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Administrer par l'écrit : le grand cartulaire de l'évêché de laon

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par Romain RIBEIRO
Université Paris I Panthéon-Sorbonne - Master II Recherche 2014
  

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Chapitre I

Le cartulaire en tant que support référentiel dans le cadre d'une gestion patrimoniale de l'évêché de Laon

Le recours à l'écrit n'est pas un acte anodin. En effet, l'écriture, en tant que discours d'autorité et de normes, agit en retour sur les relations entre individus et groupes sociaux133. C'est d'ailleurs sur cet aspect, cette « sociologie des institutions »134, que le présent chapitre s'attardera, notamment dans le cadre d'une défense des intérêts épiscopaux, le cartulaire révélant « la souplesse d'un matériau à considérer avec les autres formes de l'écrit comme un instrument polysémique pour la défense de l'institution. »135.

Mais au-delà de ces considérations, nous tenterons de développer ici une véritable réflexion sur l'autorité, la vocation référentielle, que peut renfermer notre cartulaire, qui semble dépasser sa nature primaire de registre d'actes copiés et compilés, pour devenir un authentique outil référentiel et revêtir une autorité que sa simple conception semble justifier.

* *

*

133 CHASTANG Pierre, « Cartulaires, cartularisation et scripturalité médiévale : la structuration d'un nouveau champ de recherche », Cahiers de civilisation médiévale, n° 49, 2006, p. 21-32.

134 BARRET Sébastien, « La mémoire et l'écrit : l'abbaye de Cluny et ses archives (Xe-XVIIIe siècle) », Bulletin du centre d'études médiévales d'Auxerre | BUCEMA [En ligne], 13, 2009.

135 Id., Ibid.

101

L'écrit comme établissement d'une référence jurisprudentielle dans une société conflictuelle

Le XIIIe siècle a été marqué par deux phénomènes intrinsèquement liés : la judiciarisation de la société et la bureaucratisation des institutions. Ainsi, il est intéressant d'aborder le Grand cartulaire de l'évêché de Laon, dont la confection date de la fin du XIIIe siècle, au regard de ce double contexte. En effet, l'écrit s'assimilant à l'acquisition d'une valeur juridique fondée sur la jurisprudence ou un code, les cours de justice estimaient souvent que les preuves écrites étaient empruntes d'une plus grande valeur que les témoignages oraux. C'est pourquoi cette époque vit se développer l'Eglise en tant qu'institution bureaucratique, c'est-à-dire littéralement le fait de posséder un bureau ainsi que des archives écrites, notamment concernant ses subdivisions institutionnelles telles que les évêchés. Or, dans une société qui se judiciarise, l'écrit illustre l'autorité conférée à l'institution et favorise sa mainmise sur l'espace et les individus qu'elle entend dominer. Mais plus encore, le recours à l'écrit influence la structure des normes à travers la création et la reproduction de textes136, ici à travers le cartulaire.

Norme référentielle et validité pratique

Comme la notion de droit se distingue de celle de fait, la notion de de norme s'oppose à celle de pratique. Or, bien qu'il puisse paraître osé de qualifier le manuscrit d'outil « normatif », dans son sens purement juridique cela s'entend, il n'est pas incongru de la présenter ainsi, car effectivement le G 2 demeure normatif dans sa conception via la symbolique de l'écrit, mais pratique dans son application.

C'est pourquoi, afin de cerner au mieux cette double distinction, il nous a semblé utile d'avoir recours à la terminologie bourdieusienne. En effet, pour Bourdieu, la norme s'apparent à la fois aux règles édictées ainsi qu'aux usages qui en découlent. Or, ces derniers dépassent souvent le cadre des normes, implicites ou explicites, du fait d'une indispensable adaptation aux nécessités du monde social, les pratiques n'étant pas de simples exécutions des normes explicites, mais traduisant surtout un sens pratique acquis par le biais de l'habitus137.

136 GOODY Jack, La logique de l'écriture : aux origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin, 1986, p. 105.

137 Ce que Bourdieu montre essentiellement dans le Sens pratique, c'est que les pratiques ne peuvent être comprises indépendamment du contexte dans lequel elles sont socialement produites et qu'elles produisent socialement. De même, les pratiques ne peuvent être comprises indépendamment les unes des autres, dans la mesure où elles participent ensemble à la production d'un contexte symbolique

102

Dès lors, grâce à cet arrière-plan conceptuel, on s'aperçoit que la confection du cartulaire répond justement au fait que la réalité pratique (les comportements) diffère du discours normatif (les chartes), le codex devenant ainsi une véritable arme juridique dont la validité est assurée par simple retranscription, les seules références au « scel », lorsqu'elles sont présentes, accordant une validité juridique de substitution138. C'est donc en ce sens que la compilation d'actes acquiert une valeur jurisprudentielle, chargée de faire prévaloir la norme au dépend des pratiques, de faire rentrer dans la normale les comportements jugés anormaux.

Néanmoins, il semble nécessaire de clarifier la notion de norme développée ici. En effet, est généralement qualifié de norme toute règle ayant vocation à s'appliquer à un ensemble. Or, le caractère normatif du Grand cartulaire de l'évêché de Laon s'applique ici davantage à des individus en particuliers (les émetteurs et les destinataires des actes). Ainsi, cet état de fait permet de distinguer la norme-résultat, fruit d'une concertation générale, de la norme-processus, issue d'une activité dialogique et ayant une valeur jurisprudentielle. De ce fait, il ne faut pas nécessairement voir le cartulaire comme un outil normatif, mais plutôt comme un outil de normalisation dans un environnement conflictuel.

Une normalisation des rapports de force

Le processus de cartularisation correspondant à une compilation chargée de légitimer les revendications et le pouvoir du commanditaire139, il s'inscrit dans le domaine du droit, et les diverses théories de l'anthropologie juridique nous permettent de mettre en lumière certaines propriétés du grand cartulaire de l'évêché de Laon.

