Chapitre II
Le cartulaire : un instrument rationalisé par un
usage pragmatique de l'écrit
D'une manière générale, le recours
à l'écrit conduit au développement de modes d'accumulation
et de traitements spécifiques de l'information permettant de lier
l'émergence de formes de rationalité et de domination sociale
à l'évolution historique du système
communicationnel98. Ainsi, la révolution documentaire
observée à partir du XIIe siècle en France, et
à laquelle est apparenté le processus de cartularisation, se doit
d'être perçue comme l'aboutissement d'une histoire longue de la
culture graphique, et non comme un point de départ99. En
effet, l'histoire de la cartularisation s'insère dans celle plus
englobante des codices, support de l'écriture et vecteur de
communication du texte, tout codex étant dès lors
appréhendé comme instrument de prestige et un outil aux usages
pragmatiques100. De ce fait, le recours de plus en plus
systématique à ces usages pragmatiques de l'écrit a
nécessairement impliqué un nouveau rapport au texte, qu'il
s'agisse de la mise en page, des outils paratextuels ou alors des outils de
recherche destinés au lecteur afin de trouver dans le continuum
du texte les informations qu'il cherche, dans le but notamment de rendre
maîtrisable un volume de données important101. Il
paraît alors primordial de saisir l'écrit dans sa dimension et sa
fonction pratiques. Or, toute étude sur les pratiques de l'écrit
semble induire une réflexion sur la valeur sociale de l'écrit,
car le document est le produit de mécanismes socio-culturels que
l'historien se doit de déchiffrer, dans le but de mettre à jour
les représentations des réalités, des pratiques et des
pensées, construites à travers eux102.
C'est donc dans cette optique que nous étudierons ici
les éléments pragmatiques de l'écriture présents
dans le Grand cartulaire de l'évêché de Laon,
destinés essentiellement à faciliter et rationaliser
l'utilisation de celui-ci. Pour ce faire, nous structurerons l'analyse en trois
parties sensées refléter les principales composantes du
98 GOODY Jack, La raison graphique..., Paris,
les éditions de Minuit, 1978.
99 BERTRAND Paul, « À propos de la
révolution de l'écrit (Xe-XIIIe siècle).
Considérations inactuelles », Médiévales,
n°56, 2009, p. 75-92.
100 CHASTANG Pierre, « Cartulaires, cartularisation et
scripturalité médiévale : la structuration d'un nouveau
champ de recherche », Cahiers de civilisation
médiévale, n° 49, 2006, p. 21-32.
101 Id., « L'archéologie du texte
médiéval » Autour de travaux récents sur
l'écrit au Moyen Âge, Annales. Histoire, Sciences
Sociales, 2008, p. 245-269.
102 Id., « Introduction », Actes du
colloque consacré aux Cartulaires normands, Tabularia «
Études », n°9,
2009, p. 27-42.
67
pragmatisme scriptural présentes dans le cartulaire :
la tables des matières préliminaire, l'usage d'un système
de repérage graphique paratextuel au sein du registre, et enfin
l'étude détaillée d'un cahier particulièrement
évocateur du travail archivistique propre à l'élaboration
et la rédaction du cartulaire, le cahier n°13.
* *
*
La table des matières : un listage
structuré mais non exhaustif des rubriques
Description codicologique
D'un point de vue purement codicologique, cette table contient
quatre feuillets enchâssés, il s'agit donc d'un binion (cahier
formé de deux bifeuillets, soit deux feuillets pliés en
deux)103. Cependant, les feuillets ne sont pas
numérotés, ce qui laisse à prédire qu'il n'avait
peut-être pas été prévu que cette table des
matières soit insérée dans le cartulaire. Peut-être
cette table avait-elle pour but d'être un document de travail annexe, un
brouillon récapitulatif des rubriques à retranscrire dans le
cartulaire, en témoigne cet acte retranscrit, l'acte n°229,
accompagné de la mention « vacat ». Or, cet acte est le
premier retranscrit dans le 14e cahier104, qui, avec les
15e et 16e cahiers, correspondent à la
dernière main repérable dans le cartulaire, comme s'il s'agissait
d'un entraînement avant la rédaction définitive.
