IV. 4ème jour de montage, Vendredi 18 janvier
2013
9h00, il semblerait que Lina, Clémence et Anthony aient
veillé tard la nuit dernière, pour finir le dessin au fusain et
commencer à prendre les mesures destinées à recouvrir les
baies vitrées du VOG de grands lés de papier calque. En passant
en tramway devant les vitrines du VOG, j'ai entre-aperçu
l'avancée du montage. Les vitres de l'espace étaient recouvertes
de calques, ce qui excita ma curiosité. La tempête de neige de la
veille s'était dissipée.
A l'intérieur de l'espace principal, cette pellicule de
calque tamisait les rais de lumière en créant une
atmosphère englobante et intimiste. « Enrobée dans un
cocon agréable à l'oeil...61», cette
ambiance me faisait penser à un Ryad marocain. D'ailleurs, elle
me fit aussi penser aux différents drapés portés par les
Berbères dans leur voyage à travers le désert. A cette
heure-là, l'espace était encore assez silencieux.
Le dessin au fusain semblait avoir avancé, durant la
nuit dernière. En jetant un coup d'oeil vers les dessins orangés
de la série Tempête orange (disposés au sol sur
des bâches, avec des poids sur chacun des angles pour redresser le papier
déformé), j'eus l'impression qu'ils s'étaient un peu
détendus.
En effet, ces dessins avaient été
transportés, roulés dans des tubes, d'où une
déformation de l'aspect plan du dessin (Annexe 34 p. 26).
J'aperçus dehors, le passage d'une classe
d'école primaire devant le Centre. Leurs regards en disaient long sur
leur curiosité. Peut-être viendraient-ils bientôt au VOG,
pour faire l'expérience de visite de l'exposition.
Comme sur des radeaux en carton, Lina et Anthony continuaient
de sculpter le pli62 de leur vague (cf : Océan
Pacifique). La poétique du trait accompagnait le léger son
du fusain frottant la peau de l'espace. Emouvant spectacle du flux et
du reflux de la main du dessinateur, sculptant le passage de sa propre
existence.
De temps à autre, Lina et Anthony prenaient chacun
à leur tour un certain recul contemplatif sur l'agencement de
ce paysage mouvant. Au dessus de leurs têtes, dans la partie
supérieure de l'oeuvre, une masse lumineuse surplombait l'horizon.
61 Laetitia Giry., op.cit, p.7.
62 Gilles Deleuze, Le Pli, Leibniz et le Baroque, Les
Editions de Minuit, collection critique, 1988, p. 191.
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Comme la trace d'un voyage à travers l'écriture,
j'eus l'impression qu'ils m'invitaient à contempler la
réalité de ma propre existence.
Aussi me suis-je rendu compte au cours de ma
déambulation dans l'espace global de l'exposition, d'une forme de
principe de résonance entre chacune des oeuvres
commençant à dialoguer les unes avec les autres. «
(Cette réalité) éthique (serait) bien structurée en
réseau, c'est-à-dire qu'il y (aurait) une résonnance des
actes les uns par rapports aux autres, non pas à travers leurs normes
implicites ou explicites, mais directement dans le système qu'ils
forment et qui est le devenir être63. »
L'impression d'une fluidité, mais aussi la sensation
d'une perception aérienne s'accompagnaient d'un autre mouvement plus
proche du sol, me permettant de raccorder ces différents mouvements.
A nouveau, l'atmosphère semblait assez détendue,
je pris ce laps de temps pour continuer ma discussion avec Lina sur son travail
de création.
Elle commença par me décrire une oeuvre qu'elle
avait auparavant réalisée dans une librairie (oeuvre
intitulée Parasite et Carnivore, réalisée en
2006), où elle s'intéressait à l'idée du
grignotage et au rapport du grignotage à la
matérialité de l'objet livre. Puis, je me suis
demandé quel type de livres elle pouvait bien lire (Annexe 35 p. 27).
