propres à leurs groupes ?
Au niveau du monde social du travail, les
représentations se modifient avec la perception de soi et
l'évolution des tâches à exécuter. Les
représentations sociales orientent dès lors les conduites et les
comportements des individus. En effet, Lautier et Pereira (1994), à
travers leur étude sur les représentations des
travailleurs sans qualités en Amérique
Latine, montrent que les représentations de soi, marquées par une
stigmatisation sociale dans et hors du travail apparaissent comme un
élément déterminant de la mobilité
professionnelle. Analysant les ouvriers du bâtiment, les auteurs
montrent comment ils se définissent comme des moins que rien.
Cette représentation de soi dévalorisée s'accompagne
d'un processus de stratification sociale auto définie par les
travailleurs puisqu'ils élaborent toujours une comparaison face à
l'altérité. D'un autre côté, la
dénégation de son état, par ces signes extérieurs
peut être, en l'absence de projet de mobilité le seul moyen de
supporter sa condition, la schizophrénie apparaissant comme une
véritable stratégie de survie. Cette
représentation est la plupart du temps partagée par une
catégorie d'employés dont les conceptions vont au-delà des
relations de travail pour devenir une fraternité comme le
soulignent Bucher et Strauss (1961) dans professions in
process.Pour les auteurs, dans les milieux de travail, ils se
créent des segments dont les membres adoptent une attitude
de « development of a unique mission, shared attitudes toward clients
and society, and the formation of informal and formal association »
(Bucher et Strauss 1961 : 330).
On ne saurait de ce fait sous-estimer l'efficacité de
cette valeur d'intégration à l'entreprise dans l'analyse des
identités collectives issues des situations de travail. Nous sommes
à une époque où la croissance des organisations et la
multiplicité des progrès techniques bouleversent les
solidarités et relations humaines.
Nos ouvrages de référence s'inscrivent dans une
perspective à la fois analytique et descriptive des situations de
travail, organisées autour de diverses normes et valeurs. Celles-ci
conditionnent et codifient les comportements et représentations des
différents acteurs en interaction. Néanmoins, l'on ne saurait
analyser la question de l'emploi d'une structure dans un espace donné,
sans auparavant donner un état global de la situation. Pour ce faire,
que peut-on retenir de l'état des lieux de l'emploi au Burkina Faso,
précisément dans le secteur privé ?
|
|