Partie 3 : Analyse
36
3.1. Les interférences relevées par les
enseignants
Interférence
Ling. - Les changements ou les identifications
résultant dans une langue des contacts avec une autre langue, du fait du
bilinguisme ou du plurilinguisme des locuteurs, constituent le
phénomène d'interférence linguistique.
(Mounin, 2004 :181)
Les élèves norvégiens de second cycle
apprenant l'anglais dès leur plus jeune âge, il nous a paru
opportun d'amorcer ce travail avec le repérage d'erreurs (ici comme
productions fautives systématiques, en opposition à la
faute7), qu'elles soient communes à tout le groupe
d'apprenants ou non, afin d'établir une sorte de diagnostic de
l'influence que l'anglais peut avoir sur l'apprentissage du français. Le
linguiste Francis Debyser parle du phénomène de
l'interférence comme d'un « accident de bilinguisme entrainé
par un contact entre les langues » (Debyser, 1970 :34). Or, notre seconde
hypothèse était que l'anglais puisse servir de socle à
l'apprentissage du français, de par les nombreuses similarités
entre les langues. Cette première partie du travail d'analyse nous
permettra donc d'établir un corpus, qui nous aidera à renforcer
(ou non) la pertinence du choix de notre sujet.
Pour l'analyse de ces phénomènes grammaticaux,
nous nous sommes appuyées sur deux grammaires : la Grammaire pratique de
l'anglais de Serge Berland-Delépine (2015), et la Grammaire
expliquée du français de Poisson-Quinton, Mimran et
Mahéo-Le Coadic (2002).
3.1.1. Morphosyntaxe
Le contexte de l'observation des interférences de
l'anglais est important : ces énoncés fautifs ont
été produits au sein de la classe de langue. La situation de
communication, d'élève à enseignant ou
d'élève à élève, comporte des
similarités : l'élève en question connait le
répertoire langagier de son professeur et de ses camarades. Au sein de
la syntaxe fonctionnelle d'André Martinet, la situation de communication
et la caractérisation du locuteur sont des éléments
essentiels, détermine les choix d'énonciation de celui-ci (Baylon
et Fabre, 2003 :109). Dans notre situation, les élèves comme les
enseignants possèdent tous en commun le
7 Voir Þavlý, 2009 :181.
37
norvégien (langue première pour la plupart
d'entre eux), un certain niveau de compétences en anglais, et en
français.
La première catégorie regroupe les
interférences au niveau de la morphosyntaxe. Elle comprend donc des
erreurs à caractéristiques morphologiques (les parties du
discours et les variations des mots) et syntaxiques (l'ordre des mots, leurs
fonctions, et les accords) (Baylon et Fabre, 2003 :105).
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Inventaire des interférences relevées :
morphosyntaxe
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Informateur n°13
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Il regardes (le s à la troisième personne,
singulier, du présent)
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Informateur n°50
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L'ordre des mots
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En anglais, on ajoute la désinence -s (parfois -es)
à la troisième personne du singulier du présent. En
français, les terminaisons possibles pour cette même personne au
présent de l'indicatif n'incluent pas le -s.
Il existe d'autres différences relevant de la
morphosyntaxe et de l'ordre des mots : par exemple, en anglais, l'adjectif
qualificatif épithète est placé avant le nom ; les pronoms
personnels compléments sont eux placés après le verbe.
3.1.2. Le lexique
a) Les interférences lexicales
Beaucoup d'enseignants ont donné dans leurs
réponses des exemples d'interférences lexicales de l'anglais dans
les productions des élèves en classe de français.
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Commentaires
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Informateur n°11
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Similaritude du vocabulaire
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Informateur n°14
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Oui pour tous les mots transparents anglais/français
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Informateur n°18
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Les élèves utilisent les mots anglais, et ils
traduisent par exemple « travailler » comme « travel »
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Nous avons pu relever grâce aux témoignages de ces
enseignants des interférences lexicales diverses.
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Commentaires
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Informateur n°1
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Je suis norwegian, j'ai un job
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Informateur n°13
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Les expressions de géographie sont influencées par
l'anglais : Norwegian au lieu de norvégien, Germany au lieu de Allemagne
...
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Informateur n°51
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Quelquefois ils écrivent des mots anglais.
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On retrouve dans les réponses plusieurs types
d'interférences lexicales. Tout d'abord, les mots anglais calqués
tels quels, utilisés comme stratégie de communication lorsque
l'apprenant ne connait pas l'équivalent français - comme le dit
l'informateur n°8. Ainsi, on retrouve dans des productions (écrites
aussi bien qu'orales) des mots comme « Norwegian », « job »
ou « Germany ». Les élèves ont alors recours à
des mots anglais afin de persévérer dans l'acte de communication
malgré leurs lacunes en français, comme dans les exemples
relevés ci-dessus.
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Commentaires
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Informateur n°8
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Si les élèves ne connaissent pas le mot en
français ils essayent d'utiliser un mot anglais
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Informateur n°33
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S'ils ne connaissent pas le mot français, ils essayent
parfois de « francophoniser » un mot anglais.
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Informateur n°41
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Utilisation occasionnelle de mots anglais avec accent
français quand ils ne trouvent pas le mot en français
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Informateur n°43
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Si les élèves ne connaissent pas le mot en
français ils trouvent toujours le mot en question en anglais et essayent
de le rendre français.
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Lorsque les élèves ne connaissent pas le mot
français, une autre stratégie (une alternative au simple
copié-collé du mot anglais) est la francisation de mots
anglais.
D'après les remarques des enseignants, nous en
déduisons que les élèves sont bien conscients des
similitudes lexicales qui existent entre les deux langues. Grâce à
la multitude de mots transparents anglais-français, ils ont accès
à une base de données assez importante qu'ils semblent utiliser.