Concernant l'analyse normative, où le droit consiste en un certain nombre de normes explicites et écrites, codifiées, qui s'imposent aux individus, les infractions étant sanctionnées par contrainte ou menace, le cartulaire semble représenter ces normes, symbolisées par les chartes transcrites et faisant autorité : dans l'acte 43, par exemple, datée de 1223, divers chanoines du chapitre cathédral de Laon attestent que Gérard de Clacy, alors vidame du Laonnois, cité au chapitre parce qu'il n'avait point rendu à la

cohérent et spécifique.

138 AD Aisne, G 2, n° 38, 1219 : « In cujus rei testimonium presentes litteras sigillorum nostrorum munimine fecimus roborari » ; AD Aisne, G 2, n°195, f°LXXIII r° : « En tesmoignage de la quel chose nous avons scellées ces présentes lettres de notre scel ». Ces deux exemples démontrent bel et bien que la seule compilation d'actes au sein du manuscrit est nécessaire quant à l'obtention d'une validité juridique par le document. Ce qui met donc en évidence toute l'autorité accordée à l'écrit dans le processus de cartularisation, les simples mentions scripturales d'éléments externes de validation étant garantes de l'authenticité du document.

139 L'anthropologue Mary DOUGLAS définit ainsi l'institution ecclésiastique comme « un groupement social légitimé » (Préface à l'ouvrage de Georges BALANDIER, Comment pensent les institutions, La Découverte, 2004 [1986], p.21)

103

demande de l'évêque divers prisonniers détenus à Mons-en-Laonnois, s'est amendé. On a donc bien là une fonction normative du cartulaire, cette charte affirmant l'autorité de l'évêque sur son vidame. Or, le présupposé étant que la norme impose les pratiques et que tout écart des pratiques par rapport à cette norme doit être sanctionnée, le cartulaire devient alors un outil pragmatique aux mains d'une institution centralisée - l'évêché - dotée d'un appareil judiciaire - tribunal de l'évêque, ses hommes de corps.

Qui plus est, si l'on s'en réfère à l'analyse processuelle du conflit, la norme se verrait produite par le conflit, qui agit de fait comme une instance de régulation. Ainsi, le principe de classement du cartulaire permet de suivre le déroulement d'un conflit ou d'une infraction, tout en observant les moyens utilisés et les autorités invoquées par les parties pour le régler, comme en témoigne le dossier concernant les rapports conflictuels entre l'évêque et Gobert de Clacy, vidame140 : dans cette série d'actes, il est possible de suivre le déroulement du conflit opposant les deux protagonistes, de 1214 à 1221, et se concluant par une reconnaissance de l'autorité de l'évêque, accompagnée d'une vente de ses droits de vidamie par Gobert. De ce fait, cette analyse se rapproche de l'idée que Malinowski se fait du droit, qui n'aurait pas pour fonction de punir, mais plutôt d'assurer la réciprocité des individus - non leur égalité, le cartulaire étant réalisé pour affirmer l'autorité de l'évêché -, afin d'assurer la cohérence de la société. Or, ce système est révélateur de l'importance du compromis dans la société médiévale, d'où la valeur accordée au conflit, qui permet, au mieux, d'aboutir à la paix, sinon de faire reconnaître des droits. Le droit, à travers le cartulaire, déterminerait alors les rapports de force, la norme devenant de facto un enjeu, un objet de négociation privilégié, qui évolue simultanément aux mutations de la société. Attention toutefois à ne pas cristalliser un système de normes à partir des conflits présents dans le cartulaire, ce dernier n'étant qu'un prisme à travers lequel il nous est possible de percevoir une réalité biaisée.

Quoi qu'il en soit, on remarque à quel point la confection du cartulaire répond à une nécessité juridique de normaliser des rapports de forces, grâce notamment à une mise en perspective temporelle des différents conflits. Ce qui confirme le caractère profondément pratique et pragmatique du manuscrit, décelable dans l'établissement de certains dossiers qui permettent une visualisation synthétique de certains conflits.

L'établissement de dossiers

Comme nous venons de le voir, il arrive que l'ordonnancement de certains actes réponde à une certaine cohérence, à une unicité thématique à défaut d'une unicité matérielle. En effet, il est possible de mettre en perspective, au sein même du corps de texte, la réalisation de véritables dossiers reflétant l'ensemble ou tout du moins une partie

140 AD Aisne, G 2, n° 33 à 43, 1214-1222.

104

de procédures relatives à une affaire juridique ou à une transaction économique.

Outre l'exemple de Gobert de Clacy mentionné ci-avant, il existe d'autres regroupements logiques d'actes tout au long du cartulaire, et qu'il est souvent possible de repérer grâce aux rubriques. Concernant les dossiers à caractère juridique, nécessaires à la visualisation des étapes et des évolutions d'une affaire, nous ne développerons pas ici d'exemple en particulier, jugeant suffisant de se reporter à la lecture des rubriques concernant la commune de Laon et précédées d'une lettre, éléments se trouvant dans la sous partie dédiée à l'étude du 13e cahier, bien que ce dossier ne soit pas matériellement constitué en raison du statut d'ébauche attribuée à ce cahier.

