Chapitre III
Intertextualité, sélection et logiques de
remploi au sein du Grand cartulaire de l'évêché de
Laon
Bien que notre analyse porte sur un cartulaire en particulier,
l'isoler d'un ensemble documentaire et cohérent serait une erreur, car
le codex reste avant tout le fruit d'une maturation archivistique. En
effet, l'essentiel des actes retranscrits sont issus des archives
épiscopales et le G 2 demeure extension du G 1, de nombreux actes de ce
dernier ayant été recopiés dans le premier cité. La
cartularisation reste donc affaire de sélection, notamment en
réaction à l'accroissement documentaire et à un plus grand
esprit de conservation que connut le XIIIe
siècle119. Quoi qu'il en soit, tout texte se construit dans
un rapport intertextuel qui place l'oeuvre présente dans le
réseau des écrits antérieurs. Il est d'usage d'affirmer
que l'on apprend mieux à connaître l'homme en étudiant
l'environnement dans lequel il vit, il sera donc question ici de mieux
appréhender le Grand cartulaire de l'évêché de Laon
en décloisonnant notre objet d'étude.
* *
*
119 BERTRAND Paul, «À propos de la révolution
de l'écrit (Xe-XIIIe siècle). Considérations
inactuelles», Médiévales, n°56, 2009, p.
75-92.
85
87
Le Grand cartulaire de l'évêché de
Laon : entre continuité et innovation textuelles
Comme nous venons de le voir, le G 2 reste unique de par sa
conception et son agencement, mais les informations qu'il contient, elles, ne
sont pas nécessairement inédites. Le Grand cartulaire
apparaît effectivement comme une prolongation du Petit cartulaire, mais
aussi comme le reflet organisé des archives de l'institution
commanditaire, à savoir l'évêché de Laon.
Le Grand cartulaire et le Petit
cartulaire
Postérieur au G 1, le G 2 n'en n'est pas moins un outil
complémentaire, et vice versa. En effet, il est possible d'observer que
le G 1 fut une base de travail à la rédaction du G 2, comme en
témoignent les 59 chartes du premier (sur 105) retranscrites dans le
second (cf annexe n°4). Qui plus est, à l'image de la
construction séquentielle et mémorielle des
cartulaires-chroniques, où la compilation des actes s'est
effectuée selon une trame narrative et historiographique, le Grand
cartulaire de l'évêché de Laon, bien que n'ayant pas de
telle visée narrative, pouvant néanmoins être perçu
comme un prolongement séquentiel du Petit cartulaire en raison d'un
remploi significatif d'actes, parfois réorganisés et souvent
complétés par de nouvelles pièces étoffant
l'organisation primitive. A l'inverse, certains actes présents dans le G
1, insérés dans des dossiers partiellement retranscrits dans le G
2 et répondant à une certaine cohérence documentaire, ont
été écarté de la compilation du G 2. De ce fait,
afin d'avoir une vision exhaustive de la production documentaire
épiscopale, il est nécessaire de ne pas négliger
l'intertextualité qui peut exister entre les différents supports
scripturaires. Or, sachant que le G 1 fut produit aux alentours de 1267 et que
le G 2 plutôt vers 1287, soit 20 ans plus tard, il serait
intéressant de s'interroger sur les conditions qui ont amenées
à la retranscription de certains actes au dépend d'autres, ainsi
qu'à leur insertion dans leur nouveau contexte de compilation afin de
comprendre les logiques de remploi dans le processus de cartularisation.
Document
Tout d'abord, si l'on se réfère aux chartes
placées en préambule de chacun des manuscrits, on
s'aperçoit des différentes méthodes et visées ayant
amené à la cartularisation. En effet, si le G 1 s'ouvre sur un
enchaînement de 5 actes pontificaux, le G 2, quant à lui, s'ouvre
sur une charte de suppression de la commune de Laon, octroyée par
Philippe Auguste en 1190, complétée par la suite de diverses
chartes concernant les délimitations des compétences communales
au sein de l'évêché. Ainsi, cette remarque nous
éclaire sur les intentions de chaque phase de compilation, car si le G 1
nous révèle une construction selon la typologie des actes - ces 5
actes pontificaux sont effectivement suivis de 2 ordonnances royales de Louis
IX mandant à l'évêque de Laon de lutter contre
86
une coalition de barons français formée pour
contester l'autorité de l'Eglise au sein du royaume ; pour ensuite
s'ouvrir sur un ensemble d'actes à valeur patrimoniale (titres de
propriété, acte de ventes, donations...)120 -, le G 2
semble dénoter d'un choix pragmatique, à savoir la défense
des intérêts épiscopaux contre une influence communale
ayant tendance à se propager.