Parfois, la frontière est difficile à faire entre des mots qui
sont indéniablement transparents (orange, important,
39
adorable, etc.) et les faux-amis. Ainsi, un enseignant nous
donne l'exemple du verbe « travailler », qui est compris comme
signifiant voyager, les élèves faisant le lien avec le verbe
anglais « to travel ».
b) Les calques
Le calque est défini dans le Dictionnaire de la
linguistique comme « une forme d'emprunt d'une langue à l'autre qui
consiste à utiliser, non une unité lexicale de cette autre
langue, mais un arrangement structural, les unités lexicales
étant indigènes » (Mounin, 2004 :58). Il en existe trois
types : le calque lexical, le calque sémantique et le calque
grammatical. Les deux exemples relevés ci-dessous sont des calques
grammaticaux.
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Commentaire
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Informateur n°29
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Ils peuvent écrire : je suis attendre (I am waiting)
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L'exemple de l'Informateur n°29 montre que les
étudiants norvégiens calquent la construction du présent
sur l'anglais : ils se servent du modèle du présent progressif
(ici, I am waiting) plutôt que du présent simple (qui serait
alors, en anglais, I wait). En français, il existe bien un
présent d'aspect duratif qui correspond au présent progressif
anglais : par exemple, je suis en train d'attendre, qui exprime une action qui
dure. Cependant, ce présent ne semble pas être connu des
élèves puisqu'il nécessite un niveau de français un
peu plus élevé. Ils font donc un transfert avec la construction
anglaise, qui est, elle, bien connue ; le présent progressif est
très utilisé en anglais dans le parler de tous les jours. Il est
« le vrai présent anglais, celui que l'on emploie pour les actions
qui sont en progrès, qui sont commencées mais pas encore
terminées » (Berland-Delépine, 2015 :105). Un anglophone
aura par exemple plutôt tendance à dire (a) « I'm waiting for
the bus » que (b) « I wait for the bus ». Un francophone, lui,
privilégiera « j'attends le bus » (équivalent de la
construction b) plutôt que de dire « je suis en train d'attendre le
bus » (construction a).
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Commentaire
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Informateur n°53
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Ils écrivent souvent par exemple Mathilde's vélo
au lieu de le vélo de Mathilde.
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Un autre problème est la formation du possessif. En
anglais, on utilisera effectivement le -s précédé d'une
apostrophe (ou, au pluriel, le cas contraire). Cette
40
indication de la relation de possessivité suit le
possesseur, comme dans l'exemple Mathilde's vélo. Le nom Mathilde est le
possesseur, suivi du -s du cas possessif, puis de l'objet. En français,
on pourra utiliser la préposition de, comme dans l'exemple
proposé. Dans ce cas, la phrase sera construite sous la forme nom +
de + nom (Poisson-Quinton, Mimran et Mahéo-Le Coadic, 2002 :64).
3.1.3. Phonèmes
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Inventaire des interférences relevées :
phonèmes
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Informateur n°17
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Station, manifestation, certains mots et noms prononcé
à la façon anglaise
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Informateur n°20
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Orales, la prononciation
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Informateur n°24
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Les élèves utilisent des mots anglais,
prononcés à la française.
Prononciation surtout « in- » (information ->
/inf.../ au lieu de nasaliser)
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Informateur n°30
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Oui, à l'oral. Ils mélangent parfois les deux
langues s'ils doivent s'exprimer spontanément, surtout au
collège.
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Informateur n°36
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Oui, la prononciation des mots terminés par -tion,
ment, et d'autres sons.
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Informateur n°49
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Oui, dans la prononciation des mots similaires, comme par
exemple « communication ».
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Ce type d'interférences nous étonne parfois
lorsque nous nous positionnons comme locutrice du français et de
l'anglais, et apprenante du norvégien. En effet, parmi les
interférences relevées on retrouve notamment l'absence de
nasalisation du son [?Þ], notamment en fin de phrase, comme dans
communication, information, etc. Selon les enseignants, les
élèves ont tendance à ne pas nasaliser le [?Þ] et
à prononcer ces mots en suivant les règles de l'anglais. Il est
vrai que la nasalisation n'existe pas plus en norvégien qu'en anglais.
Cependant, bien des mots similaires existent en norvégien : en nasjon
(une nation), en føderasjon (une fédération), en
opposisjon (une opposition), etc. Ces mots suivent les règles de
prononciation de la langue norvégienne, où les voyelles sont
émises de manière plus similaire au français qu'à
l'anglais (Renaud et Buscall, 1996 :8).
41
3.1.4. Interférences
graphiques
On retrouve également des interférences de type
graphique, soit la capitalisation des adjectifs, qui n'existe pas en
français.
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Inventaire des interférences relevées :
capitalisation
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Informateur n°13
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Les élèves écrivent souvent l'adjectif
national avec une lettre majuscule.
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3.1.5. Perspectives
Le constat de cette première analyse est que les
interférences de l'anglais existent, et influencent donc l'apprentissage
du français. Les élèves norvégiens font des liens,
conscients ou non, entre les langues qu'ils connaissent et la langue qu'ils
apprennent. La classe de français n'est pas une entité
hermétique où seule la langue cible et la langue maternelle
s'invitent : l'anglais, comme une seconde langue première, est
présent dans les productions des élèves. De nombreuses
recherches dans le domaine de l'intercompréhension le démontrent
également, notamment en relation avec le concept de
l'interlangue8.