Néanmoins, dans le cadre de l'analyse d'un dossier d'ordre économique, il semblerait intéressant d'étudier la succession des actes n°196 à 199141, qui permettent par exemple de discerner les acteurs d'une vente ainsi que les procédures employées afin de ratifier ladite vente, comme le synthétise le tableau suivant :

N° d'acte

Date

Rubrique

Emetteur

Objet

196

1292 (dimanche de Pentecôte)

Littera emptionis de Laval

Pierre de Courtisot, chevalier et sire de Crandon

Vend à l'évêque, moyennant 200 livres parisis, des terres, prés, cens, vinages et arrière-fiefs de Laval

197

1292 (26 mai)

Alia littera de eodem annexa precedenti

Official de Laon

Précisions relatives à cette vente

198

1292 (26 mai)

[ Item ] Alia littera de eodem

Official de Laon

Relate cette vente

199

1292 (juin)

[ Item ] Alia littera de eodem

Béatrix, femme dudit Pierre de Courtisot

Approuve cette vente et renonce à ses droits de douaire sur les biens vendus

Tableau 5 : Rubriques sous-entendant la constitution d'un dossier documentaire

Ainsi, on note le caractère multipartite qui entoure la transaction (quatre entités sont mobilisées pour garantir la vente et son bienfondé : Pierre de Courtisot, son épouse, l'official de Laon et le destinataire de la vente, l'évêque de Laon) de même que la proximité chronologique des différents actes qui indique les différentes étapes nécessaires à la ratification définitive de l'accord. Mais ce sont aussi et surtout les rubriques qui

141 AD Aisne, G 2, n° 196 à 199, 1292.

105

permettent au lecteur de rattacher intellectuellement et mécaniquement les actes entre eux, notamment par l'utilisation de l'anaphore « Alia littera de eodem », qui articule les différents actes entre eux et permet leur rattachement logique, sans nécessairement indiquer l'auteur de l'acte ou son objet.

Quoi qu'il en soit, on remarque à quel point le cartulaire permet une visualisation synthétique des origines et des différents modes d'acquisition du patrimoine épiscopal, caractéristique qui vient s'ajouter à la recension purement juridique des intérêts épiscopaux sur sa zone administrée. Car, en effet, la notion d'administration englobe celle de gestion. C'est donc aussi et surtout le patrimoine de l'évêché qui semble ici inventorié.

Un outil de gestion des intérêts patrimoniaux de l'évêché

Dans une période marquée par essor économique particulièrement prononcé ainsi qu'un morcellement de plus en plus poussé de l'espace, la gestion domaniale se transforma en un véritable enjeu politique, la possession et le transfert de droits sur les terres se trouvant alors au centre de l'économie politique. Ce n'est donc pas anodin de voir, dans le cadre de cette administration territoriale et foncière, s'accroître le nombre de registres sensés devenir la base de cette gestion patrimoniale. En effet, l'écrit, en tant que moyen profondément impliqué dans ce processus d'acquisition de bien et légitimation de certaines aliénations ecclésiales142, représente un moyen efficace de contrôle des flux, car il en conserve une trace pérenne. De même, comme a pu l'analysé Damien Jeanne à propos des cartulaires des léproseries de la province ecclésiastique de Rouen143, l'ajout de nouveaux cahiers, comme c'est le cas dans le Grand cartulaire de l'évêché de Laon, est révélateur d'une volonté de transmettre tout ce qui peut être utile à la gestion et au salut de l'établissement, sans distinction. Dès lors, le processus de cartularisation s'apparenterait à actualisation continuelle des acquis patrimoniaux de l'évêché.

142 GOODY Jack, La logique de l'écriture : aux origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin, 1986, p. 57-60 : dans ces pages, Jack Goody parvient à démontrer qu'en Mésopotamie, le développement de la comptabilité économique, principe élémentaire de tout rayonnement économique, se coupla à l'essor de l'écriture, mise au point notamment par l'administration sacerdotale chargée de la gestion des temples. Le lien entre administration religieuse ayant connaissance de l'écrit et économie n'est donc pas nouveau et s'applique toujours au XIIIe siècle.

143 JEANNE Damien, « Une "machina memorialis". Les cartulaires des léproseries de la province ecclésiastique de Rouen », Tabularia « Études », n° 12, 2012, p. 29-62.

106

L'utilisation d'une base de données relationnelle : un recensement systématique du patrimoine épiscopal

Avant d'évoquer les résultats obtenus quant à l'analyse du patrimoine épiscopale recensable dans le cartulaire, il nous a semblé utile d'en expliquer la méthode permettant son exploitation : une base de données.

Un cartulaire se trouvant le plus souvent être un registre compilant des actes à caractère patrimonial et/ou mémoriel, il est intéressant d'en étudier les composantes économiques afin de déceler les stratégies économiques et foncières d'une institution. C'est donc dans cette optique que fut créée ladite base de données, permettant de recenser les transactions et les entités (individus ou institutions) productrices de ces transactions, au sein du Grand cartulaire de l'évêché de Laon.

C'est ainsi que s'est imposée la création d'une base de données à deux tables, détaillant les caractéristiques des deux éléments qui matérialisent l'échange : l'entité (TBL_Entité) - indifféremment émettrice ou réceptrice - et la transaction en elle-même (TBL_Transaction). Dès lors, la mise en relation de ces deux tables est illustrée par l'image présente ci-dessous :

107

Concernant la table « Entité », il est possible de remarquer que les variables utilisées nous permettent de dresser un tableau sociologique des individus présents dans le processus économique, ainsi que de délimiter leur aire d'influence. De plus, la variable « Sexe » permettrait de concevoir la part et la place des femmes dans la production documentaire laonnoise entre le XIIe et le XIIIe siècle : dans le cas présent, elles représentent 13,6% - 8 sur 59 - des entités présentes lors des transactions.

La table « Transaction », quant à elle, rend possible la confection d'une typologie des échanges (cession, vente, redimage...), des biens échangés ainsi qu'une reconstitution chronologique des différentes phases d'acquisition de la part de l'évêché, outil essentiel quant à la démarcation d'une politique patrimoniale. Qui plus est, la variable « Contrepartie » nous permet d'estimer les coûts d'une telle politique, bien que ces chiffres ne représentent au final qu'une portion de la somme véritablement dévolue aux acquis patrimoniaux, certains actes ne faisant pas mention du prix correspondant à une transaction.