Dès lors, on remarque que le choix porté aux
actes préliminaires d'un cartulaire peut avoir une répercussion
sur les finalités, réelles ou supposées, d'un tel
manuscrit. Si le G 1 se base davantage sur une construction typologique et
hiérarchisée des actes, avec en prime une charte de confirmation
carolingienne datant de 975121, comme pour mettre en perspective la
connivence ancienne des évêques de Laon avec le pouvoir royal,
l'organisation interne du G 2 insiste surtout une volonté d'assurer et
d'inventorier les possessions, biens et prérogatives épiscopales,
dans un contexte de potentielle perte d'influence de l'évêque au
sein d'un maillage territorial qui se densifie et se diversifie.
L'apport d'un exemple concret nous semble pertinent dans cette
perspective d'intertextualité : il s'agit de la charte de Philippe
Auguste cassant la commune de Laon122. En effet, bien que cette
charte occupe la première place dans le G 2, elle n'est pas mise en
exergue dans le G 1 puisque elle ne correspond qu'à l'acte n° 113.
De ce fait, il apparaît que la place accordée à un acte
demeure primordiale dans l'implication et l'orientation que les cartularistes
voulurent donner à leurs manuscrits. Dans le G 1, cet acte, noyé
dans le corpus textuel, ne représente qu'une simple ordonnance royale,
mais, à l'inverse, dans le G 2, ce même acte prend une
résonnance solennelle et quasi-liturgique, tel un préambule :
120 A ce sujet, se référer l'étude
menée conjointement par Laurent FELLER et Pierre CHASTANG, où il
est notamment question d'une analyse typologique au sein du Registrum Petri
Diaconi, où Pierre Diacre, archiviste au sein de l'abbaye
bénédictine du Mont-Cassin, confectionna une chronique dont la
structure se voulait ouvertement typologique et hiérarchisée
selon la nature des actes (privilèges pontificaux, préceptes
impériaux et royaux, donations, livelli, renuntia,
serments ), comme s'il s'agissait d'une nécessité pour les
archivistes de rendre compte de la hiérarchie des autorités qui
structuraient connaissance de leur patrimoine et de leur passé :
CHASTANG Pierre, FELLER Laurent et MARTIN Jean-Marie, «Autour de
l'édition du Registrum Petri Diaconi. Problèmes de documentation
cassinésienne : chartes, rouleaux, registre», Mélanges
de l'École française de Rome, Moyen Âge, 121/n° 1
(2009), p. 99-135 ; CHASTANG Pierre et FELLER Laurent, «Classer et
compiler : la gestion des archives du Mont-Cassin au XIIe
siècle», dans Écritures de l'espace social.
Mélanges d'histoire médiévale offerts à Monique
Bourin, D. Boisseuil, P. Chastang, L. Feller et J. Morsel dir., Paris,
Publications de la Sorbonne, 2010, p. 345-369.
121 AD Aisne, G 1, n°110, 975 : Sollicité par
Roricon, évêque de Laon, le roi Lothaire II confirme les biens des
religieux bénédictins de l'abbaye de Saint-Vincent
considérée comme le second siège de Laon et le lieu de
sépulture des nobles laïques de la ville.
122 Pour consulter une version éditée de cette
charte : Actes de Philippe Auguste, H.-F. (éd.), E. BERGER
(dir.), t. I, p. 455, n°369 ; Sources d'histoire
médiévale, IXe - milieu du XIVe
siècle, G. BRUNEL (trad.), E. LALOU (dir.) Paris, 1992, p.
393-394.
Au nom de la sainte et indivise Trinité, Amen.
