Chapitre I
Le cartulaire en tant que support
référentiel dans le cadre d'une gestion patrimoniale de
l'évêché de Laon
Le recours à l'écrit n'est pas un acte anodin.
En effet, l'écriture, en tant que discours d'autorité et de
normes, agit en retour sur les relations entre individus et groupes
sociaux133. C'est d'ailleurs sur cet aspect, cette « sociologie
des institutions »134, que le présent chapitre
s'attardera, notamment dans le cadre d'une défense des
intérêts épiscopaux, le cartulaire révélant
« la souplesse d'un matériau à considérer avec les
autres formes de l'écrit comme un instrument polysémique pour la
défense de l'institution. »135.
Mais au-delà de ces considérations, nous
tenterons de développer ici une véritable réflexion sur
l'autorité, la vocation référentielle, que peut renfermer
notre cartulaire, qui semble dépasser sa nature primaire de registre
d'actes copiés et compilés, pour devenir un authentique outil
référentiel et revêtir une autorité que sa simple
conception semble justifier.
* *
*
133 CHASTANG Pierre, « Cartulaires, cartularisation et
scripturalité médiévale : la structuration d'un nouveau
champ de recherche », Cahiers de civilisation
médiévale, n° 49, 2006, p. 21-32.
134 BARRET Sébastien, « La mémoire et
l'écrit : l'abbaye de Cluny et ses archives (Xe-XVIIIe siècle)
», Bulletin du centre d'études médiévales
d'Auxerre | BUCEMA [En ligne], 13, 2009.
135 Id., Ibid.
101
L'écrit comme établissement d'une
référence jurisprudentielle dans une société
conflictuelle
Le XIIIe siècle a été
marqué par deux phénomènes intrinsèquement
liés : la judiciarisation de la société et la
bureaucratisation des institutions. Ainsi, il est intéressant d'aborder
le Grand cartulaire de l'évêché de Laon, dont la confection
date de la fin du XIIIe siècle, au regard de ce double
contexte. En effet, l'écrit s'assimilant à l'acquisition d'une
valeur juridique fondée sur la jurisprudence ou un code, les cours de
justice estimaient souvent que les preuves écrites étaient
empruntes d'une plus grande valeur que les témoignages oraux. C'est
pourquoi cette époque vit se développer l'Eglise en tant
qu'institution bureaucratique, c'est-à-dire littéralement le fait
de posséder un bureau ainsi que des archives écrites, notamment
concernant ses subdivisions institutionnelles telles que les
évêchés. Or, dans une société qui se
judiciarise, l'écrit illustre l'autorité conférée
à l'institution et favorise sa mainmise sur l'espace et les individus
qu'elle entend dominer. Mais plus encore, le recours à l'écrit
influence la structure des normes à travers la création et la
reproduction de textes136, ici à travers le cartulaire.
Norme référentielle et validité
pratique
Comme la notion de droit se distingue de celle de fait, la
notion de de norme s'oppose à celle de pratique. Or, bien qu'il puisse
paraître osé de qualifier le manuscrit d'outil « normatif
», dans son sens purement juridique cela s'entend, il n'est pas incongru
de la présenter ainsi, car effectivement le G 2 demeure normatif dans sa
conception via la symbolique de l'écrit, mais pratique dans son
application.
C'est pourquoi, afin de cerner au mieux cette double
distinction, il nous a semblé utile d'avoir recours à la
terminologie bourdieusienne. En effet, pour Bourdieu, la norme s'apparent
à la fois aux règles édictées ainsi qu'aux usages
qui en découlent. Or, ces derniers dépassent souvent le cadre des
normes, implicites ou explicites, du fait d'une indispensable adaptation aux
nécessités du monde social, les pratiques n'étant pas de
simples exécutions des normes explicites, mais traduisant surtout un
sens pratique acquis par le biais de l'habitus137.
136 GOODY Jack, La logique de l'écriture : aux
origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin, 1986,
p. 105.
137 Ce que Bourdieu montre essentiellement dans le Sens
pratique, c'est que les pratiques ne peuvent être comprises
indépendamment du contexte dans lequel elles sont socialement produites
et qu'elles produisent socialement. De même, les pratiques ne peuvent
être comprises indépendamment les unes des autres, dans la mesure
où elles participent ensemble à la production d'un contexte
symbolique
102
Dès lors, grâce à cet arrière-plan
conceptuel, on s'aperçoit que la confection du cartulaire répond
justement au fait que la réalité pratique (les comportements)
diffère du discours normatif (les chartes), le codex devenant
ainsi une véritable arme juridique dont la validité est
assurée par simple retranscription, les seules références
au « scel », lorsqu'elles sont présentes, accordant une
validité juridique de substitution138. C'est donc en ce sens
que la compilation d'actes acquiert une valeur jurisprudentielle,
chargée de faire prévaloir la norme au dépend des
pratiques, de faire rentrer dans la normale les comportements
jugés anormaux.
Néanmoins, il semble nécessaire de clarifier la
notion de norme développée ici. En effet, est
généralement qualifié de norme toute règle ayant
vocation à s'appliquer à un ensemble. Or, le caractère
normatif du Grand cartulaire de l'évêché de Laon s'applique
ici davantage à des individus en particuliers (les émetteurs et
les destinataires des actes). Ainsi, cet état de fait permet de
distinguer la norme-résultat, fruit d'une concertation
générale, de la norme-processus, issue d'une activité
dialogique et ayant une valeur jurisprudentielle. De ce fait, il ne faut pas
nécessairement voir le cartulaire comme un outil normatif, mais
plutôt comme un outil de normalisation dans un environnement
conflictuel.
Une normalisation des rapports de
force
Le processus de cartularisation correspondant à une
compilation chargée de légitimer les revendications et le pouvoir
du commanditaire139, il s'inscrit dans le domaine du droit, et les
diverses théories de l'anthropologie juridique nous permettent de mettre
en lumière certaines propriétés du grand cartulaire de
l'évêché de Laon.
