« Les paroles s'envolent, les écrits restent
». L'écrit comme affirmation symbolique de la mémoire et de
l'identité
épiscopales
« La menace de l'oubli [constituerait] une condition
sine qua non de la scripturalisation comme source d'un pouvoir
symbolique, fondé sur l'absence de réponse possible et sur la
magie sociale de la mémorisation écrite : tout se passe comme si
ce n'était pas pour pallier le risque d'oubli que l'on a recouru
à l'écrit, mais pour pouvoir recourir à l'écrit en
tant que forme de domination symbolique que l'on a construit l'oubli en
fantasme social collectif. »168. Cette citation issue des
réflexions de Joseph Morsel développe une idée force dans
l'étude des cartulaires : l'écrit n'a de cesse de faire
écho aux notions de mémoire et de pouvoir. En effet,
l'écrit, par son caractère permanent, ancre une
légitimité dans un cadre temporel large et fait acquérir
aux informations mentionnées une autorité
référentielle certaine.
Toutefois, il ne faut pas négliger le fait que
l'écrit n'est qu'un moyen destiné à renforcer une
domination symbolique, c'est-à-dire que qu'il ne constitue pas
en soi un pouvoir effectif, et ne demeure au final qu'un instrument
mis au service d'une finalité sociale et politique. Le cartulaire
devient alors objet de représentations, celles d'une institution
épiscopale désireuse de défendre une mémoire et une
identité institutionnelles à travers le filtre de l'écrit
- la compilation est par définition un filtrage de l'information et
l'écrit se voit surtout comme une production formalisée et
aseptisant bien souvent ses conditions de réalisation -, dans une cadre
réflexif. Dans ces conditions, il est encore une fois possible
d'assimiler l'écrit à un remède administré
afin de lutter contre la maladie historique qu'est
l'oubli169.
* *
*
168 MORSEL Joseph, « Ce qu'écrire veut dire au
Moyen Âge. Observations préliminaires à une étude de
la scripturalité médiévale », Memini. Travaux et
documents de la Société des études
médiévales du Québec n° 4, 2000, p. 18.
169 GEARY Patrick J., La mémoire et l'oubli
à la fin du premier millénaire (traduit de l'anglais par
Jean-Pierre Ricard), Paris, Flammarion, 1996.
120
Le Grand cartulaire de l'évêché de
Laon ou le principe de monumentalisation par l'écrit
Dans les sociétés antiques,
médiévales, modernes ou contemporaines, la
célébration et la commémoration d'un dieu, d'un
personnage, d'un événement ou d'une date s'effectue
quasi-exclusivement par la construction ou l'érection d'un monument :
statues et temples antiques, édifices chrétiens, monuments aux
morts, totems, etc. Tous ces monuments ont donc une caractéristique
commune, à savoir celle de célébrer un passé
mémoriel servant de catalyseur à une communauté toute
entière. Or, qu'est le cartulaire hormis un objet consacrant la
mémoire institutionnelle et patrimoniale de l'évêché
de Laon ? C'est donc en ce sens que le Grand cartulaire de
l'évêché de Laon s'apparente à un monument,
scriptural certes mais monument tout de même170.
En effet, chaque acte constitue une pierre de
l'édifice-cartulaire, ce dernier ayant nécessité plusieurs
phases successives de construction pour devenir l'objet que nous connaissons
aujourd'hui, chaque style d'écriture pouvant s'apparenter aux
évolutions architecturale que peut connaître un édifice
religieux. Et comme tout monument, le manuscrit a pour vocation à
être protégé - c'est notamment le rôle de la reliure
et de l'utilisation de parchemin, support robuste et pérenne - et
transmis - on pense ici aux archives ayant servi à la compilation du
cartulaire, bien que celui-ci nous permet aussi d'avoir connaissance d'actes
aujourd'hui disparus.