Philippe par la grâce de Dieu roi de France. Nous faisons savoir
à tous présents et à venir que par le conseil de nos
évêques et de nos barons, devant la prière
de l'évêque et de tout le chapitre de l'église
Sainte-Marie de Laon et la demande de notre cher maître Michel, doyen
de Meaux, et de maître Gilbert, souhaitant éviter le
péril de notre âme, et pour le remède de notre âme
et de celles de nos parents, nous cassons la commune de Laon,
instituée contre le droit et la liberté de l'église
Sainte-Marie, et nous invalidons toutes les chartes et tous les
écrits instituant ou confirmant la commune, pour l'amour de Dieu et
de la Sainte Vierge et par respect de notre pèlerinage à
Jérusalem. Nous interdisons par notre autorité royale que
quiconque ose vouloir jamais restaurer cette commune. Pour que ceci gagne en
force perpétuelle, nous avons ordonné de munir cette lettre de
l'autorité de notre sceau et du seing royal. Fait à Messine
l'année de l'incarnation 1190, la douzième année de
notre règne, présents au palais ceux dont les noms
sont souscrits. Seing du comte Thibaut, notre sénéchal.
Seing de Guy, bouteiller. Seing de Mathieu, chambrier. Seing de Raoul,
connétable. Donné la chancellerie étant
vacante.
Ainsi, cet exemple nous montre bel et bien que les deux
cartulaires, bien qu'ayant une base commune, ne répondent pas
spécifiquement aux mêmes finalités123. Au
demeurant, si le Grand cartulaire de l'évêché de Laon
représente une certaine continuité textuelle avec le Petit
cartulaire, notamment par la réutilisation d'actes, il symbolise aussi
une rupture dans la visée archivistique de tri, de classement et de
compilation, car outre le fait de réagencer certains actes du G1, il
comporte d'autres actes inédits, mais issus du chartrier de
l'évêché.
123 GOODY Jack, La logique de l'écriture : aux
origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin, 1986,
p. 91 : « Il est important d'insister sur une propriété
majeure de l'écriture, à savoir la possibilité qu'elle
offre de communiquer non pas avec d'autres personnes mais avec soi-même.
Un enregistrement durable permet de relire comme de consigner ses
pensées et ses annotations. De cette manière on peut revoir et
réorganiser son propre travail, reclassifier ce que l'on a
déjà classifié, rectifier l'ordre des mots, des phrases et
des paragraphes. La manière dont on réorganise l'information en
la recopiant nous donne un aperçu inestimable sur le fonctionnement de
la pensée de l'Homo legens. »
Le Grand cartulaire et les archives
épiscopales
88
Il est toujours intéressant d'étudier un
document en le reliant à son contexte de production124.
Concernant notre objet d'étude, bien que le chartrier demeure incomplet,
il est néanmoins possible de noter la reproduction
quasi-systématique des actes encore à notre disposition - qu'il
s'agisse d'originaux, de ratifications postérieurs ou de copies modernes
-, comme en témoigne le recensement par sous-série archivistique,
présenté plus bas sous forme de tableau. En outre, après
avoir analysé et comparé les notes dorsales des originaux encore
conservés avec les rubriques des transcriptions effectuées dans
le cartulaire, il nous sera possible de dégager certaines conclusions
quant aux étapes ayant amenées à la confection du
cartulaire :
124 GUYOTJEANNIN Olivier, Le chartrier de l'abbaye
prémontrée de Saint-Yved de Braine (dir.),
édité par les élèves de l'École nationale
des chartes, Paris, 2000 : dans cet ouvrage, le cartulaire de l'abbaye est mis
en relation avec les archives de l'abbaye, ce qui nous éclaire sur ses
conditions de réalisation.