Concernant l'analyse normative, où le droit consiste en
un certain nombre de normes explicites et écrites, codifiées, qui
s'imposent aux individus, les infractions étant sanctionnées par
contrainte ou menace, le cartulaire semble représenter ces normes,
symbolisées par les chartes transcrites et faisant autorité :
dans l'acte 43, par exemple, datée de 1223, divers chanoines du chapitre
cathédral de Laon attestent que Gérard de Clacy, alors vidame du
Laonnois, cité au chapitre parce qu'il n'avait point rendu à
la
cohérent et spécifique.
138 AD Aisne, G 2, n° 38, 1219 : « In cujus rei
testimonium presentes litteras sigillorum nostrorum munimine fecimus roborari
» ; AD Aisne, G 2, n°195, f°LXXIII r° : « En
tesmoignage de la quel chose nous avons scellées ces présentes
lettres de notre scel ». Ces deux exemples démontrent bel et bien
que la seule compilation d'actes au sein du manuscrit est nécessaire
quant à l'obtention d'une validité juridique par le document. Ce
qui met donc en évidence toute l'autorité accordée
à l'écrit dans le processus de cartularisation, les simples
mentions scripturales d'éléments externes de validation
étant garantes de l'authenticité du document.
139 L'anthropologue Mary DOUGLAS définit ainsi
l'institution ecclésiastique comme « un groupement social
légitimé » (Préface à l'ouvrage de Georges
BALANDIER, Comment pensent les institutions, La Découverte,
2004 [1986], p.21)
103
demande de l'évêque divers prisonniers
détenus à Mons-en-Laonnois, s'est amendé. On a donc bien
là une fonction normative du cartulaire, cette charte affirmant
l'autorité de l'évêque sur son vidame. Or, le
présupposé étant que la norme impose les pratiques et que
tout écart des pratiques par rapport à cette norme doit
être sanctionnée, le cartulaire devient alors un outil pragmatique
aux mains d'une institution centralisée - l'évêché -
dotée d'un appareil judiciaire - tribunal de l'évêque, ses
hommes de corps.
Qui plus est, si l'on s'en réfère à
l'analyse processuelle du conflit, la norme se verrait produite par le conflit,
qui agit de fait comme une instance de régulation. Ainsi, le principe de
classement du cartulaire permet de suivre le déroulement d'un conflit ou
d'une infraction, tout en observant les moyens utilisés et les
autorités invoquées par les parties pour le régler, comme
en témoigne le dossier concernant les rapports conflictuels entre
l'évêque et Gobert de Clacy, vidame140 : dans cette
série d'actes, il est possible de suivre le déroulement du
conflit opposant les deux protagonistes, de 1214 à 1221, et se concluant
par une reconnaissance de l'autorité de l'évêque,
accompagnée d'une vente de ses droits de vidamie par Gobert. De ce fait,
cette analyse se rapproche de l'idée que Malinowski se fait du droit,
qui n'aurait pas pour fonction de punir, mais plutôt d'assurer la
réciprocité des individus - non leur égalité, le
cartulaire étant réalisé pour affirmer l'autorité
de l'évêché -, afin d'assurer la cohérence de la
société. Or, ce système est révélateur de
l'importance du compromis dans la société
médiévale, d'où la valeur accordée au conflit, qui
permet, au mieux, d'aboutir à la paix, sinon de faire reconnaître
des droits. Le droit, à travers le cartulaire, déterminerait
alors les rapports de force, la norme devenant de facto un enjeu, un
objet de négociation privilégié, qui évolue
simultanément aux mutations de la société. Attention
toutefois à ne pas cristalliser un système de normes à
partir des conflits présents dans le cartulaire, ce dernier
n'étant qu'un prisme à travers lequel il nous est possible de
percevoir une réalité biaisée.
Quoi qu'il en soit, on remarque à quel point la
confection du cartulaire répond à une nécessité
juridique de normaliser des rapports de forces, grâce notamment à
une mise en perspective temporelle des différents conflits. Ce qui
confirme le caractère profondément pratique et pragmatique du
manuscrit, décelable dans l'établissement de certains dossiers
qui permettent une visualisation synthétique de certains conflits.
L'établissement de dossiers
Comme nous venons de le voir, il arrive que l'ordonnancement
de certains actes réponde à une certaine cohérence,
à une unicité thématique à défaut d'une
unicité matérielle. En effet, il est possible de mettre en
perspective, au sein même du corps de texte, la réalisation de
véritables dossiers reflétant l'ensemble ou tout du moins une
partie
140 AD Aisne, G 2, n° 33 à 43, 1214-1222.
104
de procédures relatives à une affaire juridique ou
à une transaction économique.
Outre l'exemple de Gobert de Clacy mentionné ci-avant,
il existe d'autres regroupements logiques d'actes tout au long du cartulaire,
et qu'il est souvent possible de repérer grâce aux rubriques.
Concernant les dossiers à caractère juridique, nécessaires
à la visualisation des étapes et des évolutions d'une
affaire, nous ne développerons pas ici d'exemple en particulier, jugeant
suffisant de se reporter à la lecture des rubriques concernant la
commune de Laon et précédées d'une lettre,
éléments se trouvant dans la sous partie dédiée
à l'étude du 13e cahier, bien que ce dossier ne soit
pas matériellement constitué en raison du statut d'ébauche
attribuée à ce cahier.