Qui plus est, l'édification d'un monument est bien
souvent le moment d'expression d'une puissance, qu'elle soit politique, sociale
ou religieuse. Ainsi, dans les années 1150, c'est sous le
l'épiscopat de Gautier de Mortagne que la cathédrale
commença à être reconstruite ; l'évêque
Garnier, quant à lui, engagea la transformation de la maison de
l'évêque en un véritable palais épiscopal dans les
années 1240 ; son successeur Itier de Mauny, enfin, dans un élan
de magnanimité et de charité, véritables symbole de sa
puissance, ordonna la construction de l'Hôtel-Dieu de Laon. Il n'est donc
pas impossible que le premier commanditaire du cartulaire - vraisemblablement
Robert de Thorote - ait souhaité participer à cette tradition en
établissant un objet symbolique chargé de catalyser les
acquisitions de ses prédécesseurs, comme pour signifier que
l'évêché lui-même serait une construction
s'étalant sur plusieurs siècles et dont la pierre angulaire
serait le cartulaire. Dès lors, il semble qu'il soit possible de parler
ici « d'incodication » de l'évêché de Laon
à travers le cartulaire, comme tend à l'affirmer Laurent
Morelle171, c'est-à-dire une incorporation livresque de
l'institution ainsi que de
170 CHASTANG Pierre, « Cartulaires, cartularisation et
scripturalité médiévale : la structuration d'un nouveau
champ de recherche », Cahiers de civilisation
médiévale, n° 49, 2006, p. 24 : dans cet article, Pierre
Chastang qualifie d'ailleurs l'objet cartulaire de « document-monument
».
171 MORELLE Laurent, « Comment inspirer confiance ?
Quelques remarques sur l'autorité des cartulaires » in Julio
Escalona et Hélène Sirantoine (éd.), Chartes et
cartulaires comme instruments de pouvoir.
121
la conscience de soi. Le cartulaire se transforme alors en un
lieu d'expression du pouvoir, à la fois manifestation d'une puissance et
affichage de revendications.
De ce fait, on s'aperçoit à quel point le
recours à l'écrit est empreint d'une symbolique qui
dépasse la simple transcription d'actes. Telle la lumière qui se
diffracte à la rencontre d'un obstacle, le cartulaire agit tel un prisme
faisant rayonner les informations qu'il contient. C'est donc en ce sens qu'il
est possible de parler de « magie » de l'écrit, conçu
comme un support de diffusion, au sens premier du terme.
La cartularisation : réflexion sur la valeur de
l'écrit
Nous venons de le voir, l'écrit est un dispositif mis
au service d'une idéologie, revendiquée ou non. C'est d'ailleurs
cette finalité qui transforme l'écrit en un instrument de pouvoir
pour celui qui le maîtrise et l'utilise. En effet, le commanditaire
accorde une valeur certaine à l'écrit, qui est sensé
s'accorder à la valeur de son support - au-delà de sa valeur
marchande, le parchemin a aussi une valeur symbolique du fait de son coût
et de sa relative rareté -, une telle combinaison ayant finalement pour
but de valoriser l'information qu'ils recueillent et relatent, une donation
mise par écrit ayant par exemple plus de poids juridique qu'une donation
purement orale. La valeur d'une action se voit donc quelque peu
conditionnée par la valeur d'un support couplée à celle de
l'écrit, chargé d'accorder du crédit à
l'information. C'est ainsi que le recours à l'écrit permet
à une information d'acquérir un nouveau statut, basé
notamment sur sa valeur probante.
De l'oral à
l'écrit172
Comme le souligne Jack Goody, la communication orale impose
des limites à l'organisation de l'administration politique, ce qui
explique le rôle décisif qu'a pu jouer l'écriture dans le
développement des Etats bureaucratiques173, l'écriture
donnant à la parole une forme permanente et faisant passer les mots de
simples signaux auditifs à des objets durables174. Dès
lors, la mise par écrit correspond à une consolidation, un
Espagne et Occident chrétien
(VIIIe-XIIe siècles), Toulouse:
Méridiennes-CSIC, 2013, p. 169-179.
172 Ce titre fait explicitement référence
à l'ouvrage de Jack GOODY Entre l'oralité et
l'écriture, Paris, PUF, 1994.
173 GOODY Jack, La logique de l'écriture : aux
origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin, 1986,
p.97.
174 Id., La raison graphique : la domestication de la
pensée sauvage (traduit de l'anglais par Jean Bazin et Alban
Bensa), Paris, les éditions de Minuit, 1978, p. 143.
122
renforcement de l'accord verbal, l'écriture se
transformant alors en acte de communication symbolique corollaire à la
mémoire175. En outre, le document écrit servait de
preuve et de garantie à la légitimité d'un accord, en
même temps qu'il accroissait la capacité de stockage de la
mémoire, permettant alors de suivre et d'effectuer un plus grand nombre
de transactions ou de rendre compte d'un plus grand nombre de décisions
au même moment. C'est pourquoi, loin d'être des notions
antinomiques, l'oral et l'écrit apparaissent davantage comme des notions
complémentaires.