Description archivistique
Dans une perspective plus strictement archivistique, la table
des matières, agencée selon un système de double colonnes,
apparaît comme fortement endommagée, de nombreuses rubriques ayant
soit disparues soit été rongées. En effet, le premier
feuillet a été manifestement coupé, possible
résultat d'une conservation curative destinée à
empêcher la propagation de moisissures trop fortement
imprégnées. De ce fait, seules les
103 Pour plus de précisions, consulter cet ouvrage :
LEMAIRE Jacques, Introduction à la codicologie,
Louvain-La-Neuve, Institut d'études médiévales de
l'Université catholique de Louvain, 1989.
104 AD Aisne, G 2, n° 229.
68
première - malgré une encre pâle du fait
de l'usure du document - et quatrième colonnes - malgré un
léger rognage supérieur - nous sont aujourd'hui parvenues. La
première colonne répertoriant les chartes n° 1 à 21
(soit du f° I au f° XV r°105), tandis que la
quatrième fait l'inventaire des chartes n° 54 à 73 (soit du
f° XXIIII r° à au f° XXIX r°)
Les feuillets suivant, quant à eux, connaissent une
détérioration uniforme due à l'humidité ou plus
certainement à de micro-organismes, le tout conjugué à
l'usure du temps. Les coins supérieurs sont rognés, ce qui
n'entraîne pas cependant la lisibilité des rubriques, tandis que
les coins inférieurs ont été fortement endommagés
(environ 1/8e pour chaque feuillet, ce qui constitue donc ici une perte non
négligeable d'information. Toutefois, il est possible d'effectuer une
reconstitution virtuelle des rubriques endommagées en se
référant aux rubriques présentes au sein du cartulaire,
nous le verrons plus loin lors d'une approche pratique de la table des
matières. En effet, il semble nécessaire d'aborder l'apport
théorique que sous-tend un tel schème de classification afin de
mieux cerner sa dimension fondamentalement pratique.
Un cahier annexe mais structurant : l'effet de
liste
Ainsi, afin de délimiter au mieux les
fonctionnalités théoriques proposées par un tel
agencement, nous nous appuierons essentiellement sur l'ouvrage de
référence de l'anthropologue Jack Goody : La raison
graphique.
Une des idées forces de cette ouvrage est
l'écriture rend visible et « matérialise »
l'articulation inhérente de la langue, grâce à une
projection graphique permettant d'agencer arbitrairement les significations
dans un espace bidimensionnel. De plus, il consacre deux de ses chapitres aux
tableaux et aux listes, qu'il considère comme des matrices formelles
déterminant partiellement le contenu, la symétrie proposée
par cette forme de classification devant alors rendre compte de l'effet de
pensée106. Or, qu'est donc de plus la table des
matières qu'un listage sous formes de colonnes ?
Selon Jack Goody, le tableau s'apparente à un matrice
de colonnes verticales e de lignes horizontales, et dont le caractère
figé et bidimensionnel simplifie la réalité du discours.
De ce fait, il assimile à la forme graphique la caractéristique
de disposer les termes en rangées et en colonnes, c'est-à-dire
linéairement et hiérarchiquement, de manière à
assigner à chaque élément une position unique qui
définit sans ambiguïté et en permanence sa relation aux
autres. Or, ce processus de standardisation, qui se résume dans le
tableau à n colonnes pour x rangées, est
essentiellement le résultat de l'application d'une technique graphique
à un matériel oral. Toutefois, pour notre objet d'étude,
cette
105 Le classement des rubriques se fait selon le foliotage du
cartulaire, chaque rubrique étant précédée du
numéro de feuillet auquel il est rattaché, ce qui permet au
lecteur de se repérer plus aisément dans le codex.
106 GOODY Jack, op. cit.. Il s'agit ici des chapitre IV
et V.
69
application stricte du concept de tableau ne peut être
totalement convaincante, car le nombre de rangées est variable selon la
colonne, chaque rubrique n'étant pas nécessairement semblable aux
autres.