Néanmoins, dans le cadre de l'analyse d'un dossier
d'ordre économique, il semblerait intéressant d'étudier la
succession des actes n°196 à 199141, qui permettent par
exemple de discerner les acteurs d'une vente ainsi que les procédures
employées afin de ratifier ladite vente, comme le synthétise le
tableau suivant :
N° d'acte
|
Date
|
Rubrique
|
Emetteur
|
Objet
|
196
|
1292 (dimanche de Pentecôte)
|
Littera emptionis de Laval
|
Pierre de Courtisot, chevalier et sire de Crandon
|
Vend à l'évêque, moyennant 200 livres
parisis, des terres, prés, cens, vinages et arrière-fiefs de
Laval
|
197
|
1292 (26 mai)
|
Alia littera de eodem annexa precedenti
|
Official de Laon
|
Précisions relatives à cette vente
|
198
|
1292 (26 mai)
|
[ Item ] Alia littera de eodem
|
Official de Laon
|
Relate cette vente
|
199
|
1292 (juin)
|
[ Item ] Alia littera de eodem
|
Béatrix, femme dudit Pierre de Courtisot
|
Approuve cette vente et renonce à ses droits de douaire
sur les biens vendus
|
Tableau 5 : Rubriques sous-entendant la constitution
d'un dossier documentaire
Ainsi, on note le caractère multipartite qui entoure la
transaction (quatre entités sont mobilisées pour garantir la
vente et son bienfondé : Pierre de Courtisot, son épouse,
l'official de Laon et le destinataire de la vente, l'évêque de
Laon) de même que la proximité chronologique des différents
actes qui indique les différentes étapes nécessaires
à la ratification définitive de l'accord. Mais ce sont aussi et
surtout les rubriques qui
141 AD Aisne, G 2, n° 196 à 199, 1292.
105
permettent au lecteur de rattacher intellectuellement et
mécaniquement les actes entre eux, notamment par l'utilisation de
l'anaphore « Alia littera de eodem », qui articule les
différents actes entre eux et permet leur rattachement logique, sans
nécessairement indiquer l'auteur de l'acte ou son objet.
Quoi qu'il en soit, on remarque à quel point le
cartulaire permet une visualisation synthétique des origines et des
différents modes d'acquisition du patrimoine épiscopal,
caractéristique qui vient s'ajouter à la recension purement
juridique des intérêts épiscopaux sur sa zone
administrée. Car, en effet, la notion d'administration englobe celle de
gestion. C'est donc aussi et surtout le patrimoine de
l'évêché qui semble ici inventorié.
Un outil de gestion des intérêts
patrimoniaux de l'évêché
Dans une période marquée par essor
économique particulièrement prononcé ainsi qu'un
morcellement de plus en plus poussé de l'espace, la gestion domaniale se
transforma en un véritable enjeu politique, la possession et le
transfert de droits sur les terres se trouvant alors au centre de
l'économie politique. Ce n'est donc pas anodin de voir, dans le cadre de
cette administration territoriale et foncière, s'accroître le
nombre de registres sensés devenir la base de cette gestion
patrimoniale. En effet, l'écrit, en tant que moyen profondément
impliqué dans ce processus d'acquisition de bien et légitimation
de certaines aliénations ecclésiales142,
représente un moyen efficace de contrôle des flux, car il en
conserve une trace pérenne. De même, comme a pu l'analysé
Damien Jeanne à propos des cartulaires des léproseries de la
province ecclésiastique de Rouen143, l'ajout de nouveaux
cahiers, comme c'est le cas dans le Grand cartulaire de
l'évêché de Laon, est révélateur d'une
volonté de transmettre tout ce qui peut être utile à la
gestion et au salut de l'établissement, sans distinction. Dès
lors, le processus de cartularisation s'apparenterait à actualisation
continuelle des acquis patrimoniaux de l'évêché.
142 GOODY Jack, La logique de l'écriture : aux
origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin, 1986,
p. 57-60 : dans ces pages, Jack Goody parvient à démontrer qu'en
Mésopotamie, le développement de la comptabilité
économique, principe élémentaire de tout rayonnement
économique, se coupla à l'essor de l'écriture, mise au
point notamment par l'administration sacerdotale chargée de la gestion
des temples. Le lien entre administration religieuse ayant connaissance de
l'écrit et économie n'est donc pas nouveau et s'applique toujours
au XIIIe siècle.
143 JEANNE Damien, « Une "machina memorialis".
Les cartulaires des léproseries de la province ecclésiastique de
Rouen », Tabularia « Études », n° 12, 2012,
p. 29-62.
106
L'utilisation d'une base de données
relationnelle : un recensement systématique du patrimoine
épiscopal
Avant d'évoquer les résultats obtenus quant
à l'analyse du patrimoine épiscopale recensable dans le
cartulaire, il nous a semblé utile d'en expliquer la méthode
permettant son exploitation : une base de données.
Un cartulaire se trouvant le plus souvent être un
registre compilant des actes à caractère patrimonial et/ou
mémoriel, il est intéressant d'en étudier les composantes
économiques afin de déceler les stratégies
économiques et foncières d'une institution. C'est donc dans cette
optique que fut créée ladite base de données, permettant
de recenser les transactions et les entités (individus ou institutions)
productrices de ces transactions, au sein du Grand cartulaire de
l'évêché de Laon.
C'est ainsi que s'est imposée la création d'une
base de données à deux tables, détaillant les
caractéristiques des deux éléments qui
matérialisent l'échange : l'entité (TBL_Entité) -
indifféremment émettrice ou réceptrice - et la transaction
en elle-même (TBL_Transaction). Dès lors, la mise en relation de
ces deux tables est illustrée par l'image présente ci-dessous
:
107
Concernant la table « Entité », il est
possible de remarquer que les variables utilisées nous permettent de
dresser un tableau sociologique des individus présents dans le processus
économique, ainsi que de délimiter leur aire d'influence. De
plus, la variable « Sexe » permettrait de concevoir la part et la
place des femmes dans la production documentaire laonnoise entre le
XIIe et le XIIIe siècle : dans le cas
présent, elles représentent 13,6% - 8 sur 59 - des entités
présentes lors des transactions.
La table « Transaction », quant à elle, rend
possible la confection d'une typologie des échanges (cession, vente,
redimage...), des biens échangés ainsi qu'une reconstitution
chronologique des différentes phases d'acquisition de la part de
l'évêché, outil essentiel quant à la
démarcation d'une politique patrimoniale. Qui plus est, la variable
« Contrepartie » nous permet d'estimer les coûts d'une telle
politique, bien que ces chiffres ne représentent au final qu'une portion
de la somme véritablement dévolue aux acquis patrimoniaux,
certains actes ne faisant pas mention du prix correspondant à une
transaction.