Nous avions formulé la question concernant les
interférences de la manière suivante : « Avez-vous
déjà remarqué l'influence de l'anglais dans les
productions (orales ou écrites) de vos élèves ? Si oui,
pouvez-vous donner des exemples ? ». La formulation était voulue
comme objective, ne présentant pas l'influence de l'anglais comme un
élément négatif ni positif. Pourtant, nous avons
constaté que dans leurs réponses, les enseignants se sont
principalement focalisés sur les transferts négatifs (et donc,
comme nous venons de le voir, les interférences). Quant aux transferts
positifs, qui surviennent lorsque l'élève «
créé des formes correctes en s'inspirant de sa langue maternelle
ou d'une autre langue étrangère » (Þavlý, 2009
:181), ils n'ont pas été pris en compte. Certains enseignants
soulignent dans quelles situations ces transferts ont lieu, sans pour autant
donner leur avis quant à l'utilité de ces transferts pour
l'apprentissage. Pourtant, de nombreux chercheurs et notamment Capucho
considèrent que tous les transferts se produisant lors de
l'apprentissage d'une
8 Voir Meissner et al., 2004 : 20-23.
42
langue sont positifs et contribuent à l'apprentissage,
même s'ils impliquent une erreur9. C'est un processus de
développement de compétences.
Cette première réponse nous montre donc que les
langues sont déjà en contact, et que ce contact influence les
productions. En effet, les erreurs relevées ci-dessus sont
majoritairement de type interlingual - provenant du contact avec l'anglais ;
seules les erreurs d'ordre des mots (voir 2.1.) sont assimilées à
un manque de connaissances des règles du français
(Þavlý, 2009 :182). Ces phénomènes, quantifiables et
systématiques témoignent de la formation d'une interlangue - un
système temporaire de compétences en langue cible portant
néanmoins la trace de la langue première ou seconde de
l'apprenant.
Il devient alors pertinent dans ce contexte précis de
se servir de ces interférences, de ce corpus, comme l'un des piliers de
l'apprentissage, permettant aux enseignants d'aborder des points difficiles
là où le norvégien ne le permet pas (comme pour le
parallèle « there is / it is » et « il y a / c'est
», que nous allons étudier ci-après). Leur étude peut
nous permettre de mettre en place des procédés à titre
préventif, adaptés aux apprenants. Nous confirmons ainsi notre
première hypothèse, soit que l'anglais, dans un cadre
précis, puisse servir de tremplin à l'apprentissage du
français. Ces premiers résultats nous confortent également
dans l'intérêt de notre recherche.
9 Voir Capucho, 2002 :57-70.
43
3.2. L'anglais en classe de FLE : pratiques
d'enseignants
3.2.1. Langues d'interaction
Dans la première partie de cette analyse des pratiques
des enseignants, nous nous intéressons à ce que signifie
être, dans ce contexte, francophone natif ou non-natif, puisque chaque
pays d'origine a sa propre histoire, qui influence les sentiments des peuples
envers certaines langues. Il est important d'étudier le niveau des
enseignants en anglais pour analyser son usage. D'après Causa, « la
formation et la compétence que les enseignants ont dans la langue
étrangère » est un facteur qui entre en jeu dans le choix
d'utiliser ou non la langue première (ou, dans ce cas, « L1-like
») (Causa, 2002 :50). Notre objectif ici est donc de déterminer si
l'identité de l'enseignant est une variable dans le choix du contrat
didactique.
Il nous parait important de parler ici des modalités de
l'analyse des réponses concernant notre troisième question, qui
demandait aux enseignants d'autoévaluer leur niveau d'anglais. C'est une
donnée qu'il nous a semblé nécessaire d'introduire dans
cette recherche. Nous avons opté pour les niveaux de compétences
du CECRL (A1 à ), afin d'utiliser une échelle objective et
reconnue dans l'enseignement des langues en Europe. Cependant, nous tenons
à aborder deux paramètres pouvant influencer les réponses
des enseignants. Tout d'abord, si ces niveaux de compétences sont
utilisés dans la plupart des pays de l'Union Européenne, nous
n'avons pas la certitude que tous les enseignants norvégiens aient
été formés à les utiliser. En effet, la
Norvège ne fait pas partie de l'Union Européenne, et quelques
enseignants norvégiens avaient affirmé au cours de discussions
informelles (précédent le recueil de données) ne pas
utiliser ces niveaux de compétences précis avec leurs classes, ni
les connaitre en détail. C'est l'une des raisons qui nous a amené
à préciser « Débutant », «
Intermédiaire », etc. pour que tous les enseignants puissent
répondre, mais il est toutefois possible que certains n'aient pas
estimé leur niveau par rapport aux critères du CECRL ; ce qui
nous amène au second paramètre.
L'acte d'autoévaluation, même lorsqu'il s'appuie
sur des critères définis, peut difficilement être
complètement objectif, et ce tout particulièrement lorsque l'on
s'intéresse à la question des compétences
langagières d'un individu. Les
44
enseignants de langues ne sont pas exempts de cette
subjectivité, et c'est un facteur que nous devons prendre en compte au
cours de l'analyse des questionnaires.
a) Les enseignants de nationalité
norvégienne
Parmi les réponses, nous avons donc recensé
trente-cinq enseignants de nationalité norvégienne. Vingt-deux
d'entre eux s'auto-positionnent à un niveau C1 ou en anglais. Nous
avons décidé de les regrouper dans une même
catégorie, en tant que locuteurs bilingues avancés, pour
étudier leurs comportements face à l'anglais.
Douze de ces enseignants disent ne jamais utiliser l'anglais
comme moyen de communication (Questions n°4 et n°7) ; cependant,
seulement sept de ces mêmes enseignants n'utilisent pas l'anglais non
plus pour enseigner des phénomènes grammaticaux (Question
n°8). De plus, ces enseignants ayant répondu négativement
aux deux interrogations précédentes disent tout de même
faire référence à la langue anglaise en classe, à
des degrés divers. La majorité des enseignants ayant un niveau
avancé en anglais l'introduisent donc dans leurs enseignements. Pour les
enseignants ayant un niveau B2 en anglais, les résultats sont
similaires. Ces résultats ne contredisent pas Causa, qui affirme que
chez les enseignants non-natifs, « la langue de base de l'interaction
pédagogique reste majoritairement leur langue maternelle » (Causa,
2002 :50) mais ils montrent que les interactions ne se limitent pas à un
échange binaire entre le norvégien et le français.