C'est pourquoi l'auteur insiste sur le fait qu'un tableau peut
aussi consister en une ou plusieurs listes verticales, donc le nombre de
rangées reste variable. Ainsi, cette définition correspondrait
davantage à ladite table des matières, qui n'apparaît que
comme une liste - ou une série de listes accolées les unes aux
autres si l'on considère les différentes phases de
rédaction successives - étalée sur plusieurs feuillets
pour des raisons matérielles, le codex, à la
différence du rouleau, qui est par nature discontinu. Si bien que cet
effet de listage est le reflet graphique de l'opération
matérielle de triage des données conservées sur un longue
période aussi bien que des données d'observation
immédiate. Toutefois, à travers l'apparente continuité que
semble indiquer la liste, celle-ci, au contraire, implique la
discontinuité, matérialisée par une certaine disposition
spatiale de triage de l'information facilitant la mise en ordre des articles,
auxquels on peut affecter des chiffres, des logogrammes ou des indications
diverses, une mise en relief par une couleur ou une graphie spéciales
des lettres107, de façon à ce que le langage ainsi
agencé impose une structure totalement artificielle, mais
idéologiquement orientée, manière de transformer les
représentations du monde.
Ainsi, la liste permettrait à l'individu de manipuler
plus aisément l'information, en particulier en l'ordonnant
hiérarchiquement, ce qui est souvent décisif dans le processus de
remémoration, aspect transcendantal dans la logique d'élaboration
de cartulaires.
Table des matières et corpus textuel :
analyse comparative des phases d'écriture
Nous venons d'analyser ici l'apport théorique de la
table des matières. Néanmoins, sa dimension fondamentalement
pratique est essentielle quant à la compréhension des logiques
d'écriture ayant trait au Grand cartulaire de
l'évêché de Laon.
En effet, elle apparaît comme un indice précieux
quant à l'identification des différentes mains ayant
rédigé ce cartulaire, car chaque phase d'écriture
correspond rigoureusement à un changement de main dans ladite table
(cf annexe n°4). Celle-ci nous permet alors d'observer
l'archéologie du texte, chaque phase de rédaction étant
accompagnée d'ajouts successifs des rubriques concernées dans la
table des matières. De ce fait, il nous semble plus aisé de
considérer les phases de rupture et de continuité au sein
même du cartulaire. Car, en effet, au-delà d'un changement
d'écriture, chaque scribe apporte ses propres signes distinctifs
(numérotation, usage ou non de différentes couleurs,
107 Dans la table des matières, de tels indicateurs
sont clairement perceptibles : numérotation des rubriques selon le
feuillet auquel elles appartiennent, certains numéros de feuillets
étant écrits en rouge, pieds-de-mouche.
70
de pieds-de-mouche108*). Ainsi, ces critères
de distinction nous permettent l'identification de X mains, soit un nombre
rigoureusement semblable de phases de rédaction :
- f° I à LXIIII
- f° LXIV à LXX v°
- f° LXX v° à LXXXIII - f° LXXXIIII
à CVII
L'identification des différentes mains nous
amène donc à penser qu'il y aurait eu quatre phases
d'écriture. Dès lors, si l'on se réfère aux dates
extrêmes auxquelles correspondent les actes transcrits selon leur
appartenance à telle ou telle main, on réussit à
distinguer quatre phases de rédaction, concomitantes à des
changements de cahier, ce qui apporte encore un peu plus de crédit
à cette hypothèse :
1° Les deux premières mains repérées
dans la table des matières ont toutes deux une date extrême
commune (1287) et s'échelonnent sur les dix premiers cahiers, dont les
pages restantes ont été remplies par diverses
chartes109 ;
2° Puis, la troisième main rédigea les
rubriques compilées entre les 11e et 12e cahiers,
avec une durée d'espacement des actes de seulement 3 ans (1290-1293)
;
3° Vient ensuite le 13e cahier, qui comporte
les chartes les plus récentes du cartulaire (1320), mais dont la
majorité de celles qui le composent ne sont pas
répertoriées dans la table des matières ;
4° Enfin, la quatrième main correspond aux actes
transcrits à partir du premier feuillet du 14e cahier
jusqu'à la fin du 16e et dernier cahier, avec une date
extrême de 1301.
108 Le pied-de-mouche correspond au « C »
stylisé présent au début de certains actes ou de certaines
rubriques.
109 Il n'est effectivement pas rare que l'une phase primitive
de compilation, travail du cartulariste principal, soit prolongée par
l'intervention ponctuelle de quelques autres copistes, interventions se
laissant
d'ailleurs facilement analyser (numérotation originelle
des actes, numérotation des cahiers...)