Toutefois, un tel outil ne saurait faire état de
l'ensemble du patrimoine épiscopal, celui-ci ne se cantonnant pas
à son caractère purement économique et foncier. En effet,
la notion de patrimoine embrassant celles d'héritage et de transmission,
il nous semble nécessaire d'analyser, même brièvement, les
informations relevant du patrimoine juridique et socio-politique du cartulaire,
cette typologie nous permettant alors de concevoir de manière
globalisante les intérêts patrimoniaux de
l'évêché que le cartulaire détient en son sein.
Patrimoine foncier
Reste néanmoins que l'essentiel du patrimoine
épiscopal recensé dans le cartulaire est de nature
foncière, preuve du « rôle prédominant joué par
l'Eglise dans la conservation de l'écrit, comme finalité de
garantie du patrimoine foncier assignée à l'archivage
»144. Dès lors, tâchons d'interroger notre base de
données afin de déceler la composition ainsi que la valeur, si
partielle soit-elle, du patrimoine foncier de l'évêché de
Laon acquis tout au long de la période référencée,
car il s'agit bien ici d'un recensement révélant les
différentes phases d'acquisitions par les évêques de Laon,
ceux-ci, en tant que seigneurs temporels, ayant particulièrement
à coeur de développer leurs positions foncières par le
biais d'investissements permettant d'engendrer une plus-value
économique145.
144 BELMON Jérôme, «" In conscribendis
donationibus hic ordo servandus est..." : l'écriture des actes de la
pratique en Languedoc et en Toulousain (IXe-Xe siècle)», in
ZIMMERMANN Michel (dir.), Auctor et auctoritas. Invention et conformisme
dans l'écriture médiévale, Actes du colloque tenu
à l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 14-16
juin 1999, Paris, École des Chartes (« Mémoires et documents
de l'École des chartes » 59), 2001, p. 290
145 Fortune de Karol (La). Marché de la terre et
liens personnels dans les Abruzzes au Haut Moyen Age, Laurent FELLER,
Agnès GRAMAIN, Florence WEBER, Rome, École française de
Rome, 2005 : dans cet ouvrage, les auteurs, grâce à une
méthodologie transversale à plusieurs disciplines -
108
Néanmoins, il semble important de préciser une
fois encore que l'analyse du patrimoine foncier de l'évêché
de Laon, à travers le Grand cartulaire, n'en constitue pas une
étude exhaustive, certaines transactions n'étant pas
automatiquement référencées dans le manuscrit, d'autres,
bien que référencées, ne nous dévoilant pas
nécessairement les informations pratiques quant à leurs
conditions de réalisation (absence de mention des biens
concernées, absence de somme d'argent). Quoi qu'il en soit, les
renseignements que nous avons préalablement récoltés nous
permettent de regrouper ces données selon une typologie à triple
variable : les achats purs et simples, les échanges contre redevances et
les échanges contre biens. Dès lors, le croisement des
différentes données nous permet d'établir le tableau
comparatif développé ci-après (pour une meilleure
compréhension des unités mentionnées, se
référer à l'annexe n°2) :
historique, économique et ethnographique - analysent un
dossier de 97 actes présents dans le cartulaire de Casauria en dressant
une typologie documentaire des différents actes, permettant alors de
définir la fortune patrimoniale qu'a pu réunir ledit Karol,
fortune finalement rachetée par le monastère San Clemente de
Casauria. Cette étude se doit donc d'être perçue comme une
mise en perspective sociale des ressorts économiques de cette
région au IXe siècle. En conséquence, c'est de
cette démarche méthodologique que se réclame notre
analyse.
109
|
Acquisitions / Recettes
|
Cessions / Dépenses
|
Biens & droits
|
· 3 maisons
· 3 moulins
· 1 carrière
|
· 1 maison laonnoise
· Hommes et femmes de corps (échanges)
· Droits divers :
|
|
· Pré de la Girondele +
|
4 Forêt de Saint-Gobain
|
|
rivière attenante
|
4 Ruisseau à Versigny
|
|
· Aisances de marais
|
4 Pâturage à Achery
|
|
· 22 jalois de bois (près de
|
· Confirmation de charte communale à
|
|
300 ares)
|
Anizy
|
|
· 6 muids 11 jalois 32 verges de terre labourables
|
|
|
· Hommes et femmes de corps (échange)
|
|
|
· Droits divers :
|
|
|
4 Lods et ventes
|
|
|
4 Garenne
|
|
|
4 Terrage
|
|
|
4 Rouage
|
|
|
4 Chevage
|
|
|
4 Extrahière
|
|
|
4 Chambellage
|
|
Impôts, taxes &
|
· Rente cumulée de 27 £p., 88 s.p., 7
d.p.
|
· Rente de 30 muids de blé
· Rente de 83 muids de vinage
|
redevances
|
· Surcens de 50 s.p., 30 s.l.
|
· Surcens de 10 s.t.
|
|
· Rente cumulée de 7 muids
|
· 20 anguilles annuelles
|
|
3 jalois de blé
|
|
|
· Rente de 15 muids 3 jalois d'avoine
|
|
|
· Rente de 7 jalois de froment
|
|
|
· Rente cumulée de 120 muids 16 setiers de
vinage
|
|
|
+ 200 £p. sur les vinages de
|
|
|
Crécy et Thiérussuelle
|
|
|
· Fouage de 20 d.p. à Laval et
Nouvion-le-Vineux
|
|
|
· Taille
|
|
|
110
?
|
123 chapons
|
|
|
|
|
?
|
1 porc (valeur :
|
7,5 s.p.)
|
|
|
Somme d'argent
|
|
|
|
?
|
7930 £p., 4000 £t (équivalent 3200
£p.), 100 s.p.
|
(cumulée)
|
|
|
|
|
? Soit un total de 11130 £p., 100 s.p.
|
|
|
|
|
|
(équivalent 8904 £t, 80 s.t.)
|
|
Tableau 6 : Tableau récapitulatif du
patrimoine foncier de l'évêché de Laon à travers le
Grand cartulaire de l'évêché de Laon
Ainsi, quelles conclusions ce tableau récapitulatif
nous permet-il de tirer ? Tout d'abord que la politique patrimoniale
cumulée des différents évêques de Laon -
excepté un acte datant de 1129, sous l'épiscopat de
Barthélémy de Jur, tous les autres se situent entre 1218 et 1297,
c'est-à-dire sous les titulatures d'Anselme de Mauny, Garnier, Itier de
Mauny, Guillaume de Moustier, Guillaume de Châtillon et Robert de Thorote
- apparaît comme largement bénéficiaire et
protéiforme, créant dès lors des unités de
réserve essentielles à l'assise du pouvoir
épiscopal146. C'est d'ailleurs cette conclusion qui nous
permet d'induire l'idée qu'une des raisons ayant amené à
la confection du cartulaire serait la défense de ces
intérêts patrimoniaux à caractère foncier, fondement
de l'implantation seigneuriale des évêques.