En effet, par la copie d'actes, le cartulaire impose un
rapport mémoriel de l'oral à l'écrit, ce dernier faisant
état d'un accord oral effectué antérieurement. De plus,
tout acte a vocation à être lu et entendu, comme en
témoigne la formule consacrée « à tous ceux qui ces
présentes lettres verront et orront », ce qui semble bien
démontrer la caducité de la théorie du « Grand
partage » entre oralité et écriture176. Ainsi, on
s'aperçoit que l'écrit est un outil technique apparaissant aussi
bien en amont du discours oral - sa diffusion - qu'en aval - sa transcription.
La cartularisation est donc bien un vecteur de transmission de savoirs dans le
cadre d'une idéologie toute rationnelle, envisageant le recours à
l'écrit comme condition de fixation d'informations. C'est pourquoi il
serait erroné de concevoir l'écrit comme facteur unique de
développement d'une société. De toute évidence,
l'écrit ne fait pas la société, il en rend compte.
Qui plus est, cette maxime est d'autant plus
vérifiable si l'on considère l'écrit dans son
caractère purement artificiel, c'est-à-dire issue d'une
technique. Effectivement, l'écrit correspond à un agencement
d'informations n'ayant pas nécessairement vocation à cohabiter et
permet la cristallisation matérielle d'éléments disjoints
dans le temps et l'espace.
175 BERTRAND Paul, « À propos de la
révolution de l'écrit (Xe-XIIIe siècle).
Considérations inactuelles », Médiévales,
n°56, 2009, p. 75-92 ; MORSEL Joseph, art. cit..
176 Concept anthropologique selon lequel il existerait une
dichotomie entre et au sein des sociétés humaines, clivées
selon un état premier et un état second. Ici, l'état
premier serait l'oralité, l'état second l'écrit, celui-ci
étant conçu comme une technologie faisant entrer
l'humanité dans la civilisation.
123
124
La cristallisation d'une discontinuité
spatio-temporelle
Si l'on devait restreindre le recours à l'écrit
en deux principales fonctions, elles se répartiraient comme
tel177 :
1° Stockage de l'information permettant de communiquer
à travers le temps et l'espace et fournissant à l'homme un
procédé de marquage, de mémorisation et d'enregistrement
plus fiable ;
2° Passage du domaine auditif au domaine visuel rendant
possible d'examiner autrement, de réarranger, de rectifier des phrases
et des mots isolés.
Dès lors, le cartulaire devient un objet de stockage
externe de la mémoire offrant une nouvelle potentialité à
la communication humaine, qui s'affranchit des contraintes spatio-temporelles
dont peuvent faire l'objet les différents actes pris
séparément, l'écriture, par le biais de la compilation, se
chargeant d'extérioriser, de cristalliser voire d'accentuer cette
discontinuité en lui conférant une dimension spatiale et visuelle
- dont le cartulaire est le support - permettant alors de la soumettre à
d'éventuels réarrangements. Or, ce déploiement
spatio-temporel que permet le cartulaire demeure le symbole de l'influence
épiscopale sur la société laonnoise dans la période
et sur le territoire référencés.
Tout d'abord, en compilant des actes s'étalant de 1125
à 1320, avec une classification souvent diachronique des actes entre
eux178, le lecteur se voit obligé d'effectuer une
démarche intellectuelle lui permettant de jongler entre les
périodes mentionnées, créant ainsi une
représentation temporelle, bien que fictive, du cadre dans lequel sont
insérées les informations. C'est pourquoi il est possible
d'affirmer que le cartulaire cristallise une discontinuité temporelle,
car bien qu'il faille souvent exercer un va-et-vient mental, celui-ci se verra
toujours borné par les limites chronologiques imposé par les
actes retranscrits.
De plus, le cartulaire impose un certain rapport à
l'espace, espace dont les évêques de Laon se voient confier
l'administration. Ainsi, on observe que les zones les plus fréquemment
mentionnées ne sont pas la Cité ou la ville-même de Laon,
mais plutôt les domaines environnants, dont la gestion et
l'administration nécessitent un recours à l'écrit plus
systématique du fait de leur éloignement. Le cartulaire
amène donc à concevoir l'espace de manière souvent duale,
avec un rapport centre/périphérie relativement
177 GOODY Jack, op. cit., p. 145 ; Id., La logique
de l'écriture..., p. 72-74.