Toutefois, un tel outil ne saurait faire état de l'ensemble du patrimoine épiscopal, celui-ci ne se cantonnant pas à son caractère purement économique et foncier. En effet, la notion de patrimoine embrassant celles d'héritage et de transmission, il nous semble nécessaire d'analyser, même brièvement, les informations relevant du patrimoine juridique et socio-politique du cartulaire, cette typologie nous permettant alors de concevoir de manière globalisante les intérêts patrimoniaux de l'évêché que le cartulaire détient en son sein.

Patrimoine foncier

Reste néanmoins que l'essentiel du patrimoine épiscopal recensé dans le cartulaire est de nature foncière, preuve du « rôle prédominant joué par l'Eglise dans la conservation de l'écrit, comme finalité de garantie du patrimoine foncier assignée à l'archivage »144. Dès lors, tâchons d'interroger notre base de données afin de déceler la composition ainsi que la valeur, si partielle soit-elle, du patrimoine foncier de l'évêché de Laon acquis tout au long de la période référencée, car il s'agit bien ici d'un recensement révélant les différentes phases d'acquisitions par les évêques de Laon, ceux-ci, en tant que seigneurs temporels, ayant particulièrement à coeur de développer leurs positions foncières par le biais d'investissements permettant d'engendrer une plus-value économique145.

144 BELMON Jérôme, «" In conscribendis donationibus hic ordo servandus est..." : l'écriture des actes de la pratique en Languedoc et en Toulousain (IXe-Xe siècle)», in ZIMMERMANN Michel (dir.), Auctor et auctoritas. Invention et conformisme dans l'écriture médiévale, Actes du colloque tenu à l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 14-16 juin 1999, Paris, École des Chartes (« Mémoires et documents de l'École des chartes » 59), 2001, p. 290

145 Fortune de Karol (La). Marché de la terre et liens personnels dans les Abruzzes au Haut Moyen Age, Laurent FELLER, Agnès GRAMAIN, Florence WEBER, Rome, École française de Rome, 2005 : dans cet ouvrage, les auteurs, grâce à une méthodologie transversale à plusieurs disciplines -

108

Néanmoins, il semble important de préciser une fois encore que l'analyse du patrimoine foncier de l'évêché de Laon, à travers le Grand cartulaire, n'en constitue pas une étude exhaustive, certaines transactions n'étant pas automatiquement référencées dans le manuscrit, d'autres, bien que référencées, ne nous dévoilant pas nécessairement les informations pratiques quant à leurs conditions de réalisation (absence de mention des biens concernées, absence de somme d'argent). Quoi qu'il en soit, les renseignements que nous avons préalablement récoltés nous permettent de regrouper ces données selon une typologie à triple variable : les achats purs et simples, les échanges contre redevances et les échanges contre biens. Dès lors, le croisement des différentes données nous permet d'établir le tableau comparatif développé ci-après (pour une meilleure compréhension des unités mentionnées, se référer à l'annexe n°2) :

historique, économique et ethnographique - analysent un dossier de 97 actes présents dans le cartulaire de Casauria en dressant une typologie documentaire des différents actes, permettant alors de définir la fortune patrimoniale qu'a pu réunir ledit Karol, fortune finalement rachetée par le monastère San Clemente de Casauria. Cette étude se doit donc d'être perçue comme une mise en perspective sociale des ressorts économiques de cette région au IXe siècle. En conséquence, c'est de cette démarche méthodologique que se réclame notre analyse.

109

 

Acquisitions / Recettes

Cessions / Dépenses

Biens & droits

· 3 maisons

· 3 moulins

· 1 carrière

· 1 maison laonnoise

· Hommes et femmes de corps (échanges)

· Droits divers :

 

· Pré de la Girondele +

4 Forêt de Saint-Gobain

 

rivière attenante

4 Ruisseau à Versigny

 

· Aisances de marais

4 Pâturage à Achery

 

· 22 jalois de bois (près de

· Confirmation de charte communale à

 

300 ares)

Anizy

 

· 6 muids 11 jalois 32 verges
de terre labourables

 
 

· Hommes et femmes de
corps (échange)

 
 

· Droits divers :

 
 

4 Lods et ventes

 
 

4 Garenne

 
 

4 Terrage

 
 

4 Rouage

 
 

4 Chevage

 
 

4 Extrahière

 
 

4 Chambellage

 

Impôts, taxes &

· Rente cumulée de 27 £p.,
88 s.p., 7 d.p.

· Rente de 30 muids de blé

· Rente de 83 muids de vinage

redevances

· Surcens de 50 s.p., 30 s.l.

· Surcens de 10 s.t.

 

· Rente cumulée de 7 muids

· 20 anguilles annuelles

 

3 jalois de blé

 
 

· Rente de 15 muids 3 jalois
d'avoine

 
 

· Rente de 7 jalois de
froment

 
 

· Rente cumulée de 120
muids 16 setiers de vinage

 
 

+ 200 £p. sur les vinages de

 
 

Crécy et Thiérussuelle

 
 

· Fouage de 20 d.p. à Laval
et Nouvion-le-Vineux

 
 

· Taille

 
 

110

?

123 chapons

 
 
 
 

?

1 porc (valeur :

7,5 s.p.)

 
 

Somme d'argent

 
 
 

?

7930 £p., 4000 £t (équivalent 3200 £p.), 100 s.p.

(cumulée)

 
 
 
 

? Soit un total de 11130 £p., 100 s.p.

 
 
 
 
 

(équivalent 8904 £t, 80 s.t.)