Il est étonnant de remarquer que les deux enseignants
de nationalité norvégienne disant avoir un niveau A1-A2 en
anglais, ont effectivement recours à l'anglais ; non pas pour les
interactions en classe (qui s'effectuent en français et en
norvégien), mais pour l'enseignement du lexique (Informateurs n°31
et n°42), de la syntaxe et de la grammaire (Informateur n°42). Comme
l'affirme Causa, « l'emploi de la langue maternelle des apprenants, ou
d'une langue véhiculaire, implique par ailleurs la représentation
que l'enseignant se fait de la compétence qu'il a dans cette langue et
de la "rentabilité" pédagogique de cet usage d'autre part »
(Causa, 2002 :63). Nous comprenons donc le cas de ces enseignants comme ayant
des compétences communicatives limités en anglais, mais disposant
d'un savoir suffisant en termes de structure et d'histoire de la langue pour
pouvoir l'introduire comme élément comparatif.
45
b) Les enseignants de nationalité
française
Onze des enquêtés sont de nationalité
française, dont huit atteignent le niveau C1- et un le niveau B2, en
anglais. Seuls trois de ces enquêtés utilisent l'anglais comme
langue de transmission, pour expliquer un mot de vocabulaire ou une expression
(Informateurs n°14, n°18 et n°35). Un enquêté dit
utiliser l'anglais pour enseigner la syntaxe, la grammaire et le lexique
(Informateur n°14). Celui-ci élabore ensuite, affirmant ne jamais
parler anglais en classe, sauf si l'anglais est déjà
présent dans le matériel pédagogique (citant comme exemple
les textes de chansons).
Les autres enseignants n'utilisent l'anglais que dans une
situation, celle de la comparaison : similitudes lexicales, explication de
« il y a » et « c'est » (Informateur n°18), et
même du « vous » français au « you » anglais
(Informateur n°50). Un enseignant précise que « l'anglais est
utilisé pour faire des liens, afin qu'ils se rappellent plus facilement
un mot/une règle » (Informateur n°12).
c) Les enseignants d'autres
nationalités
Nous avions fait le choix de demander la nationalité
des enquêtés plutôt que leur origine, partant du postulat
que les enseignants seraient de nationalité française ou
norvégienne, ce qui nous permettrait ainsi de créer deux
catégories, et d'étudier l'influence d'être enseignant
natif ou non-natif sur le choix des langues de la classe. Cependant, nous
n'avions pas prévu de recevoir des réponses d'enseignants ayant
des origines différentes : nous avions sous-estimé la
diversité des profils d'enseignants. Cependant, parmi les
différentes réponses, certains cas nous ont paru
intéressants à analyser, de par l'histoire (parfois
conflictuelle, toujours complexe) de leur pays avec les langues anglaise et
française. Malheureusement, les pays d'origine et leur histoire sont les
seules données à notre disposition, et nous ne pouvons ainsi
qu'émettre des constats sans pour autant prendre en compte le parcours
personnel de chaque enquêté. Nous avons ainsi choisi de nous
attarder sur le cas des enseignants originaires du Rwanda (Informateurs
n°34 et n°36) et du Canada (Informateur n°6).
Deux enquêtés sont originaires du Rwanda : l'un
se définit comme de nationalité rwandaise, le second comme
rwando-norvégienne. Ancienne colonie belge, le pays a pour langues
officielles le kinyarwanda, le français et l'anglais ; les chiffres de
1996
46
nous indiquent cependant qu'environ 20% de la population de la
capitale rwandaise, Kigali, parlent français (Calvet, 2010 :188-189).
Selon Calvet, le français a largement perdu son influence de par le
rôle de la France dans le génocide de 1994 - ce qui aura pour
conséquence d'introduire l'anglais comme troisième langue
officielle du pays. Nous nous attendrions donc à ce que ces deux
enseignants - et par extension, des enseignants ayant grandi dans un pays
où l'anglais et le français sont des langues officielles -
auraient justement tendance à comparer les langues. Cependant, les deux
profils des enquêtés sont très différents : l'un
(Informateur n°34) n'accorde pas de place à l'anglais en classe,
déclarant « je préfère parler en français aux
élèves » - et ce malgré un niveau C1 en anglais. Le
second (Informateur n°36) affirme au contraire posséder le niveau
B2 en anglais, et l'utiliser lors des interactions en classe, ainsi que pour
enseigner grammaire, syntaxe et lexique. Là encore, on se rapproche des
théories relatives à l'intercompréhension. En effet, dans
ce cadre, « nos connaissances, qu'elles viennent de notre langue
maternelle ou de langues étrangères que nous avons apprises, sont
précieuses pour faire des transferts et comprendre des langues que l'on
n'a jamais apprises formellement. Il suffit de savoir mobiliser nos
connaissances » (Moustaki, 2010 :175).
L'enseignant de nationalité canadienne (Informateur
n°6), qui s'auto-positionne à un niveau en anglais, fait
référence à la langue anglaise et l'utilise pour expliquer
les règles de grammaire française, ainsi que pour expliquer le
vocabulaire. Le Canada étant un pays où la plupart des habitants
sont en contact avec à la fois l'anglais et le français (et ce
à des degrés différents selon la province dont ils sont
originaires), il semble naturel qu'un Canadien connaisse bien les deux
systèmes grammaticaux et puisse donc s'appuyer sur l'un ou l'autre pour
donner des explications. Cependant, cet enseignant ne compte que le
norvégien comme langue d'interaction.
d) Interactions langagières en classe de
français langue
étrangère
L'étude de la place de l'anglais dans l'enseignement du
français s'inscrit dans l'étude des interactions
langagières en classe de FLE, que l'on peut considérer selon
Pochard comme une véritable communauté linguistique : soit «
un groupe de sujets parlants qui possèdent en commun des ressources
verbales et des règles de communication » (Gumperz et Hymes, N/A ;
cités par Pochard, 1997 :411). Par
47
communauté linguistique, nous considérerons
l'ensemble composé du groupe d'apprenants ainsi que de l'enseignant.
