Les zones a defendre: d'un mouvement de contestation sociale à un nouveau courant de pensée politique( Télécharger le fichier original )par Antoine Vieu Université de Bordeaux - Master 2 2016 |
Troisième partie : Du phénomène à la pensée politique : une classification idéologique complexe61 Nous avons entrepris dans les parties précédentes d'amener une meilleure compréhension d'un phénomène politique nouveau et peu étudié. Ce travail doit permettre d'essayer de classer idéologiquement la zad, de comprendre ce nouveau phénomène politique par rapport à d'autres idéologies. Dans un premier temps, nous analyserons la pensée politique zadiste qui constitue en grande partie une pensée écologiste anthropocentrée selon laquelle il s'agit avant tout de rendre à l'Homme sa liberté. Le deuxième élément de comparaison concerne l'idéologie développée par le Comité Invisible qui occupe aujourd'hui une place importante dans le champ politique. Enfin, nous verrons dans un dernier chapitre la place de la zad dans la pensée municipale libertaire de Murray Bookchin. E 62 Chapitre 7 : Une écologie politique sociale et révolutionnaire et anthropocentrée : le rejet du capitalisme vert et du retour en arrière :Défendre la nature en luttant pour la liberté de l'Homme« Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend » Comme vu précédemment, les zads ne s'opposent pas uniquement à un projet local d'aménagement car ce projet n'est que la conséquence d'une cause plus profonde : l'obsolescence du système capitaliste inégalitaire. La critique écologiste zadiste de ce système porte sur le mythe d'un capitalisme vert qui repose sur la marchandisation du monde et l'aménagement du territoire ainsi que sur l'illusoire protection de l'environnement. Ce n'est pas la Terre qui doit être défendue mais la relation des êtres humains au vivant. Dans le corpus de texte « Sivens sans aucune retenue »1, les zadistes ont diffusés plusieurs textes qui s'intéressent aux questions écologiques et politiques. Le capitalisme vert consiste à calquer des stratégies écologiques sur la logique capitaliste, ce qui implique, comme le rappelle Henri Mora, « la destruction, la privatisation et l'artificialisation d'un territoire à des fins mercantiles »2. La première critique zadiste porte sur l'aménagement du territoire qualifié de « machine de guerre étatique ». Cet aménagement comprend deux versants. Tout d'abord l'aménagement du territoire traditionnel consiste à « civiliser » un territoire sauvage en construisant des infrastructures et à industrialiser ces « zones sauvages ». Le deuxième type d'aménagement consiste à protéger ces « zones sauvages » en créant des parcs naturels et des zones humides. Pour les zadistes, l'Homme devient dans ces deux types d'aménagement un simple spectateur de cette « nature distante ». 1 « Sivens sans aucune retenue », tantquilyauradesbouilles.wordpress.com [en ligne] 2014 ; URL : https://tantquilyauradesbouilles.wordpress.com/sivens-sans-retenue/ [réf. 15 mai 2016]. 2 CHAMBARANS.UNBLOG, « Center Parcs dans les Chambarans, utopie ou cauchemar touristique ? Entretien avec Henri Mora » Chambarans.unblog.fr [en ligne] le 8 mai 2013 ; URL : http://chambarans.unblog.fr/2013/05/08/center-parcs-dans-les-chambarans-utopie-ou-cauchemar-touristique-entretien-avec-henri-mora/ [réf. 15 mai 2016]. 