 

Tableau 6 : Tableau récapitulatif du patrimoine foncier de l'évêché de Laon à travers le Grand cartulaire de l'évêché de Laon

Ainsi, quelles conclusions ce tableau récapitulatif nous permet-il de tirer ? Tout d'abord que la politique patrimoniale cumulée des différents évêques de Laon - excepté un acte datant de 1129, sous l'épiscopat de Barthélémy de Jur, tous les autres se situent entre 1218 et 1297, c'est-à-dire sous les titulatures d'Anselme de Mauny, Garnier, Itier de Mauny, Guillaume de Moustier, Guillaume de Châtillon et Robert de Thorote - apparaît comme largement bénéficiaire et protéiforme, créant dès lors des unités de réserve essentielles à l'assise du pouvoir épiscopal146. C'est d'ailleurs cette conclusion qui nous permet d'induire l'idée qu'une des raisons ayant amené à la confection du cartulaire serait la défense de ces intérêts patrimoniaux à caractère foncier, fondement de l'implantation seigneuriale des évêques.

De plus, il est intéressant de noter que la monnaie la plus fréquemment utilisée lors des transactions est la livre parisis, monnaie forte de son état, indice sur la relative stabilité financière et économique qui entoure l'évêché de Laon durant cette période147 mais révélateur de l'affaissement de la monnaie laonnoise face à la monnaie royale148, comme le symbole d'une insertion accrue du roi dans les affaires du Laonnois, la monnaie

146 Il s'agit ici de la théorie marginaliste développée par Don PATINKIN, dans son ouvrage La Monnaie, l'intérêt et les prix, Paris, PUF, 1972 (1ère édition 1955), mentionnée et explicitée par André ORLEAN dans son article « La monnaie contre la marchandise », L'Homme, 162, avril-juin 2002 : il y explique notamment que la monnaie est assimilée à un objet de telle sorte que le principe de l'utilité marginale s'applique à elle de la même manière qu'aux autres biens. La monnaie aurait alors une double utilité : détenir et dépenser, la première prenant le pas sur la seconde, l'intérêt étant alors d'avoir de la « liquidité » pour se prémunir contre toute sorte de désagrément, d'une désynchronisation temporaire entre dépenses et recettes.

147 SAINT-DENIS Alain, Apogée d'une cité : Laon et le Laonnois (XIIe-XIIIe siècles), Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1994, p. 377-421.

148 DUMAS Françoise, « La monnaie dans le royaume au temps de Philippe Auguste », in La France de Philippe Auguste. Le temps des mutations, Paris, 1982, p. 541-574 : dans cet acte issu d'un colloque international, l'auteur montre l'existence d'une véritable « zone parisis » au temps de Philippe Auguste.

111

étant perçue comme un véritable « reflet des pouvoirs » et donc de l'influence de son émetteur149. De même, la nature des biens acquis - moulins, bois, pré, marais, rivière - est révélateur de l'importance du capital foncier à vocation d'exploitation économique du territoire. De ce fait, il apparaît que les évêques, au-delà de leur vocation spirituelle d'origine, se voient surtout confier la gestion et l'administration économique d'une région donnée. C'est pourquoi il est possible que le recours à l'écrit ait été conçu par ces administrateurs comme un moyen de redonner de la sacralité à ces échanges, en les inscrivant de manière quasi-immuable sur un support donné, tel un précepte divin.

Effectivement, la question de la valeur dans l'économie médiévale semble prendre ici tout son sens. Car en accordant de la valeur à un échange par le biais de sa compilation dans le cartulaire, c'est la reconnaissance même de la valeur de l'échange - au sens purement économique aussi bien que symbolique - qui est soulignée150. En effet, concernant l'idée de valeur économique d'un bien, enregistrer une transaction c'est avant tout reconnaître sa valeur marchande, que celle-ci soit directe (achat) ou indirecte (prix de revient d'une rente concédée, avec une nécessaire convertibilité monétaire fixant la valeur estimée du bien). Cependant, l'économie médiévale ne se résume pas à son caractère marchand, mais est aussi le fait de relations humaines dépassant le cadre strict de l'économie, qui se transforme alors en un véritable « fait social total »151, c'est-à-dire qu'il serait erroné de ne réduire l'échange marchand qu'à sa conception utilitaire, celui-ci se reposant essentiellement sur une relation entre acteurs économiques basée sur la confiance, des représentations collectives et des attentes stratégiques152. De ce fait, la monnaie ne servirait pas nécessairement à réaliser des échanges de biens matériels mais apparaîtrait surtout comme un moyen de paiement pour des obligations non-commerciales, des « paiements sociaux », toute transaction relevant alors d'un concept plus global d'échange cérémoniel153 chargé d'assurer la réciprocité des contractants. C'est en tout ce qu'il est possible de constater au sein du cartulaire concernant, par exemple, les cessions foncières destinées à rédimer l'émetteur du don154.

149 CORMIER Jean-Philippe, Monnaies médiévales, reflets des pouvoirs, Paris, Remparts, 1996 ; LEGIER Henri-Jacques, « L'Église et l'économie médiévale : la monnaie ecclésiastique de Lyon et ses vicissitudes » in Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 4, 1957. p. 561-572.

150 ORLEAN André, L'Empire de la valeur, éd. du Seuil, 2011.

151 MAUSS Marcel, Essai sur le don : forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF, 2012, [1923-1924].

152 ORLEAN André et AGLIETTA Michel, La Monnaie entre violence et confiance, Paris, éd. Odile Jacob, 2002.

153 BRETON Stéphane, « Présentation » Monnaie et économie des personnes, L'Homme, 2002/2 n° 162, p. 13-26.

154 AD Aisne, G 2, n° 189, 1287 : dans cette acte, Enguerrand de Coucy affirme avoir constitué une rente de 200 livres parisis sur ses vinages de Crécy et sur ses châtellenies de Marle, Vervins et Thierissuelle, pour se rédimer du droit qu'avait l'évêque Robert de prendre à volonté du bois dans forêts dudit sire [notamment la forêt de Woiz].