Puisque ce travail analyse les interactions
langagières, il est lié au concept d'alternance codique, ainsi
défini par Cuq :
« L'alternance codique est le changement, par un locuteur
bilingue, de langue ou de variété linguistique à
l'intérieur d'un énoncé-phrase ou d'un échange, ou
entre deux situations de communication »
(Cuq, 2003 :17)
Dans le cas auquel nous nous intéressons, les
interactions langagières au sein de la classe et au cours de
l'apprentissage sont bien des échanges et des situations de
communication. De plus, les apprenants norvégiens et leurs enseignants
de français sont des individus bilingues. Nous l'avons montré
grâce aux chiffres du Ministère de l'éducation sur les
langues apprises à l'école (voir 1.1.), ainsi que l'analyse des
profils des enseignants (voir 2.1.1.) - qui, même s'ils ne posaient pas
la question du répertoire langagier, présentaient des profils
bilingues (français, norvégien, anglais).
Pour appuyer cette idée, nous nous intéressons
aux conceptions de certains chercheurs qui définissent la classe de
langue comme un « espace d'interlocution potentiellement bilingue »
(Giacobbe, 1992 :13 ; Lüdi, 1991, 1993 ; cités par Causa, 2002
:40), supportant donc le choix d'étude de la classe comme un espace
où les langues ne sont pas des composantes hermétiques mais
forment chez l'individu une compétence plurilingue, comme dans la vie
réelle. Lüdi guide notre perspective d'analyse :
« Tant [les marques transcodiques des apprenants] qui
sont analysées comme des traces d'un manque de maîtrise dans la
langue cible que celles qui, au contraire, témoignent d'une
compétence de locuteur bilingue en construction, doivent être
interprétées comme des phénomènes
caractérisant une situation de communication de contact entre deux (ou
plusieurs) langues et nullement comme des manifestations qualitativement
autonomes par rapport à la compétence du locuteur-apprenant.
»
(Lüdi, N/A ; cité par Causa, 2002 :40)
Il nous importe de bien recontextualiser cette assertion :
ainsi, les marques transcodiques témoignant d'un manque de maitrise dans
la langue cible sont par exemple les calques et les emprunts (voir 1.1.) que
l'on peut retrouver dans les interactions orales lorsque les apprenants ne
connaissent pas l'équivalent en français. Les autres
interférences que nous avons classifiées ci-avant
témoignent, elles, de cette compétence bilingue en construction
dont parle Lüdi.
48
Les enseignants ayant participé à notre
recherche indiquent pour la majorité (62.2%) introduire deux langues
d'interaction : le français ou la langue cible, et le norvégien
ou la langue maternelle. Ces enseignants ne ressentent donc pas le besoin
d'avoir recours à l'anglais, contrairement aux neuf
enquêtés (représentant 16.9% du total des réponses)
qui, eux, introduisent l'anglais aux côtés des deux autres
langues. Cette prise de position est le contrat didactique. C'est l'enseignant
qui régit principalement la situation de communication, en tant
qu'élément médiateur.
Sur ce point, il est également important de noter que
de par sa nature le contrat didactique implique un manque (relatif) de
spontanéité dans les échanges, en opposition aux
situations de communication entre individus bilingues hors de l'espace classe
(Causa, 2002 :53). Cependant l'élève, lui aussi, peut prendre
l'initiative d'introduire d'autres langues et de modifier ce contrat
didactique. Ce type d'initiative peut se traduire, là encore, par les
calques et les emprunts dans une autre langue que la LC et la LM. Face à
cette situation, il y a deux possibilités pour l'enseignant : celle
d'accepter cette « intrusion » et de renégocier le contrat
didactique, ou de la rejeter (Moore, 1996 ; cité par Causa, 2002
:51-52).
3.2.2. Un outil comparatif
Le travail de comparaison permet d'atteindre plusieurs
objectifs :
- « Eveiller la conscience métalinguistique de
[l'apprenant] par des activités portant à la fois sur la langue
maternelle et sur diverses langues étrangères mises en
confrontation ;
- L'entrainer à jeter un regard distancié sur sa
propre langue et à la relativiser ; - L'amener à la
découverte d'autres modes d'expression, d'autres moyens de
rendre compte de la réalité, qui ne constituent
pas de simples calques de la
langue maternelle ;
- Lui faire prendre, plus généralement,
conscience du caractère à la fois arbitraire et
systématique des faits de langue ;
- Prolonger dans le domaine culturel cette attitude
d'ouverture linguistique pour développer un esprit de
tolérance et d'accueil de l'autre. » (Ric, Sanz-Lecina et Garcia
Debanc, 2014 :210, d'après Dabène, 1992).
L'un des phénomènes grammaticaux qui semble le
plus étranger aux élèves norvégiens est la
différenciation entre « il y a » et « c'est ». La
différentiation entre ces deux formules n'existe pas en
norvégien, où l'on se contente du « det er » (pour
49
parler d'un sujet) et « den er » (pour parler d'un
objet). En anglais, des structures similaires existent : « il y a »
peut se traduire par « there is » ou « there are ». Les
apprenants connaissant déjà les usages des équivalents
anglais, beaucoup d'enseignants semblent alors se servir de leurs connaissances
pour leur faire comprendre ce phénomène en français. Le
« it is » anglais peut également être traduit par le
« c'est » français.