71
Ainsi, on s'aperçoit que l'institution
épiscopale échelonnait ses phases de rédaction à
peu près tous les 7 ans (1287, 1293, 1301), avec un écart
exceptionnel de 20 ans concernant l'insertion du 13e cahier, ce qui laisse
à supposer que le choix de poursuivre la compilation du cartulaire
répond sûrement à des événements
extraordinaires. On pense par exemple au fait qu'en 1282, l'évêque
Guillaume de Châtillon intenta un procès à la commune
devant le Parlement de Paris et sortit largement gagnant de cette affaire : la
conception du cartulaire, engagée cinq ans après, apparaît
alors peut-être comme une des conséquences de cette affaire.
Toutefois, si l'on vient à étudier plus en
profondeur l'articulation entre table des matières et corps textuels, il
est possible de remarquer certaines incohérences (oublis de chartes
rubriquées dans la table des matières, non-correspondances du
foliotage indiqué dans celle-ci et le feuillet sur lequel un acte est
effectivement transcrit, différences de rubriques...)
révélatrices de phases d'ajout intermédiaires n'ayant pas
été coordonnées entre elles (cf. la première phase
d'écriture mise en évidence à laquelle ont
été accolées par plusieurs mains quelques chartes afin de
compléter le 10e cahier. Quoiqu'il en soit, des indices inter- et
paratextuels permettent souvent au lecteur de se repérer à
travers le codex.
Les systèmes de repérage
graphique
La table des matières, nous l'avons vu, constitue un
élément structurant à elle seule dans l'élaboration
et l'utilisation du cartulaire. Toutefois, de nombreux éléments
paratextuels, au sein même du registre, sont déployés afin
de guider le lecteur dans le parcours du texte. Ainsi, par ce biais, l'espace
codicologique du cartulaire créé est lui-même
créateur d'effets de sens110. En effet, il apparaît
qu'entre le niveau linguistique et le niveau iconique, il est possible
d'intercaler un niveau de moyens techniques permettant de mieux saisir le
message structurel, c'est-à-dire des moyens qui font qu'un livre,
à part son contenu et son rôle comme objet artisanal,
esthétique ou économique, est aussi un instrument
intellectuel111.
110 CHASTANG Pierre, « Introduction », p. 27-42.
111 Mise en page & mise en texte du livre manuscrit,
MARTIN Henri-Jean, VEZIN Jean (dir.), Préface de Jacques Monfrin, Paris,
1990, p. 111.
72
Les systèmes de renvoi
La transcription d'actes sur un unique support
créé un réseau plus ou moins dense d'interconnexions, de
récurrences, d'associations, produisant ainsi un effet de
cohérence. Le Grand cartulaire de l'évêché de Laon
n'échappant pas à la règle, de nombreux systèmes de
renvoi, souvent d'une écriture postérieure, permettent au lecteur
de faire correspondre deux informations matériellement
éloignées en lui indiquant la place de chacun par rapport
à l'autre. Ainsi, afin d'illustrer au mieux notre propos, nous allons
étudier un cas particulièrement éclairant : il s'agit des
systèmes de renvoi utilisés entre les chartes n° 4112 et
n° 62113.
Figure 2 : Renvois graphiques amont (acte n°4,
f°IV r°)
Ci-dessus, l'illustration de notre propos, c'est-à-dire
l'utilisation d'un système de renvoi normalisé d'un point de vue
à la fois formel et graphique, grâce à l'utilisation de
signes distinctifs. De ce fait, chaque système de renvoi se structure
ainsi (à l'exception de
112 AD Aisne, G2, n° 4, 1282. Il s'agit d'une sentence
arbitrale royale de Philippe III réglant les droits et devoirs que
doivent respecter l'évêque de Laon et la Commune.
113 AD Aisne, G2, n° 62, 1267. Cette charte est un
vidimus royal d'une sentence arbitrale royale de 1241 établissant les
droits de justice que possèdent respectivement l'évêque de
Laon et la Commune.