112

Toutefois, le patrimoine épiscopal ne se résume pas à son caractère foncier, comme peut le montrer le recensement de différents droits acquis ou conservées par les évêques de Laon, ces droits pouvant relever du patrimoine foncier comme nous venons de le voir (garenne, terrage, etc.), mais aussi du patrimoine purement juridique, comme c'est le cas du droit de justice.

Patrimoine juridique

En effet, si les évêques de Laon, en accédant au siège épiscopal, héritent d'un territoire foncier à administrer, leur administration s'applique aussi par le biais de l'autorité juridictionnelle qui leur est accordée, dans une perspective notamment de prévention, de gestion et de régulation des différents conflits ou désaccords pouvant se produire sous cet espace administré. A noter d'ailleurs que la recension de ce patrimoine juridique n'est pas anodine, car rendre justice relève de l'apanage des puissants, à l'image du roi. C'est pourquoi, la justification via la compilation dans le cartulaire de divers droits juridiques sur des espaces stratégiques (les marchés et les foires notamment) ou sur des domaines dépendants directement du seigneur-évêque veille surtout à consacrer l'autorité de ce dernier sur des terres et des hommes administrés.

Pour le premier cas, l'acte n°12 du cartulaire semble être un exemple particulièrement évocateur : dans cet acte, Louis IX intervient en tant que médiateur afin d'arbitrer un conflit opposant la commune de Laon à l'évêque Garnier à propos de la répartition de leurs différents droits sur le marché. Finalement, le roi permet à la commune de conserver ses droits de cambage, de tonlieu, de rouage, de jalage, de lardage (cf annexe n°3) et d'emplacement du beffroi moyennant redevances annuelles à l'évêque de Laon, qui parvient à conserver son droit de justice sur la ville155, preuve de l'importance d'un tel droit dans un contexte de compétition politique et territoriale.

De même, il n'était pas rare que lors d'une vente d'un domaine par un seigneur, le droit de justice vienne s'agréger au lot de biens transférés, comme en témoigne cette vente effectuée par Gérard, seigneur et chevalier de Caulaincourt, à l'évêque de Laon de ses diverses rentes ainsi que ses droits de justice sis à Anizy156. De ce fait, on remarque aisément à travers ces deux exemples que le patrimoine juridique conservait une valeur égale, sinon supérieure, au patrimoine foncier, tous deux demeurant des symboles de

155 AD Aisne, G 2, n° 12, 1241 : « [...] majori et juratis et comitati Laudunensis in perpetuum remanebant, et iidem major et jurati dicto episcopo Laudunensis et successoribus ejus episcopis Laudunensis quadraginta septem libris laudunensis monere infra scriptis terminis annuanti in perpetuum reddere tenebuntur, videlicet in festo sancti Johanis baptiste, octo libris laudunensis monere, in festo omnium sanctorum octo libris ejusdem monere, similiter in festo sancti Andrei viginti libris ejusdem monere, et in media quadraginta octo libris ejusdem monere. [...] remanet dicto episcopo Laudunensis justicia sicut usus est. »

156 AD Aisne, G 2, n° 50-52, 1229.

113

l'implantation et de l'autorité des évêques de Laon sur le territoire dont ils se sont vus confié l'administration157.

Néanmoins, ces deux types de patrimoine peuvent se voir compléter par un troisième, et non des moindre : le patrimoine socio-politique, le plus symbolique mais aussi le plus essentiel dans la conservation d'une autorité territoriale. Car, en effet, « toute puissance repose sur le triple fondement de l'autorité, de la richesse et du prestige. Chacune de ces assises nécessaires se trouve dans l'Église, avec un mélange de profane et de sacré. »158

Patrimoine socio-politique

Lorsqu'ils se voient confier leur titulature, les évêques de Laon héritent dans le même temps du double titre de duc et pair de France, une des plus hautes dignités du royaume formant un noyau dur mais restreint autour de la personne du roi159. A ce titre, ils étaient placés à la tête d'un véritable évêché-comté, au sein duquel les traditionnelles obligations féodales leur étaient dévouées. C'est ainsi que furent essaimés tout au long du cartulaire divers hommages féodo-vassaliques dont les évêques étaient les destinataires :

157 GUYOTJEANNIN Olivier, Episcopus et comes : affirmation et déclin de la seigneurie épiscopale au nord du royaume de France (Beauvais-Noyon, Xe-début XIIIe siècle), Genève, Droz, 1987, p. 162 : la justice était toujours l'une des prérogatives les plus défendues, car il s'agissait d'une manifestation englobant bien des aspects du pouvoir et de l'administration, ce qui explique en partie la démultiplication du personnel judiciaire au début du XIIIe siècle (prévôt, officiaux, baillis).

158 LE BRAS Gabriel, Institutions ecclésiastiques de la Chrétienté médiévale (1130-1378), Paris, 1964, p. 235.

159 GUYOTJEANNIN Olivier, op. cit., p. 243 : les pairs ecclésiastiques formaient un comité de six membres, dont les évêques de Laon faisaient partie au même titre que ceux de Reims, Langres, Chalons, Beauvais et Noyon.

114

N° d'acte

Année

Contenu

6 & 76

1239

Sentence arbitrale d'Henri, archevêque de Reims, réglant le mode de serment de la commune à l'évêque, sacré à Reims

17

1260

Sentence arbitrale enjoignant au comte de Roucy de rendre hommage à l'évêque de Laon à double pour ses châtellenies de Pierrepont et Montaigu

22

1225

Enguerrand de Coucy reconnaît qu'il est homme lige de l'évêque pour ville teutonique de Sissonne & fiefs relevant de Sissonne

75

1222

Guillaume, archevêque de Reims et légat du Saint-Siège, relate la mise sous la suzeraineté de l'évêque Anselme par Milon, seigneur de Sissonne, de toute sa ville teutonique de Sissonne, qui détenait en alleu, sous réserve des aubains. Il déclare aussi être l'homme-lige dudit évêque après le seigneur de Montcornet

109

1287

Pierre, comte d'Alençon et de Blois, sire d'Avesnes, et Jeanne, sa femme, reconnaissent que l'hommage qu'ils ont fait à l'évêque à Paris, au Parlement de Pentecôte, ne pourra préjudicier audit évêque ni à ses successeurs

111 & 216

1246

Gaucher de Châtillon, sire de Saint-Aignan-en-Berry, fait foi et hommage à l'évêque Garnier des droits de vinage de localités qu'il n'indique point

124

1248

Guillaume, seigneur de Salone, promet à l'évêque Guillaume de se reconnaître comme son homme-lige

201

s.d.