3.2.3. Une langue passerelle
Une fois n'est pas coutume, nous ne faisons pas ici
référence à la définition didactique d'une langue
passerelle, mais utilisons ce terme pour définir l'anglais comme langue
de passation de messages (versus des savoirs). C'est étudier les
alternances « relais », dont le but est communicatif (en opposition
aux alternances « tremplins », qui agissent plutôt comme
stratégies d'apprentissage) (Moore, 1998 ; cité par Maarfia, 2008
:197).
a) L'anglais comme outil d'analyse
« méta »
Le choix des propositions de réponses de la Question
n°7 n'est pas fait au hasard. Selon Kramsch, l'une des fonctions de
l'alternance codique est de transmettre des « messages importants sur la
langue à apprendre (explications, règles, consignes, etc.) »
(Kramsch,1991 ; cité par Causa, 2002 :21). La fonction d'explication
semble effectivement être une raison de l'utilisation de l'anglais pour
49.1% des enseignants.
Peu d'enseignants utilisent l'anglais pour transmettre des
messages relatifs aux règles de classe et aux consignes (3.8%), ou pour
reformuler et réexpliquer (5.7%). Au contraire, la moitié des
enseignants (49.1%) affirment ne jamais utiliser l'anglais comme langue de
transmission.
b) Matériel pédagogique
L'anglais peut aussi s'immiscer dans la classe de
manière non-volontaire : lorsque les enseignants utilisent du
matériel pédagogique dont la langue source est l'anglais. Ainsi,
deux enseignants utilisent l'application Duolingo10, une
application
10 Duolingo, disponible à l'adresse
https://www.duolingo.com/
50
d'apprentissage des langues, en complément de leurs
cours. Cette application est plutôt ludique, fonctionnant sur
système de points et de paliers. Elle s'appuie en grande partie sur
l'apprentissage de mots de vocabulaire ou de groupes de phrases
catégorisés. Les élèves sont amenés à
traduire mots, phrases et expressions à partir de l'anglais, qui est la
langue d'interface de l'application. D'autres enseignants utilisent
également des vidéos de la plateforme YouTube, citant les
vidéos du blog Comme une française11.
Le recours à du matériel pédagogique en
anglais est parfois une nécessité. Il existe certainement moins
de ressources pédagogiques à destination de locuteurs
norvégiens, de par leur nombre réduit ainsi que par la position
du français comme troisième langue étrangère,
après l'espagnol et l'allemand, que de ressources pédagogiques
pour les hispanophones.
3.2.4. Et les programmes éducatifs
?
Les approches plurielles sont au sein des programmes
éducatifs norvégiens depuis la Réforme de 2006 :
« Learning a new foreign language builds on experience
from previous language learning both in and outside school. When we are aware
of the strategies we use to learn a foreign language, and the strategies that
help us understand and be understood, the acquisition of knowledge and skills
will be easier and more meaningful.
(...) Competence in foreign languages shall promote motivation
for learning, and insight into several languages and cultures, contribute to
multilingual skills and provide an important basis for lifelong learning.
»
(UDIR, 2006 :2)
L'enseignement du français est divisé en deux
niveaux : le premier s'adresse aux élèves de primaire,
collège et lycée, tandis que le second (ou niveau avancé)
ne s'adresse qu'aux élèves de lycée, dans la
continuité du premier niveau. On retrouve clairement
énoncées les compétences suivantes dans les curriculums du
niveau I et II :
- « Exploiter son expérience d'apprentissage des
langues dans l'apprentissage de la langue
étrangère12.
11 Comme une française, disponible à
l'adresse http://www.commeunefrancaise.com/
12 Traduction personnelle. « Exploit his or
her own experience of language learning in learning the new language. »
51
- Examiner les similarités et les différences
entre la langue maternelle et la langue étrangère, et exploiter
ces savoirs dans le processus d'apprentissage13. » (UDIR, 2006
:4)
Si 46 enseignants (sur les 53 interrogés) affirment
faire référence à la langue anglaise, seulement un
mentionne les programmes, lorsqu'il explique faire référence
à la langue anglaise. « Oui, pour aider les élèves
devinent des mots dans un texte ou comprendre mieux des points grammaticaux.
C'est fait partie du programme scolaire norvégien, c'est-à-dire
faire des comparaisons entre la langue maternelle et toutes les langues
étrangères que les élèves savent »
(Informateur n°23).
3.3. L'anglais en classe de FLE : une
incompatibilité idéologique ?
3.3.1. Le rejet de l'anglais
hégémonique et la construction de
l'identité norvégienne
Dans le domaine des recherches sur les pratiques des
enseignants, on retrouve les modèles dits écologiques, qui
ancrent notamment ces études dans la situation et le contexte de
l'enseignement (Altet, 2002 :85). C'est donc une perspective que nous avons
introduite dans notre analyse.
Quelques-unes des réponses qui nous ont beaucoup
marquée sont les suivantes :
« Ce n'est pas du tout naturel d'utiliser l'anglais.