178 Si l'on accole par exemple les années des 10
premiers actes, on obtiendrait ceci : 1190 ; 1174 ; 1128 ; 1282 ; 1283 ; 1239 ;
1180 ; 1196 ; 1280 ; 1280. Cet échantillon n'est pas
révélateur de l'ensemble du cartulaire, mais il illustre la
diachronie de certains passages.
marqué : le centre en tant qu'espace de pouvoir, la
périphérie en tant qu'espace à administrer. De ce fait, il
nous a semblé intéressant de nous interroger sur la
représentation de l'espace que propose le cartulaire,
c'est-à-dire le fait de savoir comment la notion de territoire est
envisagée à travers le seul prisme du manuscrit, et comment les
commanditaires se représentaient l'espace au sein duquel ils
vivaient179.
Un panorama de près de deux siècles sur
la représentation de l'espace au sein de l'évêché de
Laon
Appréhender l'espace à travers le prisme de
l'écrit n'est pas une approche nouvelle. En effet, en 2009
déjà, Sébastien Barret aborda cette thématique au
sujet de l'espace clunisien en ces termes : « D'un point de vue
structurel, les archives ont joué un rôle intéressant au
sein de l'institution clunisienne, lui permettant avec d'autres
éléments de se créer un temps et un espace propres -
principalement au niveau des représentations, s'entend. Ce faisant,
elles y ont gagné un rôle dépassant celui de simple rouage
technique de l'ensemble clunisien envisagé en tant qu'organisation
matérielle ; elles ont aussi été l'un des
éléments opérants de la mise en oeuvre des
mécanismes institutionnels qui permettaient à l'ensemble de se
stabiliser et de se définir par rapport au monde
environnant180. » Cette citation, concise et tout à fait
éclairante, montre bien à quel point l'écrit,
au-delà de sa dimension technique, demeure un formidable outil de
représentation mentale de l'environnement contextuel au sein duquel il
est intégré. Dès lors, l'écriture se doit
d'être conçue comme un instrument de pouvoir diffusant son
influence sur un territoire soumis à ce pouvoir et cette
autorité.
179 MAZEL Florian (dir.) L'espace du diocèse :
genèse d'un territoire dans l'Occident médiéval (Ve
-XVIIIe siècle), Rennes, PUR (Histoire), 2008 : pour approfondir
cette problématique, se référer à l'introduction de
l'ouvrage proposée par Florian Mazel, qui résume la teneur
générale du livre et tente de synthétiser les
différentes approches possible de ces notions.
180 BARRET Sébastien, « La mémoire et
l'écrit : l'abbaye de Cluny et ses archives (Xe-XVIIIe siècle)
», Bulletin du centre d'études médiévales
d'Auxerre | BUCEMA [En ligne], 13, 2009.
125
Pouvoir et territoire : l'affirmation
spatio-temporelle de l'autorité épiscopale
L'acquisition de biens et de droits, instruments de pouvoir,
s'accompagne nécessairement d'un investissement de l'espace, selon le
modèle du contado italien. Or, tout pouvoir à tendance
à étendre la zone de son exercice, dans un dessein
hégémonique rarement satisfait. Quoi qu'il en soit, de telles
acquisitions, du fait notamment de leur changement de statut, font plus souvent
l'objet de conflits d'intérêts et donc mise par écrit.
C'est en tout cas ce qui se produit pour l'abbaye Saint-Yved de Braine au
regard de la compilation d'un cartulaire qui débuta à partir de
1210181 : en effet, les actes de ce dernier furent compilés
de manière typographique selon le critère d'un éloignement
progressif de la maison-mère. Plus les biens étaient proches, et
moins ils firent l'objet d'actes, la politique patrimoniale se
révélant moins offensive près de l'abbaye que plus loin.
Ceci s'explique notamment par le fait d'une dilatation du patrimoine
après l'adjonction de pôles lointains.