73
la deuxième occurrence, qui contient des informations
spécifiques) : Infra XXVI tali signo [signe
distinctif]114
Ne reste plus alors qu'à se référer aux
indications mentionnées et nous conduisant au feuillet n° XXVI :
Figure 3 : Renvois graphiques aval (acte n°62,
f°XXVI r°)
Par conséquent, outre la correspondance entre les
informations reliées entre elles par ces formes de renvoi, nous sommes
ici en présence d'une opération intellectuelle se basant sur
l'articulation linguistique entre un signifiant (le signe graphique) et un
signifié
114 Comprendre « se référer au feuillet XXVI
se trouvant plus bas, à la mention de ce signe [signe distinctif]
»
74
(l'information).
Toutefois, de tels systèmes graphiques de renvoi ne
servent pas seulement à mettre en relation deux informations connexes
matériellement éloignées. En effet, certains symboles
permettent de guider le lecteur vers un rajout présent sur la
page-même, notamment en cas de d'oubli - l'équivalent de notre
astérisque. Ainsi, l'acte n°4, toujours lui, est pourvu d'un tel
système :
Figure 4 : Système d'astérisque (acte
n°4, f°IV r°)
Il est aisé de remarquer ici le signe graphique
présent à la 4e ligne après « Lauduni »
et renvoyant au passage oublié, à savoir « Commissis
nichil omnius episcopus habet et habere debet emendam suam de melleiis jure
delutis Laudunenses »
Les indices graphiques
d'ordonnancement
L'écrit, par nature, est un système de
communication littéralement symbolique (les lettres, les chiffres, les
différentes formes de ponctuation sont avant tout des symboles). De ce
fait, mis à part les systèmes de renvoi exposés ci-avant,
les scribes en général, et les cartularistes en particulier,
usent de différentes techniques graphiques permettent de dissocier les
parties organiques du corpus textuel. Or, si ces techniques peuvent
apparaître comme insignifiantes, leur rôle demeure primordial dans
l'opération intellectuelle que représente la lecture, qui les
intériorise de manière inconsciente. Si bien que nous allons ici
les mettre clairement en évidence :
75
Figure 5 : Indices graphiques d'ordonnancement 1
(acte n°4, f°III v°)
Ci-dessus, deux techniques graphiques sont à analyser
en tant qu'indice d'ordonnancement :
- l'écriture de la rubrique à l'encre rouge,
marquant la séparation entre les deux actes et alertant le lecteur sur
le la nature substantielle de l'acte ;
- l'usage de la lettrine* « P » de « Philippus
», matérialisant ainsi le début de l'acte.
Figure 6 : Indices graphiques d'ordonnancement 2
(acte n°233, f°LXXXVIII r°)
Dans ce cas-ci, outre la lettrine, deux nouveaux symboles
graphiques exercent une fonction semblable :
- le pied-de-mouche en « C », qui indique le passage
à une nouvelle unité textuelle,
76
à défaut d'une encre rouge pour l'écriture
de la rubrique ;
- le symbole stylisé à gauche de la lettrine,
sensé indiqué au lecteur le début de
l'acte115.
Cette brève typologie n'est certes pas exhaustive, mais
semble bel et bien représentative d'un usage pragmatique de
l'écrit au sein du cartulaire.
Les réclames : l'agencement logique et
séquentiel des différents cahiers
Enfin, il nous est possible de répertorier un autre
élément caractéristique d'une utilisation pragmatique de
l'écrit : il s'agit de la réclame, c'est-à-dire
l'inscription, en bas à droite du verso du dernier feuillet d'un cahier,
reprenant les premiers mots du cahier suivant. Toutefois, cette technique n'a
pas été utilisée lors de chaque phase d'écriture,
seulement lors de la première. Ces réclames sont d'ailleurs une
preuve quant à la certitude d'homogénéité de cette
première phase d'élaboration, le reste du cartulaire en
étant dépourvu. Matériellement, cet agencement se
présente ainsi :
Figure 7 : Système de réclame (acte
n°179, f°LXIV v°-LXV r° : passage du cahier 8 au
cahier 9)
Ci-dessus, la dernière réclame présente dans
le cartulaire entre le cahier n°8 et le cahier n°9, dont le lien est
établi avec le mot « deperirent ».
115 A noter que chaque scribe possède sa propre
codification graphique, et qu'il apparaît donc normal que le Grand
cartulaire de l'évêché de Laon, résultat de
plusieurs mains, soit pourvu de différentes formes d'indices
graphiques.