89
Tableau 4 : Confrontation des sources secondaires
à aux actes retranscrits dans le
cartulaire
Sous-séries
|
Correspondance acte(s) G2
|
Situation archivistique
|
Original conservé
|
Copie et/ou résumé
|
Disparu
|
|
ND* similaire
|
ND
différente
|
moderne
|
|
|
G 7
|
123
|
X
|
|
|
|
|
143
|
X
|
|
|
|
G 9
|
135
|
X
|
|
|
|
|
232
|
X
|
|
|
|
G 10
|
189
|
|
X
|
|
|
|
190
|
|
X
|
|
|
G 11
|
208
|
X
|
|
|
|
|
248
|
X
|
|
|
|
|
249
|
X
|
|
|
|
|
250
|
X
|
|
|
|
G 14
|
110
|
X
|
|
|
|
|
141
|
X
|
|
|
|
G 22
|
32
|
|
|
X
|
|
|
63
|
|
|
X
|
|
|
175
|
|
X
|
|
|
|
179 bis
|
X
|
|
|
|
|
180
|
|
X
|
|
|
|
181
|
|
X
|
|
|
|
244
|
X
|
|
|
|
|
247
|
|
X
|
|
|
G 27
|
182
|
X
|
|
|
|
|
200
|
X
|
|
|
|
|
238
|
|
|
|
X
|
G 32
|
50
|
X
|
|
|
|
|
51
|
X
|
|
|
|
|
52
|
X
|
|
|
|
G 39
|
7
|
|
X
|
|
|
|
19
|
X
|
|
|
|
|
68
|
X
|
|
|
|
|
167
|
X
|
|
|
|
G 41
|
84
|
|
|
|
X
|
|
105
|
|
|
|
X
|
|
236
|
|
|
|
X
|
G 50
|
9
|
|
|
|
X
|
|
10
|
|
|
X
|
|
|
12
|
|
|
|
X
|
|
28
|
X
|
|
|
|
|
62
|
|
|
|
X
|
90
|
107 142 160 217
|
X
|
|
|
X X X
|
G 56
|
132
137
169
|
|
|
|
X X X
|
|
196
|
|
|
X
|
|
|
197
|
|
|
X
|
|
|
198
|
|
|
X
|
|
|
199
|
|
|
X
|
|
|
240
|
|
|
X
|
|
G 61
|
91
|
X
|
|
|
|
|
144
|
X
|
|
|
|
|
205
|
X
|
|
|
|
|
271
|
X
|
|
|
|
G 62
|
77
|
X
|
|
|
|
G 65
|
131
|
|
|
|
X
|
|
155
|
|
|
|
X
|
G 73
|
195
|
X
|
|
|
|
G 74
|
23
|
X
|
|
|
|
G 76
|
11
|
X
|
|
|
|
G 78
|
116
|
X
|
|
|
|
G 83
|
29
|
X
|
|
|
|
|
109
|
|
|
|
X
|
|
201
|
X
|
|
|
|
|
255
|
X
|
|
|
|
G 86
|
59
|
|
|
X
|
|
|
162
|
|
|
|
X
|
|
208
|
|
|
|
X
|
|
211
|
|
|
|
X
|
|
235
|
|
|
|
X
|
|
250
|
|
|
|
X
|
|
272
|
|
|
X
|
|
G 93
|
157
|
X
|
|
|
|
|
274
|
|
|
X
|
|
G 94
|
73
|
X
|
|
|
|
|
102
|
X
|
|
|
|
|
121
|
X
|
|
|
|
|
146
|
X
|
|
|
|
G 99
|
17
|
X
|
|
|
|
G 103
|
93
|
X
|
|
|
|
G 105
|
22
|
|
|
|
X
|
|
150
|
X
|
|
|
|
* ND = notes dorsales
91
On s'aperçoit ici que lorsque les originaux ont
été conservés, leurs mentions dorsales correspondent
presque toujours aux rubriques de leurs transcriptions au sein du cartulaire.
Dès lors, il est possible de suggérer une corrélation
entre annotations préalables des actes du chartrier et compilation du
cartulaire, bien qu'il faille apporter un bémol à cette
hypothèse du fait de l'absence de notes dorsales pour 7 d'entre eux.
Quoi qu'il en soit, ces correspondances majoritaires ainsi que
la présence de notes dorsales pour des actes postérieurs à
la dernière phase de rédaction du cartulaire semblent
démontrer que la confection des deux cartulaires épiscopaux
marqua le début d'une certaine prise de conscience archivistique de la
part de l'évêché de Laon, une meilleure conservation des
chartes se révélant nécessaire face à
l'émergence de nouveaux acteurs - le bailli royal par exemple - et
l'ancrage de plus anciens - les sires de Coucy, la commune. Le Grand cartulaire
de l'évêché de Laon devient alors le symbole de cette
rationalisation documentaire et archivistique instaurée par
l'évêché durant la seconde moitié du
XIIIe siècle, le codex s'apparentant à un
instrument de travail et recherche, à l'image des outils de
l'archivistique contemporaine, la présence d'une table des
matières renforçant cette impression.
Ainsi, le travail des cartularistes facilite l'accès
aux chartes sur deux plans : intellectuel et matériel.
1° Sur le plan intellectuel, le travail mené en
amont de la compilation - classement et ordonnancement des actes, travail de
déchiffrement, précisions péri- et paratextuelles
(analyses succinctes, rubriques, foliotation, table) - aide à
l'appréhension générale du chartrier ainsi qu'à la
compréhension des actes qui le composent ;
2° Sur le plan matériel, la concentration des
pièces permet un accès facilité à l'information.