Notre langue est le norvégien. » (Informateur n°8)
« Sinon on utilise notre propre langue... pour mieux
communiquer. » (Informateur n°25)
Dans ces affirmations, c'est le « notre langue » qui
nous a tout de suite interpellé. L'indépendance de la
Norvège est relativement récente, datant de 1905 et son ultime
séparation du Royaume de Suède. Les 19e et
20e siècle ont été le théâtre de
revendications nationalistes, où la question de la langue du peuple
était un élément central :
« La langue était la clé servant à
comprendre et définir la nationalité. Elle jetait une
lumière sur la nature, le caractère et la culture d'un peuple et
révélait ses origines. »
(Seip, 2003 :269)
13 Idem. « Examine similarities and
differences between the native language and the new language and exploit this
in his or her language learning. »
52
Le retour à une langue nationale comme le socle de
l'identité norvégienne, héritée et
recréée du vieux norrois, permet une césure avec les
siècles de domination suédo-danoise qu'a subi le pays depuis le
14ème siècle. La « norvégianisation »
de la langue de l'oppresseur - le danois - et le désir du retour
à une langue pure, réminiscence d'une époque
prospère et de liberté, étaient donc au coeur des
débats intellectuels. Ce mouvement de renouveau culturel et identitaire
s'est accompagné d'une certaine méfiance à l'égard
de l'autre (notamment des peuples germaniques). Guri Jørstad
Wingård appuie ce constat : « « L'autre » a toujours fait
partie de toute société. L'idée d'un passé
homogène est créée en écartant « les autres
» du passé, et faire de la majorité les « vrais »
(et seuls vrais) citoyens, déterminant encore qui « nous »
pouvons être dans le présent14 » (Wingård,
2013 :161). Au sein même du Royaume, deux langues s'opposent depuis son
indépendance : le nynorsk, langue recréée par le
poète et linguiste Ivan Aasen depuis le vieux norrois et les dialectes
ruraux ; et le bokmål, langue de l'élite et des villes,
héritée du danois et dont la graphie a été
norvégianisée. Cette dernière est associée pour une
partie de la population, là encore, à cet autre, colonisateur -
le Danemark. En Norvège, la langue a donc été depuis
plusieurs siècles à la fois facteur d'union et de rupture,
tentative de rassemblement d'un même peuple mais pourtant elle-même
source de conflits régionaux (Calvet, 1999 :184-188 ; Seip, 2003
:267-279). Ainsi, encore aujourd'hui on peut retrouver dans le contexte social
norvégien et par conséquent le contexte scolaire l'idée
d'une langue légitime.
Depuis l'essor économique des années 1970,
dû en partie à la découverte de puits de pétrole, le
pays a entamé un processus de modernisation et d'ouverture sur le monde.
En parallèle, l'anglais a continué de se développer et de
s'implanter comme langue de commerce, langue scientifique, médiatique,
et première langue étrangère dans de nombreux pays
européens. Ce phénomène a bien entendu touché la
Norvège. Depuis quelques décennies, les parlers évoluent -
notamment chez les jeunes - et les anglicismes s'installent peu à peu
dans le vocabulaire des Norvégiens. C'est un sujet qui divise en
Norvège - et un débat qui ne nous est pas inconnu en
France15. Certains prônent l'usage de l'anglais comme
ouverture au monde et à la culture, et considérant le
norvégien, ne comptant que quelques quatre millions de locuteurs, comme
une langue du passé. D'autres se battent pour la survie
14 Traduction personnelle. « «The
other» has always been a part of any society. The idea of a homogenous
past is created by leaving out «the others» of the past, and making
the majority be counted as the «real» (and even the only real)
citizens, still determining who «we» can be in the present. »
15 Voir Forlot, 2014 :262-262.
53
de cette langue nationale, synonyme d'identité et
d'héritage. La journaliste norvégienne Jessica Furseth expose ses
sentiments contrastés sur le sujet :
« As I've grown more English, so has Norwegian. New words
keep appearing in speech, but they don't sound like they belong. Most of the
new words are English ones. I understand what they mean, of course, but the
first time you hear «fancy» [stilig] or «touch»
[berøre] randomly dropped into a sentence in a different language, it
sounds so alien. I catch myself wondering, who decides which English words the
people of Norway will adopt this year? Where does this come from? »
(Furseth, 2016)
Si cet article n'est pas le fait d'une recherche scientifique,
il met des mots sur le malaise que ressentent certains Norvégiens face
à l'hégémonie anglaise. Pour appuyer ce constat, le
commentaire d'un des enquêtés qui énonce clairement un
rejet de l'anglais, se positionnant dans une situation presque
confrontationnelle. L'anglais est un envahisseur qu'il faut à tout prix
écarter de l'espace classe :
« Pour moi, l'anglais n'est pas une langue très
belle et en plus je crois qu'il faut éviter l'influence anglais autant
que possible, et surtout dans les cours de français il ne faut pas en
avoir »
(Informateur n°45)
Ces enseignants, locuteurs, se trouvent dans une perspective
diglossique, ou les langues entretiennent une relation dominant-dominé.
C'est un modèle « [qui émerge] dans des contextes de «
concurrence déloyale » (Boyer, 1991 :92) entre langues et se
[caractérisant] par une vision dynamique, diachronique, et conflictuelle
des contacts de langues » (Matthey et De Pietro, 1997 :134). Là
encore, les sentiments de ces enseignants nous semblent ancrés dans le
contexte linguistique norvégien, entre désir de modernité
et peur de la perte de leur identité (UDIR, 2004, 17).
3.3.2. Programmes éducatifs et formation des
enseignants :
paradoxes
Comme vu dans la partie ci-avant, les programmes
éducatifs postérieurs à la Réforme de 2006 pensent
l'apprentissage des langues étrangères dans une perspective
plurilingue. Pourtant, il semble y avoir un décalage avec la formation
des enseignants, qui n'est pas, elle, axée sur le plurilinguisme et a
connu peu de changements malgré les réformes récentes.
Dans un rapport pour l'année 20032004, déjà, un rapport du
Ministère de l'Education norvégien relevait une situation
problématique et récurrente :
« That many teachers of the second foreign language are
very much bound to their textbooks and are traditional in their methods, and
there is little contact
54
or continuity between lower secondary and upper secondary
teachers and teaching. »
(UDIR, 2004 :14)
Quelles sont alors les raisons de ce décalage ? «
L'éducation au plurilinguisme doit être travaillée en
priorité en formation initiale : il s'agit plus particulièrement
de former à la multiplicité des choix linguistiques et
communicatifs auxquels les sujets sont confrontés et peuvent avoir
recours » (Andrade, et al., 2012 :282) mais « paradoxalement, [...]
[la dimension plurilingue] ne laisse que peu de traces dans le domaine de la
formation des enseignants de langues » (Castellotti, 2014 :136-137).