77
Par conséquent, ce détail scriptural pouvant
paraître insignifiant prend tout son sens dans un travail archivistique
de reliure, notamment lorsque la numérotation des feuillets
n'apparaît pas. L'articulation est donc toute trouvée avec la
troisième partie de ce développement, qui traite du cahier 13,
cahier non finalisé nous permettant de mettre à jour les
techniques archivistiques utilisées en amont par les cartularistes
eux-mêmes.
Le cahier n°13 : vers une archéologie
archivistique de la cartularisation
Il apparaît tout d'abord nécessaire d'indiquer
que l'implantation de ce cahier au sein du cartulaire apparaît comme
problématique en quatre points :
- sa numérotation diffère de la
numérotation habituellement présente dans le cartulaire,
- les actes transcrits dans ce cahier ne sont pas
mentionnés dans la table des matières,
- la mise en page et l'écriture ne s'apparentent pas
à un ce que l'on appellerait un « produit fini »,
c'est-à-dire qu'il est possible que ce cahier soit un brouillon n'ayant
pas été mis au propre,
- la datation des actes nous permet de dire qu'il correspond
à la dernière phase de compilation du cartulaire, alors qu'il
s'est vu placé au beau milieu du registre.
Il semble alors probable que ce cahier, de surcroît un
quinion, exception au sein du cartulaire, ait été
incorporé par erreur lors d'une phase de reliure datant de
l'époque moderne. Néanmoins, aucune preuve ne nous permet
aujourd'hui de confirmer une telle hypothèse. Quoiqu'il en soit, ce
cahier demeure intéressant de par justement son caractère
non-fini, qui apporte des indices aux chercheurs quant au travail
préliminaire des cartularistes.
Un foliotage indépendant
Pour commencer, sur les 10 feuillets composant le cahier, 7
d'entre eux ne correspondent pas à la suite logique de la
numérotation du cartulaire et contiennent des actes non
répertoriés dans la table des matières (cf. schéma
ci-dessous) :
78
LXXXI LXXXII LXXXIII 88 89 90 91 92 93 94
En effet, sur ce schéma sont représentés
en chiffres arabes la numérotation contemporaine du cartulaire, et en
chiffres romains la numérotation originelle du codex, celle-ci
n'étant pas indiquée à partir du feuillet 88
(numérotation contemporaine) du fait du caractère
indépendant de cette partie.
Numérotation originelle
|
LXXXI
|
LXXXII
|
LXXXIII
|
/
|
LXXXIIII
|
LXXXV
|
86
|
87
|
88
|
89
|
90
|
91
|
Numérotation contemporaine
|
85
|
86
|
87
|
|
88
|
89
|
90
|
91
|
92
|
93
|
94
|
94 bis
|
De plus, grâce à ce tableau récapitulatif,
on remarque que les feuillets LXXXIIII et LXXXV, bien qu'écrits en
chiffres romains, n'appartiennent pas à la suite logique de la
numérotation. D'ailleurs, la suite des feuillets use d'une
numérotation arabe, comme pour signifier qu'il ne s'agissait pas d'un
cahier fini, mais plutôt d'un brouillon préliminaire à la
rédaction définitive appartenant à ce que l'on appelle
aujourd'hui la littérature grise, c'est-à-dire un document de
travail.
Or, cette remarque semble apporter un indice linguistique
important quant à l'articulation entre latin et langue vernaculaire, la
numérotation arabe étant reléguée au ban de
l'inabouti, tandis que le latin consacre quelque peu la finitude de
l'écrit. Cette parenthèse qui, à ce propos, sera sujette
à une réflexion plus approfondie sur la valeur de l'écrit
dans le cartulaire.
79
Une mise en page brouillonne
Quoiqu'il en soit, la numérotation utilisée est
révélatrice de la discontinuité que représente ce
cahier et illustre sa mise en page brouillonne. En effet, il regroupe quatre
types différents de numérotation, dont le changement entre
numérotation en chiffres latins et arabes que nous venons d'observer.