Concernant le Grand cartulaire de
l'évêché de Laon, bien que le choix d'un tel ordonnancement
- typographique - n'ait pas été retenu, il n'en reste pas moins
que la défense de biens nouvellement acquis s'inscrit en filigrane au
sein du manuscrit. Ce dernier apparaît donc comme un instrument
permettant de gérer et de défendre un maillage territorial issu
de politiques successives d'acquisitions de la part de différents
évêques de Laon, comme le révèle le graphique
ci-dessous :
181 GUYOTJEANNIN Olivier, Le chartrier de l'abbaye
prémontrée de Saint-Yved de Braine (dir.),
édité par les élèves de l'École nationale
des chartes, Paris, 2000, p. 23-24.
Guillaume de
Châtillon (1279-1285
3%
Guillaume de
Moustier (1261-1270)
23%
Robert de Thorote
(1286-1297)
20%
Répartition des actes référençant
des acquisitions foncières par épiscopat
Barthélémy de Jur (1113-1151) Anselme de Mauny
(1215-1238)
Garnier (1238-1249) Itier de Mauny (1249-1261)
Guillaume de Moustier (1261-1270) Guillaume de Châtillon
(1279-1285) Robert de Thorote (1286-1297)
Itier de Mauny (1249-
1261)
10%
Barthélémy de Jur
(1113-1151)
2%
Anselme de Mauny
(1215-1238)
30%
Garnier (1238-1249)
12%
126
Figure 14 : Répartition des actes
référençant des acquisitions foncières par
épiscopat
Ainsi, ce graphique démontre bien le caractère
agrégatif du patrimoine foncier de l'évêché de Laon
qui, l'unique acte de Barthélémy de Jur mis à part,
s'étale sur six épiscopats quasi-consécutivement - le
siège épiscopal est resté vacant de 1273 à 1279 -,
dont cinq représentent 95% des actes référencés. De
ce fait, on remarque que l'emprise territoriale des évêques de
Laon correspond à processus qui s'étend essentiellement de 1215
à 1297, ce qui conforte la thèse assimilant le cartulaire
à la pierre angulaire d'une politique patrimoniale agrégative.
127
Toutefois, l'évêché de Laon étant
composé d'un noyau urbain - la Cité - et d'un
plat-pays182 fournissant la base territoriale et seigneuriale de
l'évêque, on comprend pourquoi la défense de ce dernier fut
une des conditions ayant entraîné la confection du cartulaire,
l'augmentation des conflits de juridiction entraînant une recrudescence
d'enquêtes, d'arbitrages et de sentences, souvent consignés par
écrit183. Mais, surtout, ceci révèle la nature
profondément sociale de l'espace, perçu en tant que lieu
où s'expriment des rapports sociaux184.
En effet, au regard de la territorialisation de plus en plus
prononcée des institutions ecclésiales, la multiplication des
conflits eut pour principal effet de leur faire prendre conscience des enjeux
que représente l'emprise territoriale dans une période de
concurrence et de fragmentation des pouvoirs185. Or, tout territoire
étant davantage une aire de domination qu'un espace
borné186, il s'agissait alors pour les évêques
de Laon de délimiter cette aire relevant du ressort exclusif de la
souveraineté épiscopale. Dès lors, il est possible de voir
dans le cartulaire un vecteur de « représentations spatiales
», c'est-à-dire un imaginaire spatial au sein de
représentations collectives187, l'aire d'influence
épiscopale étant le résultat d'une imbrication d'espaces
revendiqués par les évêques de Laon et les pouvoirs
concurrents (communes, seigneurs locaux). La cartularisation apparaît
donc comme un moyen de fixer et de projeter l'ancrage territorial du pouvoir
épiscopal.
182 MORSEL Joseph « Appropriation communautaire du
territoire, ou appropriation territoriale de la communauté ? »
Observations en guise de conclusion, Hypothèses, 2005/1 p.
89-104 : à la page 97 de son article, Joseph Morsel affirme que
l'appropriation symbolique d'un espace se voit souvent combinée à
l'érection d'un monument ou d'un bâtiment. Cette remarque se
vérifie pour l'évêché de Laon, dont la
cathédrale et le palais épiscopal symbolisent l'ancrage spatial
de l'évêque de Laon au coeur même de la Cité, mais
aussi à travers les nombreuses références faites au
granges épiscopales - Pouilly et Versigny notamment - ainsi qu'aux
divers moulins dépendant de la mouvance épiscopale. Ces monuments
et bâtiments représentent donc bel et bien la
matérialisation de l'ancrage épiscopal sur un territoire
donné.
183 LAUWERS Michel, « Territorium non facere
diocesim... Conflits, limites et représentation territorial du
diocèse (Ve-XIIIe siècle) », in L'espace du
diocèse, p. 43.