Hugues de Châtillon, comte de Blois et d'Avesnes, déclare qu'il a fait foi et hommage, à Paris au lieu de l'évêché, d'un fief qu'il ne désigne pas mais que ce devoir de vassalité ainsi fait, ne pourra préjudicier aux droits de l'évêque

 

Tableau 7 : Tableau récapitulatif des hommages rendus au seigneur-évêque

Néanmoins, si la quantité limitée que représente cette dizaine de reconnaissances socio-politiques peut interpeller, il ne faut pas oublier que ce type d'obligations était surtout le produit d'un rituel informel et oral, de telles mises par écrit ne correspondant surement qu'à des intérêts d'ordre contingent, comme pour l'affirmation d'une autorité territoriale à un moment où celle-ci aurait pu être contestée.

Dès lors, il est possible de s'interroger sur les conditions ayant amenées à la compilation de ces actes, chargés de recenser et de défendre les intérêts patrimoniaux de l'évêché de Laon. En effet, pourquoi les évêques de Laon ont-ils attendus la seconde moitié du XIIIe siècle pour confectionner leurs premiers cartulaires ? Ont-ils été réalisés afin de rationaliser l'administration de l'aire d'influence épiscopale, élargie par des années de politiques d'acquisitions diverses, ou représentent-il à l'inverse un moyen de défendre un territoire de plus en plus en proie aux dissensions et aux luttes de pouvoir ?

115

La confection du cartulaire : point d'ancrage d'une mainmise plus accrue de l'évêque sur son territoire ou testament institutionnel ?

Au vue de l'absence de documents attestant les motivations ayant entraîné la confection du Grand cartulaire de l'évêché de Laon, il nous semble tout à fait légitime de nous poser la question. Qui plus est, il s'avère qu'une telle interrogation n'est pas nouvelle et s'est déjà posée à d'autres historiens étudiant des cartulaires. Tel est le cas par exemple de Damien Jeanne, qui, dans son article sur les cartulaires des léproseries de la province ecclésiastique de Rouen160, oriente son étude sous le prisme de ce questionnement dual. En effet, selon lui, la réalisation de ces cartulaires serait le révélateur de l'extension maximale du patrimoine des léproseries qu'il faudrait protéger afin de garantir la pérennité des acquêts, des privilèges et de l'autonomie des institutions charitables. Il développe alors l'idée que celles-ci usent de l'écriture, à travers les cartulaires, afin de guérir les crises dans lesquelles elles se voient confrontées, l'écrit apparaissant alors comme un remède pour la victime - les léproseries - et un poison pour les adversaires - notamment les communes. On retrouve alors l'équivocité du verbe « administrer », développée dans l'introduction de ce chapitre, qui peut aussi s'apparenter au verbe « conférer », au sens médical du terme. L'usage de l'écrit aurait alors un rôle davantage symbolique et sacralisé que pragmatique.

L'affirmation d'une puissance institutionnelle...

Bien que la confection d'un cartulaire puisse répondre à une politique défensive de protection patrimoniale, il n'en demeure pas moins que ceci correspond à une mise en scène de la puissance d'une institution, si affaiblie soit elle. Le manuscrit apparaît alors comme l'expression de la « domination d'une seigneurie collective particulière »161, que cette domination soit effective ou juste fantasmée. Si tel était le cas, l'entreprise de compilation se transformerait alors en une politique de légitimation symbolique d'une autorité institutionnelle par l'écrit, l'autorité des auteurs ou des commanditaires pouvant rejaillir sur l'entreprise qu'ils cautionnent162. Mais si cette domination était effective, le cartulaire ne serait alors à voir que comme un prolongement de cette autorité, une

160 JEANNE Damien, « Une "machina memorialis". Les cartulaires des léproseries de la province ecclésiastique de Rouen », Tabularia « Études », n° 12, 2012, p. 29-62.

161 Ibid.

162 GEARY Patrick, « Auctor et auctoritas dans les cartulaires du Haut Moyen-Age », in ZIMMERMANN Michel (dir.), Auctor et auctoritas. Invention et conformisme dans l'écriture médiévale, Actes du colloque tenu à l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 14-16 juin 1999, Paris, École des Chartes (« Mémoires et documents de l'École des chartes » 59), 2001, p. 61-71.

116

manifestation physique de la puissance institutionnelle, tel un instrument ostentatoire163.

Concernant le G 2, nous ne pouvons affirmer avec certitude s'il répond à l'une ou l'autre de ces propositions. Quoi qu'il en soit, l'historiographie tend clairement à mettre en évidence la relative perte d'influence du pouvoir épiscopal à l'époque correspondant à la réalisation du cartulaire - d'où l'idée de testament institutionnel -, couplé à une vacance du siège épiscopal entre 1273 et 1279 fragilisant un peu plus l'autorité épiscopale, bien qu'il serait inadéquat de qualifier la situation des évêques de Laon de la fin du XIIIe siècle de catastrophique. Il ne faut oublier que l'évêque de Laon est duc et pair de France, ce qui lui garantit une autorité et une légitimité auprès du roi, et donc ses faveurs, que peu de seigneurs peuvent prétendre avoir. Certes, le roi de France, à cette époque, tend de plus en plus à implanter son pouvoir et son influence au dépend notamment de l'évêque, mais ce dernier devient alors le bras droit de l'autorité royale dans le cadre d'une sorte de paréage164, conservant ainsi une certaine autonomie seigneuriale que le cartulaire tendrait peut-être à renforcer.