Figure 8 : Différents types de foliotation du
cahier n° 13
Ci-dessus, sur cinq feuillets d'intervalle, on aperçoit
lesdits quatre changements de styles de numérotation :
- LXXXII
- LXXXIII (LXXX étant numéroté de cette
manière : 4 x indicateur 20) - LXXX&IIII (idem)
- 86
De plus, le caractère brouillon de ce cahier est
accentué par le fait qu'à partir du feuillet 88
(numérotation contemporaine), c'est-à-dire du premier feuillet
hors de la numérotation logique du cartulaire, toute forme de
réglure* est absente. De plus, outre l'absence de réglure
évoquée ci-avant, il apparaît qu'une majorité des
actes transcrits dans ce cahier est rédigée de manière
linéaire et l'écriture semble avoir été
négligée, ce qui tranche fortement avec la mise en colonne et
l'écriture plus ou moins soignée des autres cahiers.
Ainsi, tous ces faits nous entraînent bel et bien
à considérer ce cahier comme un brouillon, un cahier
préparatoire, incorporé dans le reste du cartulaire.
Néanmoins, plus qu'un brouillon, ce cahier est une pièce à
conviction quant au travail archivistique des cartularistes et
révèle alors tout le caractère idéologique
lié à la rédaction de cartulaires116.
116 GOODY Jack, op. cit.., p. 166 : dans ce passage,
l'auteur affirme en effet que les archives représentent la condition
préalable à l'élaboration de toute histoire, celles-ci se
basant sur la conservation du souvenir du passé.
Une codification alphabétique des
actes
80
Le cartulaire témoignant du caractère
idéologiquement construit du classement, c'est-à-dire de la
manière de penser son histoire, de produire et de consolider un lien
social, comme de caractériser les formes d'une domination117,
l'élaboration du codex se doit d'être méthodique.
Or, le cahier n°13 nous apporte des indices sur le travail archivistique
des cartularistes. En effet, les actes portant sur la commune de Laon sont
précédés de lettres préliminaires pouvant
correspondre à une codification alphabétique de renvoi de aux
archives. De plus, ces lettres se suivent, ce qui laisse entrevoir
l'ordonnancement logique voulu et opéré par les cartularistes.
A noter d'ailleurs que les actes insérés dans
cet ordonnancement et n'ayant pas de rapport avec la commune ne sont, quant
à eux, pas suivis de telles lettres, ce qui tend à renforcer
l'impression de cohérence du travail archivistique. Dans le tableau
récapitulatif ci-dessous sont donc inscrit en italique les actes ayant
trait à la commune, afin de mieux repérer leur
homogénéité.
117 BERTRAND Paul, loc. cit.. L'un des axes majeurs
de cet article développe largement cette idée qu'à partir
du XIIe siècle, la « révolution de l'écrit »
observée par les historiens se veut davantage qualitative que
quantitative, c'est-à-dire que les sources écrites se multiplient
non pas seulement du fait d'un recours accru à l'écrit, mais
surtout grâce à un plus grand souci de conservation des
écrits.
81
Tableau 3 : Codification alphabétique
d'actes
Acte
|
Feuillets118
|
Date
|
Lettre
|
Rubrique
|
Émetteur
|
Contenu
|
|
|
|
archivistique
|
|
|
|
|
219
|
89 v°
|
1296
(9 février - Paris)
|
C
|
Restitutio communie Laudunensis
[ Prima restitutio seu
repositio commune Laudunensis J
|
Philippe IV
|
Rétablit la commune
|
220
|
89 v°-
90 r°
|
1243 (juillet)
|
|
Littera capellanie de Monsteriolo que est
de collatione domini episcopi
|
Évêque Garnier
|
Atteste que Pierre Le Valois, autrefois chevalier de
Montreuil, a fondé une chapellenie audit Montreuil et
l'a dotée d'une rente annuelle de 40 livres parisis sur sa grange
de Montreuil. Son fils Gobert, chevalier, aura collation viagère
de ce bénéfice. Après lui, appartiendra à
l'évêque
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221
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90 r°
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1316 (12 mars - Paris)
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D
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Hic est gracia facta civibus Laudunensis quod
Regem Philippem super restitutione communie ulteria
[ secunda
restitutio seu repositio commune
Laudunensis J
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Philippe V
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Rend aux habitants de Laon leurs offices
d'échevinage & de commune, sauf à les leurs retirer si
cela lui plaît
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222
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90 v°-
91 r°-v°
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1297 (mars)
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DE
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Sequitur quedam compositio facta cum
civibus Laudunensis per episcopum et capitulum
post condamptionis commune et restitutionem factam de
dicat communia
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Évêque de Dôle ;
Guillaume de Crespy, coûtre
de Saint-
Quentin ;
Pierre Flote Hugues de Bonville,
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Sentence ordonnant que le premier jour de la
rentrée du chapitre en la cathédrale pour y recommencer
le service divin, cent Laonnois, nus pieds et tête nue, en cotte,
sans ceinture, dont les noms seront donnés au bailli du
Vermandois, iront processionnellement deux à deux derrière
les porte-croix et devant les chanoines et le clergé, du bas de
la montagne de Semilly à la cathédrale ; qu'à la
porte Saint-Martin, trois
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118 La numérotation utilisée ici est la
numérotation contemporaine des feuillets.