De plus, il est intéressant de noter que la monnaie la
plus fréquemment utilisée lors des transactions est la livre
parisis, monnaie forte de son état, indice sur la relative
stabilité financière et économique qui entoure
l'évêché de Laon durant cette période147
mais révélateur de l'affaissement de la monnaie laonnoise
face à la monnaie royale148, comme le symbole d'une insertion
accrue du roi dans les affaires du Laonnois, la monnaie
146 Il s'agit ici de la théorie marginaliste
développée par Don PATINKIN, dans son ouvrage La Monnaie,
l'intérêt et les prix, Paris, PUF, 1972 (1ère
édition 1955), mentionnée et explicitée par André
ORLEAN dans son article « La monnaie contre la marchandise »,
L'Homme, 162, avril-juin 2002 : il y explique notamment que la monnaie
est assimilée à un objet de telle sorte que le principe de
l'utilité marginale s'applique à elle de la même
manière qu'aux autres biens. La monnaie aurait alors une double
utilité : détenir et dépenser, la première prenant
le pas sur la seconde, l'intérêt étant alors d'avoir de la
« liquidité » pour se prémunir contre toute sorte de
désagrément, d'une désynchronisation temporaire entre
dépenses et recettes.
147 SAINT-DENIS Alain, Apogée d'une cité :
Laon et le Laonnois (XIIe-XIIIe siècles), Nancy, Presses
universitaires de Nancy, 1994, p. 377-421.
148 DUMAS Françoise, « La monnaie dans le royaume
au temps de Philippe Auguste », in La France de Philippe Auguste. Le
temps des mutations, Paris, 1982, p. 541-574 : dans cet acte issu d'un
colloque international, l'auteur montre l'existence d'une véritable
« zone parisis » au temps de Philippe Auguste.
111
étant perçue comme un véritable «
reflet des pouvoirs » et donc de l'influence de son
émetteur149. De même, la nature des biens acquis -
moulins, bois, pré, marais, rivière - est
révélateur de l'importance du capital foncier à vocation
d'exploitation économique du territoire. De ce fait, il apparaît
que les évêques, au-delà de leur vocation spirituelle
d'origine, se voient surtout confier la gestion et l'administration
économique d'une région donnée. C'est pourquoi il est
possible que le recours à l'écrit ait été
conçu par ces administrateurs comme un moyen de redonner de la
sacralité à ces échanges, en les inscrivant de
manière quasi-immuable sur un support donné, tel un
précepte divin.
Effectivement, la question de la valeur dans
l'économie médiévale semble prendre ici tout son sens. Car
en accordant de la valeur à un échange par le biais de sa
compilation dans le cartulaire, c'est la reconnaissance même de la valeur
de l'échange - au sens purement économique aussi bien que
symbolique - qui est soulignée150. En effet, concernant
l'idée de valeur économique d'un bien, enregistrer une
transaction c'est avant tout reconnaître sa valeur marchande, que
celle-ci soit directe (achat) ou indirecte (prix de revient d'une rente
concédée, avec une nécessaire convertibilité
monétaire fixant la valeur estimée du bien). Cependant,
l'économie médiévale ne se résume pas à son
caractère marchand, mais est aussi le fait de relations humaines
dépassant le cadre strict de l'économie, qui se transforme alors
en un véritable « fait social total »151,
c'est-à-dire qu'il serait erroné de ne réduire
l'échange marchand qu'à sa conception utilitaire, celui-ci se
reposant essentiellement sur une relation entre acteurs économiques
basée sur la confiance, des représentations collectives et des
attentes stratégiques152. De ce fait, la monnaie ne servirait
pas nécessairement à réaliser des échanges de biens
matériels mais apparaîtrait surtout comme un moyen de paiement
pour des obligations non-commerciales, des « paiements sociaux »,
toute transaction relevant alors d'un concept plus global d'échange
cérémoniel153 chargé d'assurer la
réciprocité des contractants. C'est en tout ce qu'il est possible
de constater au sein du cartulaire concernant, par exemple, les cessions
foncières destinées à rédimer l'émetteur du
don154.
149 CORMIER Jean-Philippe, Monnaies
médiévales, reflets des pouvoirs, Paris, Remparts, 1996 ;
LEGIER Henri-Jacques, « L'Église et l'économie
médiévale : la monnaie ecclésiastique de Lyon et ses
vicissitudes » in Annales. Économies, Sociétés,
Civilisations. 4, 1957. p. 561-572.
150 ORLEAN André, L'Empire de la valeur,
éd. du Seuil, 2011.
151 MAUSS Marcel, Essai sur le don : forme et raison de
l'échange dans les sociétés archaïques, Paris,
PUF, 2012, [1923-1924].
152 ORLEAN André et AGLIETTA Michel, La Monnaie
entre violence et confiance, Paris, éd. Odile Jacob, 2002.
153 BRETON Stéphane, « Présentation »
Monnaie et économie des personnes, L'Homme, 2002/2 n° 162,
p. 13-26.
154 AD Aisne, G 2, n° 189, 1287 : dans cette acte,
Enguerrand de Coucy affirme avoir constitué une rente de 200 livres
parisis sur ses vinages de Crécy et sur ses châtellenies de Marle,
Vervins et Thierissuelle, pour se rédimer du droit qu'avait
l'évêque Robert de prendre à volonté du bois dans
forêts dudit sire [notamment la forêt de Woiz].