De même, l'affirmation de la puissance épiscopale s'expliquerait aussi dans les caractéristiques matérielles mêmes du manuscrit. En effet, un cartulaire est une réalisation coûteuse de par le prix des matières premières nécessaires à sa conception. Ainsi, comme nous l'avons proposé dans la partie précédente, « la question de la taille d'un manuscrit peut apparaître comme primordiale dans l'étude de son insertion au sein d'un mode de pensées et de représentations. En effet, il serait possible d'imaginer, dans une société où le coût des matières premières pour un objet d'un tel acabit demeure relativement élevé, que la confection d'un manuscrit de cette sorte, matériellement plus imposant que le premier, transcrive une expansion symbolique de la capacité d'action du commanditaire. » Dès lors, le caractère onéreux du cartulaire et ses dimensions importantes seraient un moyen pour les évêques d'exprimer leur puissance, la valeur du support reflétant la noblesse de son commanditaire.

Toutefois, le principe de compilation, propre à la cartularisation, ne tend pas nécessairement à représenter une institution de manière exhaustive, mais applique au contraire le principe de la mémoire sélective, c'est-à-dire que la mise en page et en série des chartes procède d'une subite mise en scène des attributions épiscopales, à une perception parfois biaisée et idéologiquement orientée de l'espace vécu et administré165. Qu'en est-il ?

163 Chartes et cartulaires comme instruments de pouvoir. Espagne et Occident chrétien (VIIIe-XIIe siècles), Julio ESCALONA et Hélène SIRANTOINE (dir.), Toulouse: Méridiennes-CSIC, 2013.

164 Etymologiquement « association entre pairs », c'est-à-dire la mise en place d'une co-seigneurie.

165 CHASTANG Pierre (dir.), Le passé à l'épreuve du présent, appropriations & usages du passé du Moyen-Age à la Renaissance, Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2008, p. 492 : dans le chapitre final de cet ouvrage, Michel ZIMMERMANN va dans ce sens en affirmant que la réécriture - voire l'écriture - du passé au service du présent se fait souvent dans une perspective pragmatique, c'est-à-dire au service d'objectifs politiques ou idéologiques, le passé invoqué pouvant alors avoir une profondeur variable selon les visées.

117

... ou un outil de commémoration ?

Il est possible d'assimiler le cartulaire à une mémoire collective fixée par l'écrit à un moment particulier d'une institution. La réalisation d'un cartulaire instaure alors l'unanimité de la collectivité contre un rival, pris en dehors d'elle. La magie de l'écriture résiderait alors dans l'efficacité de sa valeur protectrice permettant à la communauté de retrouver une cohésion perdue, ou du moins à la renforcer une identité communautaire166. C'est en ce sens qu'il est possible de parler de « commémoration » concernant la finalité d'un cartulaire, terme qui implique la mise en place d'une mémoire collective à travers le manuscrit. Or, ce principe de commémoration est double : à la fois horizontal et vertical.

Dans un premier temps, effectivement, la disparité temporelle qui se fait jour dans le Grand cartulaire de l'évêché de Laon est un moyen pour les commanditaires des différentes phases d'écriture de célébrer leurs prédécesseurs, offrant à la cartularisation un caractère cérémoniel particulièrement prononcé. Mais leurs successeurs ne sont pas en reste, comme en témoigne la fréquente allusion aux « successoribus ejus », présente dans les actes pour désigner les successeurs de l'évêque émetteur ou destinataire de l'acte. Il s'agit donc ici d'une commémoration horizontale, centrée autour de la dignité épiscopale que chaque évêque hérite et transmet, tel un héritage institutionnel. Ainsi, c'est en affirmant une identité commune à plusieurs générations de dignitaires que le cartulaire oeuvre à célébrer l'évêché de Laon à travers ses divers représentants.

Mais dans un second temps, certains actes font référence ou sont entièrement consacrés aux agents épiscopaux : hommes de corps, sergents, vidames, prévôts, chambellan. Ceci a pour principale incidence de cerner et de renforcer une communauté d'individus mis au service de l'évêché, principe constitutif de ce que nous appelons ici commémoration verticale167, l'évêché de Laon étant un territoire administré de manière collective et hiérarchique.

Quoi qu'il en soit, il semblerait erroné de cloisonner ces deux hypothèses - affirmation d'une puissance institutionnelle vs. outil de commémoration -, l'une pouvant être le complément de l'autre, et vice versa. Par exemple, un cartulaire peut être un outil affirmant une puissance institutionnelle en invoquant la mémoire d'illustres personnages. Inversement, il est possible qu'un cartulaire ait pour vocation de célébrer la mémoire d'une institution en faisant référence à l'influence qu'elle détient et/ou détenait sur un territoire donné. Néanmoins, il serait intéressant d'étudier plus en détail les éléments présents dans le Grand cartulaire de l'évêché de Laon qui participent à l'affirmation

166 JEANNE Damien, art. cit..

167 CHASTANG Pierre, op. cit., p. 12 : dans l'introduction de cet ouvrage, Pierre Chastang rappelle le rôle de médiation joué par l'écriture dans les procédés de réappropriation du passé et de la confection du mémorable en mettant notamment en avant la finalité sociale de l'écrit, à savoir celle de produire une identité, une hiérarchie et une logique d'appartenance.

118

mémoriel et identitaire des évêques de Laon, la présente partie ayant davantage répertorié les caractéristiques témoignant de l'autorité épiscopale dans sa dimension pratique.

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