B. Emancipation et stigmatisation, deux notions qui se
croisent
Si le lien entre émancipation et stigmatisation semble
être relativement clair sur le sol marocain, qu'en est-il sur le sol
français ? En mettant en place des moments d'échange à la
Mdf de Montreuil, la compagnie cherche à créer ou renforcer un
désir d'émancipation chez les jeunes filles franco-marocaines
(voir plus généralement franco-maghrébines). A partir de
quel moment la frontière entre émancipation et stigmatisation
est-elle dépassée ? Vouloir l'émanciper, n'est-ce pas
déjà juger l'Autre en plaçant ses propres conceptions (du
corps libre, du féminisme) comme les seules et uniques ?
1. Le féminisme, une notion qui ne peut se
penser qu'au pluriel
La stigmatisation faite par les pays occidentaux à
propos de l'émancipation des femmes ne réside-t-elle pas
déjà dans le fait de penser le féminisme de façon
européenne ?
Pour de nombreux occidentaux, les termes féminisme et
musulman sont contradictoires et se réfèrent à deux
phénomènes incompatibles. Le féminisme est un discours
moderniste qui s'inscrit dans la tradition des Lumières et qui remet en
cause les vérités reçues. L'Islam, par opposition,
prescrit des règles strictes et des normes sur l'existence et les
comportements. Pour de nombreux musulmans, l'Islam fournit toutes les
réponses tandis que le féminisme est un phénomène
déviant ou une idéologie occidentale étrangère.
Mais entre ces deux positions extrêmes qui « occidentalisent »
et « exotisent » toutes les deux l'Islam, il semble possible
d'établir des ponts entre les divisions idéologiques.
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La recherche universitaire a défini le féminisme
musulman comme un « mouvement réformiste qui a permis un
dialogue entre féministes religieuses et laïques et ouvert la voie
à de nouvelles possibilités en faveur de l'égalité
des sexes et de la participation des femmes aux doctrines et pratiques
religieuses »41. D'un point de vue sociologique, le
féminisme musulman n'est donc pas un mouvement social distinct parce que
ses pratiques ont été par nature textuelles. Il peut cependant
être considéré comme faisant partie du mouvement
féministe global. L'histoire montre bien que le féminisme n'est
ni exclusivement occidental, ni oriental. Les idées et les mouvements
féministes sont apparus au même moment que l'Orient et l'Occident.
Fondamentalement, le féminisme est une critique de la subordination
féminine et de la domination masculine qui s'accompagne d'un effort pour
rectifier la situation qu'engendrent ces rapports de domination/soumission. Les
féministes de culture musulmane n'ont pas emprunté leur vision
à l'Occident mais se sont opposées au colonialisme occidental qui
portait une bonne dose de pratiques et de politiques patriarcales. Le
féminisme que les femmes de culture musulmane ont conceptualisé
au siècle dernier fut appelé « féminisme laïque
» car il était organisé autour d'un discours nationaliste
qui prônait l'égalité pour tous les citoyens. «
Féminisme laïque » était une manière de dire
« féminisme national ». Prétendre que le
féminisme est occidental entretient non seulement l`ignorance historique
mais sert aussi à perpétuer l'idée qui a largement
circulé en Occident selon laquelle les musulmans et les Orientaux sont
incapables de produire des mouvements pour remettre les choses à
l'endroit, bref, incapables de produire un quelconque féminisme.
Cependant, il semble y avoir autant de façons de penser
le féminisme qu'il n'existe de féministes. Selon la
présidente de la MdFM42, « le féminisme est
une lutte des femmes pour obtenir l'égalité de leurs droits
», propos que vient corriger la directrice de la compagnie Art dans
le jardin43 pour qui « le féminisme est au contraire
une revendication qui doit être portée par les hommes et les
femmes afin de créer ensemble des solutions permettant d'aboutir
à l'égalité entre les sexes ». Parler « des
féminismes », en plus d'aller à l'encontre de l'utopie du
« front uni », soulève la question des rapports de force entre
les
41 Margot Badran, Existe-t-il un féminisme
musulman ? Ed. L'Harmattan, 2007, p.43
42 Roselyne Rollier, entretien réalisé
le 12 juin 2014 à la MdFM 4343 Nathalie Guisset, entretien
réalisé le 12 juin 2014 à la MdFM
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féministes. Il semble donc très
problématique de pouvoir créer une action « féministe
» en France et de l'exporter dans une zone rurale marocaine sans
s'être adapté à l'histoire politique et humaine du pays
n'ayant pas les mêmes notions des féminismes. Si la
multiplicité des points de vue semble être résumée
au sein de ce projet, du strict point de vue occidental, jusqu'où peut
aller la stigmatisation des populations sur le sol français ? Ce type
d'actions culturelles peut-il, à défaut d'apaiser les tensions
entre les communautés, en créer de nouvelles ?
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