112
Toutefois, le patrimoine épiscopal ne se résume
pas à son caractère foncier, comme peut le montrer le recensement
de différents droits acquis ou conservées par les
évêques de Laon, ces droits pouvant relever du patrimoine foncier
comme nous venons de le voir (garenne, terrage, etc.), mais aussi du patrimoine
purement juridique, comme c'est le cas du droit de justice.
Patrimoine juridique
En effet, si les évêques de Laon, en
accédant au siège épiscopal, héritent d'un
territoire foncier à administrer, leur administration s'applique aussi
par le biais de l'autorité juridictionnelle qui leur est
accordée, dans une perspective notamment de prévention, de
gestion et de régulation des différents conflits ou
désaccords pouvant se produire sous cet espace administré. A
noter d'ailleurs que la recension de ce patrimoine juridique n'est pas anodine,
car rendre justice relève de l'apanage des puissants, à l'image
du roi. C'est pourquoi, la justification via la compilation dans le
cartulaire de divers droits juridiques sur des espaces stratégiques (les
marchés et les foires notamment) ou sur des domaines dépendants
directement du seigneur-évêque veille surtout à consacrer
l'autorité de ce dernier sur des terres et des hommes
administrés.
Pour le premier cas, l'acte n°12 du cartulaire semble
être un exemple particulièrement évocateur : dans cet acte,
Louis IX intervient en tant que médiateur afin d'arbitrer un conflit
opposant la commune de Laon à l'évêque Garnier à
propos de la répartition de leurs différents droits sur le
marché. Finalement, le roi permet à la commune de conserver ses
droits de cambage, de tonlieu, de rouage, de jalage, de lardage (cf annexe
n°3) et d'emplacement du beffroi moyennant redevances annuelles
à l'évêque de Laon, qui parvient à conserver son
droit de justice sur la ville155, preuve de l'importance d'un tel
droit dans un contexte de compétition politique et territoriale.
De même, il n'était pas rare que lors d'une
vente d'un domaine par un seigneur, le droit de justice vienne s'agréger
au lot de biens transférés, comme en témoigne cette vente
effectuée par Gérard, seigneur et chevalier de Caulaincourt,
à l'évêque de Laon de ses diverses rentes ainsi que ses
droits de justice sis à Anizy156. De ce fait, on remarque
aisément à travers ces deux exemples que le patrimoine juridique
conservait une valeur égale, sinon supérieure, au patrimoine
foncier, tous deux demeurant des symboles de
155 AD Aisne, G 2, n° 12, 1241 : « [...] majori et
juratis et comitati Laudunensis in perpetuum remanebant, et iidem major et
jurati dicto episcopo Laudunensis et successoribus ejus episcopis Laudunensis
quadraginta septem libris laudunensis monere infra scriptis terminis annuanti
in perpetuum reddere tenebuntur, videlicet in festo sancti Johanis baptiste,
octo libris laudunensis monere, in festo omnium sanctorum octo libris ejusdem
monere, similiter in festo sancti Andrei viginti libris ejusdem monere, et in
media quadraginta octo libris ejusdem monere. [...] remanet dicto episcopo
Laudunensis justicia sicut usus est. »
156 AD Aisne, G 2, n° 50-52, 1229.
113
l'implantation et de l'autorité des
évêques de Laon sur le territoire dont ils se sont vus
confié l'administration157.
Néanmoins, ces deux types de patrimoine peuvent se
voir compléter par un troisième, et non des moindre : le
patrimoine socio-politique, le plus symbolique mais aussi le plus essentiel
dans la conservation d'une autorité territoriale. Car, en effet, «
toute puissance repose sur le triple fondement de l'autorité, de la
richesse et du prestige. Chacune de ces assises nécessaires se trouve
dans l'Église, avec un mélange de profane et de sacré.
»158
Patrimoine socio-politique
Lorsqu'ils se voient confier leur titulature, les
évêques de Laon héritent dans le même temps du double
titre de duc et pair de France, une des plus hautes dignités du royaume
formant un noyau dur mais restreint autour de la personne du roi159.
A ce titre, ils étaient placés à la tête d'un
véritable évêché-comté, au sein duquel les
traditionnelles obligations féodales leur étaient
dévouées. C'est ainsi que furent essaimés tout au long du
cartulaire divers hommages féodo-vassaliques dont les
évêques étaient les destinataires :
157 GUYOTJEANNIN Olivier, Episcopus et comes :
affirmation et déclin de la seigneurie épiscopale au nord du
royaume de France (Beauvais-Noyon, Xe-début XIIIe siècle),
Genève, Droz, 1987, p. 162 : la justice était toujours l'une des
prérogatives les plus défendues, car il s'agissait d'une
manifestation englobant bien des aspects du pouvoir et de l'administration, ce
qui explique en partie la démultiplication du personnel judiciaire au
début du XIIIe siècle (prévôt, officiaux,
baillis).
158 LE BRAS Gabriel, Institutions ecclésiastiques
de la Chrétienté médiévale (1130-1378), Paris,
1964, p. 235.
159 GUYOTJEANNIN Olivier, op. cit., p. 243 : les
pairs ecclésiastiques formaient un comité de six membres, dont
les évêques de Laon faisaient partie au même titre que ceux
de Reims, Langres, Chalons, Beauvais et Noyon.
