3. Les femmes marocaines et le dévoilement du
corps, une relation délicate
La thèse de l'historien P. Blanchard40
consiste à dire que les discriminations et les vexations que les jeunes
marocains subissent se trouveraient dans leur corps, devenant ainsi l'objet
d'un investissement fantasmatique qui renouerait avec l'aliénation et la
soumission imposées à leurs grands-parents ou leurs
arrière-grands-parents. La profondeur historique est ici doublée
d'une épaisseur intergénérationnelle ; ensemble, elles
permettent de comprendre comment des protagonistes - qui parfois ne savent rien
d'une histoire coloniale - peuvent en reproduire et en transmettre des traits
prétendument disparus depuis longtemps. Il ne s'agit pas tant de prendre
au pied de la lettre l'idée que les descendants des colonisés
d'hier sont des « indigènes » aujourd'hui, que d'examiner
sérieusement la nature d'un regard né et aiguisé durant
l'ère coloniale et dont les réminiscences restent palpables.
Selon P. Blanchard, elles surgissent dans un monde social et politique qui ne
s'est pas dépris d'une forme de gouvernement des corps, ayant atteint sa
plénitude au temps des colonies et pas encore congédiée
près d'un demi-siècle plus tard.
Durant la colonisation, le laisser faire face aux oppressions
en cascade, subies par les hommes colonisés et imposées
doublement aux femmes, s'inscrivait dans un système visant à
asseoir l'ordre colonial sur l'ordre patriarcal dans sa version local. Les
contacts entre indigènes et Européens devaient obéir
strictement à des logiques de servitude et de services sociaux et
sexuels répondant aux impératifs économiques et sociaux du
colon. Ce n'est qu'à la veille de la décolonisation qu'il sera
question d'« affranchir » le colonisé de son fardeau et plus
précisément de permettre aux femmes indigènes une
liberté symbolisée par l'abandon de leur voile lors d'une
cérémonie les exposant à Alger, signe ultime d'un pouvoir
défait.
Bien que la compagnie Art dans le jardin ne pousse pas les
participantes à littéralement enlever leur voile, le training
corporel a cependant pour but de permettre aux jeunes filles
40 Pascal Banchard, La fracture coloniale, la
société française au prisme de l'héritage
colonial. Ed. La Découverte, 2005
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de se « réapproprier » leur corps, comme si
elles l'avaient perdu. Le regard occidental posé ici sur les femmes
voilées semble relever du cliché puisque l'association avec la
soumission et le mal être a été fait automatique par la
metteure en scène. Nous pouvons nous demander si nous ne faisons pas
face à un cas de stigmatisation, puisque le voile porté par les
pensionnaires, une fois passé au prisme des stéréotypes
que la vision occidentale lui accole, a créé une
représentation négative ou tout du moins
d'infériorité des jeunes filles.
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