63 Pour ce qui est de l'industrialisation de la nature, l'Homme est spectateur dans le sens où il ne possède plus le pouvoir de décision lorsque l'aménagement est décidé par des « technocrates au sommet de l'Etat »1 qui agissent bien souvent au nom d'intérêt privé2. Les zadistes critiquent les consultations locales dites « démocratiques » mises en place avant le commencement des travaux ou pendant lorsque le projet connaît une forte contestation. Ces consultations ne constituent pour eux qu'un « vernis démocratique » dans la mesure où elles n'ont aucun impact sur la suite du projet. Dans l'article « Les experts qui exaspèrent »3, les auteurs considèrent que la Commission de Dialogue mise en place après l'Opération César à Notre-Dame-des-Landes n'est qu'une « façade » pour masquer l'attitude autoritaire de l'Etat dans sa volonté d'imposer le projet. Cette commission est selon eux, constituée d'experts qui vont apporter une légitimité technique au projet d'aménagement. Celui-ci, en plus d'être nécessaire, va gagner en rationalité. Dans le cadre du barrage de Sivens, une concertation a lieu avec les composantes qui « acceptent le dialogue ». Les zadistes refusent cette concertation qu'ils jugent inutiles puisque les décisions sont déjà prises. Outre la concertation, les zadistes contestent aussi la notion de « compensation environnementale » qui consisterait à reproduire ailleurs la zone naturelle détruite pour la construction du projet. En premier lieu les zones détruites ne peuvent pas toujours être reproduites car elles sont le fruit d'un processus historique long et singulier. Il serait ainsi vain de vouloir reproduire la vie naturelle de Notre-Dame-des-Landes sur un autre territoire. En second lieu, ce type de projet va permettre la « conversion de la biodiversité en valeur monétaire »4 et constituer un nouveau marché. Cette compensation environnementale conduirait à une marchandisation de la nature dans la mesure où la biodiversité acquerrait une valeur et serait donc sujette à la spéculation. Tout ce processus est facilité selon les zadistes par l'utilisation d'un langage particulier qui cache une certaine vision du monde et qui s'applique de plus en plus à l'agriculture, à la biodiversité et au vivant de manière plus générale. Ce « langage de gestionnaire » est au service du développement économique et du progrès scientifique et industriel selon les zadistes. 5 Il décrit, analyse, quantifie et attribue une valeur à l'ensemble du vivant en niant toute singularité afin de pouvoir le classer et lui attribuer une valeur marchande. Ce langage de gestionnaire appartient à l'univers 1 « Sivens sans aucune retenue... Op.cit., p2. 2 Cas des Partenariats Public-Privé, Partie 1 chapitre 1. 3 ZADIST, « Les experts qui exaspèrent » zad.nadir.org [en ligne], le 16 juin 2013 ; http://zad.nadir.org/spip.php?article1706 [réf.10 mai 2016]. 4 COLLECTIF MAUVAISE TROUPE, Contrées : histoires croisées..., Op.cit., p.46. 5 « Sivens sans aucune retenue... Op.cit., p11. 64 technocratique qui n'est qu'une partie de la « violence normale du monde moderne » contre laquelle les zadistes entendent lutter. Enfin, les zadistes s'attaquent à l'idée de développement durable qu'ils qualifient « d'écologie hors sol »1. L'écologie est devenue depuis quelques années un argument électoral qui aurait conduit les responsables politiques à utiliser la notion de « développement durable » dans leurs prises de décisions. Au-delà de cet argument électoral, l'écologie est aussi devenue un argument marchand. Les consommateurs seront ainsi plus enclins à acheter un produit qui respecte l'environnement. Cet argument de vente est utilisé par toutes les grandes entreprises qui optent pour des pratiques dites « responsables » comme le tri des déchets ou l'utilisation d'énergies renouvelables. Pour les zadistes, ces pratiques s'apparentent au « greenwashing » qu'ils définissent comme « un ensemble de techniques visant à manipuler l'opinion [...] qui aboutit à une écologie hors sol où les discours lyriques cachent mal une inaction chronique »2. Concernant le deuxième type d'aménagement, il s'agit de créer des zones naturelles dans lesquelles l'Homme ne peut aller que de manière temporaire. Il n'habite pas ces zones, il les visite ou y passe des vacances. Elles permettent de protéger la biodiversité