114
N° d'acte
Année
|
Contenu
|
6 & 76
|
1239
|
Sentence arbitrale d'Henri, archevêque de Reims,
réglant le mode de serment de la commune à l'évêque,
sacré à Reims
|
17
|
1260
|
Sentence arbitrale enjoignant au comte de Roucy de rendre
hommage à l'évêque de Laon à double pour ses
châtellenies de Pierrepont et Montaigu
|
22
|
1225
|
Enguerrand de Coucy reconnaît qu'il est homme lige de
l'évêque pour ville teutonique de Sissonne & fiefs relevant de
Sissonne
|
75
|
1222
|
Guillaume, archevêque de Reims et légat du
Saint-Siège, relate la mise sous la suzeraineté de
l'évêque Anselme par Milon, seigneur de Sissonne, de toute sa
ville teutonique de Sissonne, qui détenait en alleu, sous réserve
des aubains. Il déclare aussi être l'homme-lige dudit
évêque après le seigneur de Montcornet
|
109
|
1287
|
Pierre, comte d'Alençon et de Blois, sire d'Avesnes,
et Jeanne, sa femme, reconnaissent que l'hommage qu'ils ont fait à
l'évêque à Paris, au Parlement de Pentecôte, ne
pourra préjudicier audit évêque ni à ses
successeurs
|
111 & 216
|
1246
|
Gaucher de Châtillon, sire de Saint-Aignan-en-Berry,
fait foi et hommage à l'évêque Garnier des droits de vinage
de localités qu'il n'indique point
|
124
|
1248
|
Guillaume, seigneur de Salone, promet à
l'évêque Guillaume de se reconnaître comme son homme-lige
|
201
|
s.d.
|
Hugues de Châtillon, comte de Blois et d'Avesnes,
déclare qu'il a fait foi et hommage, à Paris au lieu de
l'évêché, d'un fief qu'il ne désigne pas mais que ce
devoir de vassalité ainsi fait, ne pourra préjudicier aux droits
de l'évêque
|
|
Tableau 7 : Tableau récapitulatif des
hommages rendus au seigneur-évêque
Néanmoins, si la quantité limitée que
représente cette dizaine de reconnaissances socio-politiques peut
interpeller, il ne faut pas oublier que ce type d'obligations était
surtout le produit d'un rituel informel et oral, de telles mises par
écrit ne correspondant surement qu'à des intérêts
d'ordre contingent, comme pour l'affirmation d'une autorité territoriale
à un moment où celle-ci aurait pu être contestée.
Dès lors, il est possible de s'interroger sur les
conditions ayant amenées à la compilation de ces actes,
chargés de recenser et de défendre les intérêts
patrimoniaux de l'évêché de Laon. En effet, pourquoi les
évêques de Laon ont-ils attendus la seconde moitié du
XIIIe siècle pour confectionner leurs premiers cartulaires ?
Ont-ils été réalisés afin de rationaliser
l'administration de l'aire d'influence épiscopale, élargie par
des années de politiques d'acquisitions diverses, ou
représentent-il à l'inverse un moyen de défendre un
territoire de plus en plus en proie aux dissensions et aux luttes de pouvoir
?
115
La confection du cartulaire : point d'ancrage d'une
mainmise plus accrue de l'évêque sur son territoire ou testament
institutionnel ?
Au vue de l'absence de documents attestant les motivations
ayant entraîné la confection du Grand cartulaire de
l'évêché de Laon, il nous semble tout à fait
légitime de nous poser la question. Qui plus est, il s'avère
qu'une telle interrogation n'est pas nouvelle et s'est déjà
posée à d'autres historiens étudiant des cartulaires. Tel
est le cas par exemple de Damien Jeanne, qui, dans son article sur les
cartulaires des léproseries de la province ecclésiastique de
Rouen160, oriente son étude sous le prisme de ce
questionnement dual. En effet, selon lui, la réalisation de ces
cartulaires serait le révélateur de l'extension maximale du
patrimoine des léproseries qu'il faudrait protéger afin de
garantir la pérennité des acquêts, des privilèges et
de l'autonomie des institutions charitables. Il développe alors
l'idée que celles-ci usent de l'écriture, à travers les
cartulaires, afin de guérir les crises dans lesquelles elles se voient
confrontées, l'écrit apparaissant alors comme un remède
pour la victime - les léproseries - et un poison pour les adversaires -
notamment les communes. On retrouve alors l'équivocité du verbe
« administrer », développée dans l'introduction de ce
chapitre, qui peut aussi s'apparenter au verbe « conférer »,
au sens médical du terme. L'usage de l'écrit aurait alors un
rôle davantage symbolique et sacralisé que pragmatique.
L'affirmation d'une puissance
institutionnelle...
Bien que la confection d'un cartulaire puisse répondre
à une politique défensive de protection patrimoniale, il n'en
demeure pas moins que ceci correspond à une mise en scène de la
puissance d'une institution, si affaiblie soit elle. Le manuscrit
apparaît alors comme l'expression de la « domination d'une
seigneurie collective particulière »161, que cette
domination soit effective ou juste fantasmée. Si tel était le
cas, l'entreprise de compilation se transformerait alors en une politique de
légitimation symbolique d'une autorité institutionnelle par
l'écrit, l'autorité des auteurs ou des commanditaires pouvant
rejaillir sur l'entreprise qu'ils cautionnent162. Mais si cette
domination était effective, le cartulaire ne serait alors à voir
que comme un prolongement de cette autorité, une
160 JEANNE Damien, « Une "machina memorialis".
Les cartulaires des léproseries de la province ecclésiastique de
Rouen », Tabularia « Études », n° 12, 2012,
p. 29-62.
161 Ibid.
162 GEARY Patrick, « Auctor et auctoritas
dans les cartulaires du Haut Moyen-Age », in ZIMMERMANN Michel
(dir.), Auctor et auctoritas. Invention et conformisme dans
l'écriture médiévale, Actes du colloque tenu à
l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 14-16 juin 1999,
Paris, École des Chartes (« Mémoires et documents de
l'École des chartes » 59), 2001, p. 61-71.
116
manifestation physique de la puissance institutionnelle, tel un
instrument ostentatoire163.
Concernant le G 2, nous ne pouvons affirmer avec certitude
s'il répond à l'une ou l'autre de ces propositions. Quoi qu'il en
soit, l'historiographie tend clairement à mettre en évidence la
relative perte d'influence du pouvoir épiscopal à l'époque
correspondant à la réalisation du cartulaire - d'où
l'idée de testament institutionnel -, couplé à une vacance
du siège épiscopal entre 1273 et 1279 fragilisant un peu plus
l'autorité épiscopale, bien qu'il serait inadéquat de
qualifier la situation des évêques de Laon de la fin du
XIIIe siècle de catastrophique. Il ne faut oublier que
l'évêque de Laon est duc et pair de France, ce qui lui garantit
une autorité et une légitimité auprès du roi, et
donc ses faveurs, que peu de seigneurs peuvent prétendre avoir. Certes,
le roi de France, à cette époque, tend de plus en plus à
implanter son pouvoir et son influence au dépend notamment de
l'évêque, mais ce dernier devient alors le bras droit de
l'autorité royale dans le cadre d'une sorte de
paréage164, conservant ainsi une certaine autonomie
seigneuriale que le cartulaire tendrait peut-être à renforcer.