82
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chevaliers et commissaires royaux
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d'entre eux porteront chacun une figure ou une statue de
cire du poids de 20 livres jusqu'à autel de la cathédrale
et les offriront en signe de restitution des trois
personnes arrachées violemment en cette église ; qu'en
outre, la commune donnera au chapitre 60 livres de cire, dotera d'une
rente de 30 livres tournois une chapelle en ladite église, paiera
une somme fixe de 3000 livres et pareille somme à Gaëtan,
diacre cardinal trésorier de la même église
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223
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91 v° -
92 r°-v°
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1320 (15 avril)
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FG
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Sequitur quoddam arrestum
seu interloqutoris inter episcopum decanum et capitulum ex
una parte et comes Laudunensis ex altera
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Parlement de Paris
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Ordonne la justification dans le mois, par la ville, du
paiement des amendes prononcées contre elle, avant de statuer
définitivement sur le rétablissement de la commune
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224
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92 v°-
93 r°
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1320 (mai)
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Jeanne de Dreux, comtesse de Roucy
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Fonde et dote une chapellenie dans château de
Nizy-le-Comte en l'honneur de la Vierge. Réserve la collation de
ce bénéfice à elle et à ses successeurs
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225
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93 r°-v°
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1320 (3 mars)
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F G
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Parlement de Paris
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Déclare qu'il ne lui plaît point que
les habitants de Laon conservent leurs offices d'échevinage et de
commune
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226
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93 v°
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1320 (26 mars)
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G
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Sequitur executio dicta arreste
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Philippe V
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Mandement au bailli du Vermandois de faire
exécuter cet arrêt
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227
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93 v°-
94 r°
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1320 (26 mars)
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H
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Parlement de Paris
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Charge Jean de Vaumoise de mettre sous la main du roi
l'administration de la ville de Laon privée de ses offices
d'échevinage et de commune
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228
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94 bis r°
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1320 (mars)
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H
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Mandement d'exécution de cet arrêt
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83
Dès lors, on remarque que les actes
précédés des fameuses lettres se suivent dans un ordre
presque chronologique, mis à part la charte n°221, datée de
1316, placée avant la charte n°222, datée elle de 1297, mais
dont le placement est justifié par sa rubrique (secunda restitutio
seu repositio commune Laudunensis), qui répond à la charte
n°219 (Prima restitutio seu repositio commune Laudunensis).
Mais davantage que l'ordre chronologique, c'est l'agencement
alphabétique des lettres qui démontre la rationalisation
archivistique opérée par les cartularistes, bien que nous ne
sachions pas si ces lettres correspondent à leur placement initial dans
les archives épiscopales ou à un système a posteriori
de repérage lors de l'élaboration du cahier :
C - D - DE - FG - G - H
Ainsi, le caractère profondément intellectuel et
idéologique du processus de cartularisation devient évident et
nous amènera à réfléchir sur les raisons qui
amenèrent l'évêché de Laon à constituer un
tel outil normatif. Toutefois, afin de compléter notre analyse sur les
usages et les représentations de l'écrit au sein du Grand
cartulaire de l'évêché de Laon, il nous semblerait
intéressant de replacer le codex dans un corpus documentaire
plus large afin de déceler au mieux les logiques de rédaction des
cartularistes.
84
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