Malgré les préconisations du Conseil de l'Europe et les objectifs
similaires publiés par le Ministère de l'Education Nationale
norvégien, il manque encore des directives claires. On demande aux
enseignants d'intégrer le répertoire langagier de leurs
apprenants dans l'apprentissage, sans pour autant ni proposer un
matériel didactique adapté, ni engager de réel
débat sur la mise en pratique des théories plurilingues. En
effet, il semble que peu, sinon aucun des manuels utilisés dans
l'enseignement du français en Norvège ne fasse
référence à une langue autre que le norvégien.
3.3.3. Choix didactiques : le « je »
enseignant versus les élèves
a) Identité et pratiques de
l'enseignant
Un autre élément nous ayant marquée
à la lecture des réponses est l'utilisation du « je »
de certains enseignants. Le questionnaire leur est effectivement adressé
et s'intéresse à leurs propres pratiques. Cependant, la
formulation d'une réponse n'est jamais complètement anodine, et
nous relevons parmi les réponses trois « je préfère
» (Informateurs n°34, n°43 et n°49), ainsi que des «
je ne veux pas mélanger les deux langues » (Informateur n°11)
ou encore des « je n'ai pas besoin » (Informateur n°37).
Comme nous l'avons vu plus haut, le contrat didactique est en
partie déterminé par l'enseignant. Il sert de cadre afin d'aider
l'apprenant à « acquérir une compétence apte à
le rendre capable de communiquer avec des natifs et l'enseignant doit
structurer les données de manière à maximiser
l'apprentissage de la langue cible et à favoriser le plus possible
l'exposition à ces dernières » (Causa, 2002 :41). Il est
donc compréhensible que l'enseignant utilise le « je »,
puisque ce choix lui incombe.
55
Cependant, c'est son association à la notion de
préférence qui nous désoriente - sans pour autant qu'elle
soit inattendue. Ce que cache cette notion dépend de ses
modalités : les préférences de chaque enseignant
proviennent-elles, comme pour cette enseignant suédois qui trouve que
l'anglais « n'est pas une langue très belle » (Informateur
n°45), de ses propres sentiments sur la langue anglaise ? Ou
proviennent-elles de ses expériences d'enseignement et de l'effet, ou du
non-effet, qu'ils ont pu observer en introduisant la langue anglaise ?
Après tout, pour certains l'anglais en classe de FLE est « rarement
utile » (Informateur n°9), ou pas nécessaire (Informateur
n°10). Dans la même veine, l'informateur n°50 « ne voit
pas la raison d'utiliser l'anglais », et pour l'informateur n°18
« il n'y a pas de raisons pour le faire ». Soit, les enseignants
choisissent-ils de ne pas introduire l'anglais de par leurs propres croyances
et représentations, ou par pur intérêt didactique ?
Ces questions se mêlent à la problématique
du point abordé précédemment, soit de l'identité du
locuteur, et de l'identité de l'enseignant de langues, où,
là aussi, entrent en jeu les rapports entre langues connues et langues
parlées. L'identité de l'enseignant peut être à la
fois héritée de sa culture et de son histoire, et/ou visée
(et alors relative à ses désirs et projets)16. Les
choix didactiques des enseignants en classe de langue répondent à
un besoin, celui d'affirmer son identité non seulement comme un «
bon » professeur de langue - et donc de répondre à certains
impératifs existant dans l'imaginaire collectif, mais aussi comme un
locuteur. Il est donc possible que certains des enseignants qui font ce choix
de ne pas introduire l'anglais dans leurs classes le font afin de manifester
une identité, celle du professeur de langue, peut-être puriste,
qui lutte contre l'hégémonie anglaise par le biais de son
enseignement.
b) Des compétences plurilingues
Pour comprendre les choix didactiques relatifs au
plurilinguisme, tout en restant dans la perspective de l'identité de
l'enseignant-locuteur, il est également intéressant
d'étudier son rapport à sa fonction (d'enseignant) et aux
compétences qu'elle nécessite. Pour Cavalli, l'une de ces
compétences est la prise de conscience :
- « De la diversité des répertoires des
apprenants ;
- Des potentialités d'apprentissage qu'offre le
plurilinguisme « déjà là » ;
- Des opportunités cognitives (mais aussi didactiques)
offertes par les apprentissages réalisés en synergie ;
16 Voir Rispail, 2012 :106.
56
- De la pluralité et de la variabilité interne
inhérente à chaque langue et culture ;
- De la nécessité d'une approche globale, non
cloisonnante, des langues. » (Cavalli, 2014 :255-256)
Cette affirmation nous permet de comprendre les
réponses de certains enseignants, où le choix n'apparait pas
nécessairement comme un rejet de la langue, mais simplement une question
d'inclination, due peut-être à une absence de compétences
plurilingues (comme celles énumérées par Cavalli). Ainsi,
on retrouve quelques réponses associées à une
inquiétude face à ces approches, qui démontrent un manque
de sensibilisation à ces pratiques : « je ne veux pas
mélanger les deux langues » (Informateur n°11), «
l'utilisation de l'anglais peut empêcher les élèves
à apprendre le français » (Informateur n°17).
c) Des compétences langagières
Ce choix peut aussi être déterminé par les
compétences de l'enseignant ou des élèves en anglais
(à voir, l'énigmatique réponse « Trop faible »
de l'informateur n°2, qui pourrait faire référence au niveau
de l'enseignant comme des apprenants). Plusieurs enquêtés font le
choix de n'utiliser que la langue cible et la langue maternelle des apprenants
(Informateurs n°25, n°34, n°43, n°49 et n°50), et il
est donc possible qu'ils estiment comme trop insuffisantes leurs
compétences en anglais, ou celles des élèves, pour pouvoir
s'en servir en classe (voir la notion de rentabilité pédagogique,
en 3.2.1. a) ).
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