et notamment les espèces protégées. Elles peuvent apparaitre comme des enclaves dans le monde moderne hyper connecté, des îlots perdus dans la mondialisation. Mais elles peuvent aussi exister sous la forme de Center Parcs comme par exemple le projet de Roybon. Il s'agit alors de retrouver le « sentiment de nature » tout en vivant dans un cadre urbain connu. Pour l'ethnologue Marc Augé, un Center Parcs constitue ainsi une « bulle » qui permet aux individus d'avoir le sentiment de vivre dans la nature tout en conservant son confort quotidien. Il parle de « mise en spectacle du monde » dans lequel le réel copie la fiction.3 Pour les zadistes, ce n'est pas la nature qui doit être protégée. Ils la définissent d'ailleurs ainsi dans Le petit livre des grands projets inutiles et imposés : « portion de territoire exempte de toute pollution que le citoyen peut admirer en regardant Ushuaia TV ! Existe aussi en téléchargement ou sur CD vendu dans les Nature et découvertes, bombe désodorisante 1 CAMILLE Le petit livre noir... Op.cit. p.11. 2 Ibid., p.111. 3 Augé Marc « Ces lieux où le réel copient la fiction. Un ethnologue à Center Parcs », chambarans.unblog.fr [le 28 janvier 2010] ; URL : http://chambarans.unblog.fr/2010/01/28/ces-lieux-ou-le-reel-copie-la-fiction-un-ethnologue-a-center-parcs/ [réf. 15 mai 2016]. 65 senteur Printemps »1. De plus, défendre la nature relèverait pour les zadistes d'un « héroïsme anthropocentrique explicite et pour le moins déplacé »2. Il s'agit plus de protéger une certaine relation au vivant. Ainsi, les zadistes ne voient pas le bocage de Notre-Dame-des-Landes comme un « milieu naturel » et ils le défendent non pas en raison de sa fragilité ou parce qu'il leurs appartient mais parce qu'ils l'habitent. Le problème de l'aménagement du territoire, qu'il soit dans une logique de destruction ou une logique de préservation, est qu'il émane de l'Etat et se fait au détriment des populations qui en ont un usage commun. Les zadistes dénoncent une « gestion par le haut » qui ne prend en compte que le bien être de la croissance économique. Ils qualifient d'ailleurs cette gestion de « soustraction » faite « aux gens qui y vivent ». L'Etat agit ainsi comme le mercenaire du capitalisme en imposant des décisions autoritaires. L'aménagement ne se limite pas qu'au territoire selon les zadistes, il s'étend peu à peu à la vie et à l'esprit des êtres humains3. Cette « colonisation » de la vie a deux conséquences néfastes. D'une part, la production et la mise en réseau des outils numériques requièrent une consommation d'énergie « colossale » et posent de nouvelles problématiques écologiques quand elles ne créent pas des situations de quasi-esclavage dans les pays producteurs de matières premières. D'autre part, ces outils numériques et leur fonctionnement en réseau conduit à la « numérisation » de la vie. Les zadistes parlent « d'aménagement du territoire mental ». L'interconnexion de tous les espaces a conduit à bouleverser les rapports entre les individus et à modifier leur rapport au vivant. L'être humain ne voit l'autre et le dehors que derrière un écran. Il a l'impression de pouvoir satisfaire tous ces désirs grâce à internet. Cet aménagement conduit à l'uniformisation des esprits et à la négation des particularités. Comme pour l'environnement, tout devient interchangeable et acquiert une valeur marchande. La critique écologiste zadiste est anthropocentrée dans la mesure où c'est l'Homme et sa liberté qu'il s'agit de défendre et non pas la planète. Peu importe l'activité humaine, la Terre survivra à l'humanité. Les zadistes recherchent finalement l'autonomie, « non pas pour mais avec et dans la nature »4. 1 CAMILLE Le petit livre noir... Op.cit. p.109. 2 ZADIST, « Label Zad..., Op.cit., p.5. 3 « Sivens sans aucune retenue... Op.cit., p.4. 4 Ibid., p.2. 66 |
|