De même, l'affirmation de la puissance épiscopale
s'expliquerait aussi dans les caractéristiques matérielles
mêmes du manuscrit. En effet, un cartulaire est une réalisation
coûteuse de par le prix des matières premières
nécessaires à sa conception. Ainsi, comme nous l'avons
proposé dans la partie précédente, « la question de
la taille d'un manuscrit peut apparaître comme primordiale dans
l'étude de son insertion au sein d'un mode de pensées et de
représentations. En effet, il serait possible d'imaginer, dans une
société où le coût des matières
premières pour un objet d'un tel acabit demeure relativement
élevé, que la confection d'un manuscrit de cette sorte,
matériellement plus imposant que le premier, transcrive une expansion
symbolique de la capacité d'action du commanditaire. » Dès
lors, le caractère onéreux du cartulaire et ses dimensions
importantes seraient un moyen pour les évêques d'exprimer leur
puissance, la valeur du support reflétant la noblesse de son
commanditaire.
Toutefois, le principe de compilation, propre à la
cartularisation, ne tend pas nécessairement à représenter
une institution de manière exhaustive, mais applique au contraire le
principe de la mémoire sélective, c'est-à-dire que la mise
en page et en série des chartes procède d'une subite mise en
scène des attributions épiscopales, à une perception
parfois biaisée et idéologiquement orientée de l'espace
vécu et administré165. Qu'en est-il ?
163 Chartes et cartulaires comme instruments de pouvoir.
Espagne et Occident chrétien (VIIIe-XIIe siècles), Julio
ESCALONA et Hélène SIRANTOINE (dir.), Toulouse:
Méridiennes-CSIC, 2013.
164 Etymologiquement « association entre pairs »,
c'est-à-dire la mise en place d'une co-seigneurie.
165 CHASTANG Pierre (dir.), Le passé à
l'épreuve du présent, appropriations & usages du passé
du Moyen-Age à la Renaissance, Paris, Presses de
l'Université Paris-Sorbonne, 2008, p. 492 : dans le chapitre final de
cet ouvrage, Michel ZIMMERMANN va dans ce sens en affirmant que la
réécriture - voire l'écriture - du passé au service
du présent se fait souvent dans une perspective pragmatique,
c'est-à-dire au service d'objectifs politiques ou idéologiques,
le passé invoqué pouvant alors avoir une profondeur variable
selon les visées.
117
... ou un outil de commémoration
?
Il est possible d'assimiler le cartulaire à une
mémoire collective fixée par l'écrit à un moment
particulier d'une institution. La réalisation d'un cartulaire instaure
alors l'unanimité de la collectivité contre un rival, pris en
dehors d'elle. La magie de l'écriture résiderait alors dans
l'efficacité de sa valeur protectrice permettant à la
communauté de retrouver une cohésion perdue, ou du moins à
la renforcer une identité communautaire166. C'est en ce sens
qu'il est possible de parler de « commémoration » concernant
la finalité d'un cartulaire, terme qui implique la mise en place d'une
mémoire collective à travers le manuscrit. Or, ce principe de
commémoration est double : à la fois horizontal et vertical.
Dans un premier temps, effectivement, la disparité
temporelle qui se fait jour dans le Grand cartulaire de
l'évêché de Laon est un moyen pour les commanditaires des
différentes phases d'écriture de célébrer leurs
prédécesseurs, offrant à la cartularisation un
caractère cérémoniel particulièrement
prononcé. Mais leurs successeurs ne sont pas en reste, comme en
témoigne la fréquente allusion aux « successoribus ejus
», présente dans les actes pour désigner les
successeurs de l'évêque émetteur ou destinataire de l'acte.
Il s'agit donc ici d'une commémoration horizontale, centrée
autour de la dignité épiscopale que chaque évêque
hérite et transmet, tel un héritage institutionnel. Ainsi, c'est
en affirmant une identité commune à plusieurs
générations de dignitaires que le cartulaire oeuvre à
célébrer l'évêché de Laon à travers
ses divers représentants.
Mais dans un second temps, certains actes font
référence ou sont entièrement consacrés aux agents
épiscopaux : hommes de corps, sergents, vidames, prévôts,
chambellan. Ceci a pour principale incidence de cerner et de renforcer une
communauté d'individus mis au service de l'évêché,
principe constitutif de ce que nous appelons ici commémoration
verticale167, l'évêché de Laon étant un
territoire administré de manière collective et
hiérarchique.
Quoi qu'il en soit, il semblerait erroné de cloisonner
ces deux hypothèses - affirmation d'une puissance institutionnelle
vs. outil de commémoration -, l'une pouvant être le
complément de l'autre, et vice versa. Par exemple, un cartulaire peut
être un outil affirmant une puissance institutionnelle en invoquant la
mémoire d'illustres personnages. Inversement, il est possible qu'un
cartulaire ait pour vocation de célébrer la mémoire d'une
institution en faisant référence à l'influence qu'elle
détient et/ou détenait sur un territoire donné.
Néanmoins, il serait intéressant d'étudier plus en
détail les éléments présents dans le Grand
cartulaire de l'évêché de Laon qui participent à
l'affirmation
166 JEANNE Damien, art. cit..
167 CHASTANG Pierre, op. cit., p. 12 : dans
l'introduction de cet ouvrage, Pierre Chastang rappelle le rôle de
médiation joué par l'écriture dans les
procédés de réappropriation du passé et de la
confection du mémorable en mettant notamment en avant la finalité
sociale de l'écrit, à savoir celle de produire une
identité, une hiérarchie et une logique d'appartenance.
118
mémoriel et identitaire des évêques de
Laon, la présente partie ayant davantage répertorié les
caractéristiques témoignant de l'autorité
épiscopale dans sa dimension pratique.
|
|