184 MORSEL Joseph, art. cit., p. 91.
185 MAZEL Florian (dir.), « Introduction », in
L'espace du diocèse..., p. 19.
186 LAUWERS Michel, « Territorium non facere
diocesim... », Ibid., p. 38.
187 MORSEL Joseph, art. cit..
128
Le Grand cartulaire de l'évêché
de Laon : une cartographie scripturale de l'aire d'influence épiscopale
ou le principe d'inscripturamento
Nous venons de le voir, la compilation d'actes formant le
cartulaire permet une objectivisation ainsi qu'une matérialisation de
l'espace, celui-ci se démarquant par un processus intellectuel issu du
référencement de lieux qui relèvent de la
souveraineté épiscopale. De fait, la cartularisation
s'apparenterait à une véritable « écriture de
l'espace social188 », délimitant ainsi une
véritable circonscription épiscopale, en ce sens qu'il
s'agit d'un espace borné par l'écrit189. C'est
pourquoi il nous semble pertinent d'user du néologisme
d'inscripturamento pour qualifier cette délimitation spatiale
par le biais de l'écrit190. En effet, les mentions spatiales
présentes dans le cartulaire nous permettent, et ont pu permettre aux
personnes l'ayant consulté auparavant, bien que dans une moindre mesure,
de visualiser une cartographie scripturale de l'aire d'influence
épiscopale, tant dans son aspect temporel - les variables « Lieu
» de notre base de données nous permettent de délimiter
cette zone - que spirituel - notamment la consécration de chapelles au
sein du diocèse. Ainsi, le recueillement de toutes ces informations nous
a permis de matérialiser cette cartographie scripturale au travers d'une
carte :
188 Écritures de l'espace social. Mélanges
d'histoire médiévale offerts à Monique Bourin,
BOISSEUIL Didier, CHASTANG Pierre, FELLER Laurent, MORSEL Joseph, Paris,
Publications de la Sorbonne, 2010. Dans cet ouvrage collectif, des pages 613
à 628, Florian Mazel propose un article intitulé « Encore
les "mauvaises coutumes"... Considérations sur l'Église et la
seigneurie à partir de quelques actes des cartulaires de Saint-Victor de
Marseille ».
189
http://www.cnrtl.fr/etymologie/circonscription
: « Emprunté au latin classique circumscriptio «
cercle tracé; espace limité, borne », dérivé
de circumscribere (circonscrire*) ». L'étymologie de ce
terme montre donc bel et bien le bienfondé de l'utilisation de
l'expression « circonscription épiscopale » concernant
l'étude des cartulaires ou de tout autre document écrit faisant
référence à zone spatiale délimitée. Par
exemple, l'acte n°3 du cartulaire, transcription de l'Institution de Paix
accordé en 1128 à la commune de Laon par Louis VI, définit
l'espace placé sous le ressort de la ville : « In nomine sancte
et individue trinitatis, amen. Ludovicus dei gratia Francorum rex, notum fieri
volumus cunctis fidelibus tem futuris quam presentibus institutionem pacis quam
assenssu et consilio proc[erum] nostrorum et Laudunensis civium Lauduni. Hanc
scilicet quod ab Ardone usque ad Brosium ita ut villa Luilliaci infra hos
terminos continuatur quantum ambitus vinearum et murorum montis tenet
» ("Au nom de la sainte et indivisible Trinité, amen. Nous, Louis,
par la grâce de Dieu roi des Francs, nous voulons qu'il soit connu de
tous nos fidèles, tant présents qu'à venir, que nous avons
établi cette institution de paix avec l'accord et sur le conseil de nos
nobles et des habitants de Laon, pour Laon. C'est à savoir ce qui va de
l'Ardon jusqu'au bois du Breuil de telle sorte que le village de Loeuilly soit
contenu à l'intérieur de ces limites avec toutes les vignes et la
colline que renferme son territoire.").
190 Contrairement aux concepts d'incastellamento
définit par Pierre Toubert, d'encellulement proposé par
Robert Fossier, ou d'inecclesiamento prôné par Michel
Lauwers, cette ramification notionnelle que je propose ici s'inscrit davantage
dans le domaine du symbolique.
129
Figure 15 : Carte de de l'aire d'influence
épiscopale sous le prisme du Grand
cartulaire de
l'évêché de Laon