Bien que l'étude d'un cartulaire unique permette
d'aborder une multitude de problématiques et d'axes de réflexion,
il ne s'agit ici, au final, que d'une micro-analyse de la scripturalité
laonnoise durant le Moyen-Age central, un grossissement volontairement
orienté d'histoire locale. Néanmoins, ceci permet de mettre
à jour, confirmer ou réfuter certaines théories
formulées par ce courant historiographique.
Tout d'abord, l'un des éléments traité
en filigrane de notre étude fut la dimension profondément
pragmatique de l'écrit, tant dans sa conception matérielle que
dans sa finalité pratique. En effet, les paragraphes consacrés
aux systèmes de repérage graphique démontrent à
quel point le recours à l'écrit nécessite l'utilisation de
techniques intellectuelles propres à ce support. Il s'agissait alors,
pour les cartularistes, de projeter une conception mentale de l'information,
malléable, sur un support fixe et immuable. C'est pourquoi il fut
intéressant d'observer les indices éclairant le travail
préparatoire des cartularistes, notamment à travers l'exemple du
cahier n°13, véritable mine d'informations sur les pratiques
archivistiques médiévales, ainsi qu'à travers l'analyse de
la table des matières, dont le listage des rubriques nous éclaire
sur la rationalisation du travail intellectuel au Moyen-Age245. De
plus, en mettant le cartulaire en perspective de l'ensemble de la production
documentaire épiscopale, nous avons observés à quel point
le manuscrit est le résultat d'un processus scriptural qui le
dépasse. En effet, le cartulaire n'est jamais
autoréférentiel, bien qu'il tende à le devenir, son
contenu devant toujours être étudié en relation, directe ou
indirecte, avec le chartrier et les codices qui l'ont
précédé, ainsi qu'avec les traces d'utilisation
postérieures, le cartulaire apparaissant alors comme un objet dont la
finitude ne serait jamais réellement achevée et dont
l'autorité ne s'acquerrait qu'avec le temps.
En outre, nous avons démontré au fil de
l'analyse que les caractéristiques scripturales du cartulaire,
au-delà d'un examen en soi, servaient à un dessein politique et
idéologique, le cartulaire devant être perçu comme un
vecteur matériel d'informations, sélectionnées et
compilées de manière à ce qu'elles forment un tout
cohérent. Ainsi, nous avons observés le cartulaire sous le prisme
des différentes perspectives historiographiques, à savoir
l'étude du cartulaire en tant qu'outil de gestion et en tant qu'outil de
commémoration. Or, dans l'ultime chapitre de ce mémoire, nous
nous sommes efforcés de montrer que vouloir choisir entre l'une ou
l'autre hypothèse rendait l'analyse
245 Les ouvrages de Jack Goody restent la
référence en matière de rationalisation de l'écrit,
et de nombreux projets se basent sur ces travaux : c'est notamment le cas du
projet « Listes et culture de l'écrit au Moyen Âge (c. 750-c.
1550) » initié par le LAMOP, et dont le programme de recherche
s'applique parfaitement à l'étude des cartulaires, qui ne sont au
final que des listes d'actes retranscris.
154
quelque peu inopérante. En effet, utiliser
l'écrit en tant qu'instrument de gestion permet d'ancrer cette politique
gestionnaire dans l'histoire de l'institution, de même qu'avoir recours
à l'écrit dans le but de monumentaliser un passé
correspond à moyen de régir une histoire institutionnelle.
Dès lors, nous avons tentés de dépasser cette dichotomie
historiographique opposant gestion et mémoire, en concevant le
cartulaire comme un instrument fusionnant ces deux principes,
c'est-à-dire qu'il constituerait avant tout un moyen de légitimer
symboliquement - littéralement « par le biais de symboles »,
à savoir l'écrit - l'autorité épiscopale, tant
présente - les actes contemporains des phases de rédaction - que
passée - les actes antérieurs. Ainsi, il semble que le cartulaire
soit créateur d'une spatio-temporalité qui lui est propre,
ordonnancée selon certaines représentations contextuelles
influant sur les conditions mêmes de sa réalisation, le manuscrit
devenant alors un outil performatif, un prisme à travers lequel
l'institution épiscopale réagence l'ordre des choses.
Quoi qu'il en soit, il serait intéressant de
réaliser une étude plus large regroupant l'ensemble de la
production documentaire laonnoise afin de vérifier ou de nuancer ces
conclusions, à la manière d'un Pierre Chastang, dont la
thèse portait sur la production documentaire d'une région toute
entière, à savoir le Bas-Languedoc, entre le XIe et le
XIIIe siècle. Ainsi, si l'on suit cette logique
méthodologique, l'une des perspectives de recherche serait de mettre en
relation l'ensemble des cartulaires issus de la production documentaire
laonnoise, c'est-à-dire les cartulaires épiscopaux, abbatiaux,
canoniaux et communaux. Dès lors, il serait possible de confronter les
visées et les méthodes de réalisation des
différents documents afin d'en dégager les similitudes ainsi que
les dissemblances. Ceci permettrait alors d'obtenir un panorama significatif
des différents processus de cartularisation de la société
laonnoise et ainsi de mettre en perspective les résultats obtenus avec
les différentes études similaires réalisées
jusque-là.
Aussi, il semblerait tout à fait pertinent d'envisager
une prospection d'ordre socio-économique des mécanismes
régissant la société laonnoise, notre analyse ne
représentant au final qu'une partie - biaisée - de cet axe de
recherche. En effet, une telle analyse permettrait d'éclairer la
recherche historique sur les pratiques locales d'un territoire
caractérisé par sa proximité avec Paris et de plus en plus
sous influence du pouvoir royal. Il s'agirait alors d'axer un programme de
recherche autour des notions d'intégration et d'(in)dépendance
culturelles et territoriales au regard des pratiques socio-économiques.
Dès lors, ce potentiel axe de recherche permettrait une relative mise en
perspective de l'histoire institutionnelle de la France, au regard des
débats contemporains autour du concept de décentralisation
administrative et économique, la société laonnoise
apparaissant comme un objet d'étude tout à fait opportun.
155
Enfin, une dernière perspective de recherche, davantage
tournée vers l'archivistique, consisterait en un projet d'édition
du Grand cartulaire de l'évêché de Laon, à l'image
de l'édition du chartrier de Saint-Yved de Braine, dirigée par
Olivier Guyotjeannin. Par ce biais, il s'agirait de mettre en lumière un
exemple de la production documentaire laonnoise, dont les fonds ne nous semble
pas être assez mis en valeur, notamment au regard de certaines
régions documentaires où se concentre la recherche historique
récente - Cluny et le Mâconnais, le nord de la Loire, la Bretagne,
etc. A titre personnel, au-delà du fait de prêcher pour ma propre
paroisse, il s'agirait surtout de réévaluer l'histoire d'une
région souvent délaissée, ou du moins
sous-exploitée, par la recherche historique, ce mémoire ne
représentant au final qu'une pierre qu'il serait possible d'apporter
à un éventuel programme de recherche englobant un territoire et
une production documentaire beaucoup plus vaste.