De ce fait, en rendant lisible le chartrier, le cartulaire
s'impose comme un objet de médiation privilégié
auprès des usagers des chartes. Qui plus est, dans son autorité
référentielle, le cartulaire aurait tendance à remplacer
le chartrier, bien qu'il ne faille oublier que c'est bel et bien le chartrier
qui fonde son autorité125. Quoi qu'il en soit, il
apparaît évident que le cartulaire favorise la condensation
textuelle afin de permettre un usage pratique de l'information.
125 MORELLE Laurent, « Comment inspirer confiance ?
Quelques remarques sur l'autorité des cartulaires » in Julio
Escalona et Hélène Sirantoine (dir.), Chartes et cartulaires
comme instruments de pouvoir. Espagne et Occident chrétien (VIIIe-XIIe
siècles), Toulouse: Méridiennes-CSIC, 2013, p. 153-163.
92
Le codex : une condensation textuelle pour un usage
pratique de l'information
Somme toute, que représente le cartulaire sinon une
liste d'actes établie selon une logique de répartition
horizontale, à la différence des volumines de
l'époque carolingienne ? Dès lors, on remarque clairement que
cette compilation privilégie la continuité textuelle et
matérielle au dépend de la discontinuité primitive des
chartes originales. En effet, la compilation au sein d'un codex rend
possible une nouvelle façon d'examiner le discours,
disséminé en de multiples unités logiques, allant du
cahier jusqu'à la page, en passant par le feuillet. De ce fait, on
observe que la confection d'un cartulaire permet d'accroître le champ de
l'activité critique et favorise la rationalité, la pensée
logique, car la reproductibilité des données
agrémentée des différentes techniques de repérage
destinées à les situer au sein de la masse documentaire sont
autant d'éléments essentiels à tout développement
systématique du savoir, mutatis mutandis du pouvoir. «
Pouvoir reproduire, c'est pouvoir vérifier »126 ;
pouvoir vérifier, c'est pouvoir (ré)agir.
De plus, nous l'avons dit, le cartulaire privilégiant
l'atomicité de l'information127, chaque acte transcrit
s'insère dans une unité documentaire qui fait sens. Or, cette
représentation est primordiale dans la compréhension des doubles,
voire triples, retranscriptions d'actes qu'il est possible de trouver dans le G
2. En effet, ceci correspondrait à une volonté de donner, au sein
de deux sections d'un cartulaire méthodiquement classé, un texte
intéressant l'une ou l'autre des portions, afin de conserver
l'unité logique dans chacune d'entre elles128.
Ainsi, contrairement à la sous-partie
précédente, l'intertextualité, la sélection et les
logiques de remploi sont ici inhérentes au cartulaire, et non en
relation avec un corpus extérieur. De ce fait, on s'aperçoit que
le cartulaire, par sa confection et son agencement, devient un outil
autoréférentiel, dont les éléments constitutifs,
bien que matériellement distincts (cahiers, phases d'écriture
différents), entrent en résonnance les uns avec les autres,
créant alors un maillage textuel dynamique.
126 GOODY Jack, La raison graphique : la domestication de
la pensée sauvage (traduit de l'anglais par Jean Bazin et Alban
Bensa), Paris, les éditions de Minuit, 1978, p. 118.
127 Pour un approfondissement de la question, consulter
l'article de Pierre CHASTANG, « L'archéologie du texte
médiéval » Autour de travaux récents sur
l'écrit au Moyen Âge, Annales. Histoire, Sciences
Sociales, 2008, p. 251.
128 MORELLE Laurent, « De l'original à la copie :
remarques sur l'évaluation des transcriptions dans les cartulaires
médiévaux », in Les cartulaires : actes de la Table
ronde organisée par l'École nationale
des chartes et le GDR 121 du CNRS, 5-7 décembre 1991,
Paris, École des chartes, 1993, p. 94.
93
Le cartulaire : un objet dynamique
Néanmoins, l'intertextualité interne du
cartulaire n'est pas la seule preuve de caractère dynamique. En effet,
si l'on garde en tête la notion d'activité dans la
définition de l'adjectif « dynamique », il est possible de
noter que le dynamisme du cartulaire dépend aussi du caractère
collectif de sa confection ainsi que de son utilisation a
posteriori.
Un instrument issu d'un travail
collectif
Comme nous avons pu l'observer plus haut dans l'analyse, le
cartulaire est le produit de phases de compilation successives,
réparties entre la fin du XIIIe et le premier quart du
XIVe siècle. Ce constat apparaît donc comme le premier
élément qui symbolise l'aspect dynamique du manuscrit,
l'activité scriptoriale se partageant entre différents scribes
dans le temps.
Pourtant, il est possible de repérer, au sein
même des différentes phases d'écriture, des marques
caractéristiques de l'élaboration collective du cartulaire. C'est
le cas notamment des rubriques et des lettrines, réalisées en
aval de l'étape de transcription. Cependant, bien que dans certains cas
il est aisé de repérer l'intervention d'un rubricateur, dans
d'autres, les similitudes scripturales décelables entre la rubrique et
le texte attenant semblent faire pencher vers l'hypothèse d'un
même scribe se chargeant à la fois de la transcription et de
l'ornementation. Dans le Grand cartulaire de l'évêché de
Laon, les deux cas de figure sont observables.
Figure 9 : Exemple d'écriture identique entre
la transcription de l'acte et la rubrique (acte n°229, f°LXXXIV
r°)
94
Figure 10 : Exemple d'une double intervention (acte
n°215, f°LXXXII v°)
Mais il existe aussi quelques cas de figure qui ne rentrent
pas nécessairement dans ce schéma scriptural. En effet, certains
actes sont dénués de toute rubrique, correspondant parfois
à des « trous » de rubricage décelables dans la table
des matières, et/ou de toute lettrine, seule la miniature de la lettre
étant visible, comme c'est le cas dans l'exemple ci-dessous :
Figure 11 : Exemple d'acte sans rubrique et absent
de la table des matières, avec miniature de lettrine, non
finalisée (acte n°180, f°LXVI r°)
A l'inverse, certaines rubriques sont doublement
mentionnées, notamment sur des extensions de feuillet, tels des
marque-pages (cf illustration infra). Dès lors, il est possible
de s'interroger sur la finalité de telles extensions graphiques :
furent-elles rédigées préalablement à la
transcription des actes afin que le scribe sache quelles rubriques inscrire, ou
furent-elles au contraire inscrites a posteriori dans le but d'avoir
un aperçu condensé des actes présents sur la page ? Les
différences d'écriture tendraient à se pencher davantage
sur la seconde hypothèse que sur la première, bien qu'il demeure
difficile de pouvoir répondre clairement à cette question.
Figure 12 : Mentions inférieures de 4
rubriques présentes sur ce côté du feuillet
(f°XII r°)
95
Les signes d'une utilisation postérieure
à la compilation primitive
Outre les systèmes de renvoi repérés dans
le chapitre précédent, d'autres indices graphiques
dénotent d'une utilisation postérieure du manuscrit et
révèlent le caractère profondément dynamique du
cartulaire, dont certaines mentions pratiques sont principalement
destinées à faciliter la consultation du manuscrit. Ainsi, on
peut regrouper ces mentions pratiques selon deux principales catégories
:
? Les annotations résumant certains passages,
généralement juxtaposées auxdits passages et
caractérisées notamment par une écriture de type XIVe
siècle, à l'encre plus claire : il s'agit ici de
condensés d'informations destinés à contourner la lourdeur
syntaxique et juridique d'un acte, en n'en relevant que la «
substantifique moelle » ;
? Les manicules en marge, destinées à indiquer
au lecteur les parties du discours les plus dignes d'intérêt lors
de la consultation. Il serait d'ailleurs intéressant de s'afférer
à l'analyse purement anthropologique du recours à de tels usages
graphiques, qui semblent repousser les frontières de ce qui est
communément nommé « écrit », cet exemple
montrant bien que l'écrit ne saurait se réduire à un
simple caractère alphabétique.
Figure 13 : Manicule (acte n°40, f°XXI
r°)
Qui plus est, ces signes d'utilisation postérieure
illustrent l'importance dont pouvait se voir parée la mise en page des
différents cahiers, où une délimitation claire des marges,
outre une lecture aérée, permettait à d'éventuels
futurs scribes ou secrétaires d'effectuer des modifications ou des
ajouts. C'est donc bien dans cette perspective que l'on peut affirmer le
caractère dynamique du cartulaire, matériellement ouvert aux
manipulations ultérieures. En effet, il est important de rappeler que le
cartulaire demeure un outil de gestion patrimoniale mobilisable bien
après sa confection.
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