Elle me répondit qu'elle était « mordue de
BD » mais aussi de romans, et qu'elle s'ennuyait un peu dans les ouvrages
de philosophie, car cela conditionnerait sa pensée et limiterait la
production mentale de ses images.
Elle me cita tout de même un ouvrage de Didi-Huberman,
intitulé L'Homme qui marchait dans la couleur64. Ce
livre définit l'artiste comme une figure inventrice de lieux.
Cette posture façonnerait, donnerait chair à des espaces
improbables. Son héros James Turrell, inventerait des lieux en
passant tout d'abord par un travail sur la lumière, tel un sculpteur qui
donnerait consistance à ces choses immatérielles que sont la
couleur, l'espacement, la limite, le ciel, le rai, la nuit. Ses chambres
à voir, comme il les décrit, seraient construites comme des
lieux où voir a lieu, c'est-à-dire où voir
deviendrait l'expérience de la chôra
(périphérie rurale), faisant référence
à ce lieu « absolu » de la fable platonicienne.
63 Gilbert Simondon, L'individu et sa genèse
physico-biologique (1964), Grenoble, Milan, 1995, p. 245.
64 Georges Didi-Huberman, L'Homme qui marchait dans la
couleur (James Turell), série Fable du Lieu, 2001.
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Quelque chose qui évoquerait aussi ce que les
psychanalystes nomment des « rêves blancs ». Cette sculpture de
surplombs, de ciels et de volcans est ici présentée comme une
fable de cheminements. En sorte que regarder une oeuvre d'art
équivaudrait à marcher dans le désert.
Puis, elle me raconta son expérience de work in
progress: à l'intérieur d'une cabane dédiée
à la production de dessins 24 heures sur 24, en collaboration avec 6 ou
7 autres artistes, à partir du récit des histoires des
visiteurs.
Dans l'après-midi, nous commençâmes
à réfléchir sur l'accrochage de la série
Tempête orange. Cette série était composée
d'un tryptique représentant, de gauche à droite: une
tempête de sable vue d'une ville, une tempête de sable monochrome
plus petite, et enfin, un dernier dessin représentant cette
tempête sévissant dans une palmeraie. »...
constitué de plusieurs couches de crayons de couleurs, de plusieurs
strates appliquées avec patience et minutie, il (le triptyque) enveloppe
le regard de vagues d'un orangé chaud et tremblant (...) voitures et
palmiers sont rendus fantomatiques, deviennent des silhouettes
vulnérables, soumises au voile brûlant d'un crépuscule
apocalyptique65.» (Annexe 36 p. 27)
Lina souhaitait en effet réfléchir sur son
accrochage, de telle sorte qu'il puisse se fondre avec les
éléments architecturaux disposés au sein de l'espace
principal. Comme par exemple, faire attention à ne pas obstruer le champ
de vision par des piliers disposés à l'intérieur de
l'espace principal d'exposition.
Je commençais à prendre davantage d'assurance
vis-à-vis de l'ambigüité de ma posture
d'observateur-participant au sein du dispositif de production de l'oeuvre.
Alors que jusque-là, je m'étais trouvée
en position soit de créateur (plasticien), soit de monteur d'exposition,
soit de visiteur.
Après une nouvelle visite de l'exposition, je me rendu
compte d'un certain nombre de principes de résonance, de renvois
indiciels66 entre les différentes composantes de
l'espace:
65 Laetitia Giry., op. cit, p.7.
66 Eliseo Veron, Martine Levasseur, Ethnographie de
l'exposition : l'espace, le corps et le sens, BIP, 1989, p. 25.
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«Tout ce passe comme si ce qui pourraitfaire que
l'exposition peut-être un texte, c'est à dire une cohérence
de propositions, reliées entre-elles par un topic, ou un thème
commun» (Eco, 1992), se trouvait tellement peu lisible que c'est seulement
l'activité du récepteur qui permettrait de définir des
articulations, qui feraient émerger des règles combinatoires, et
que pourrait alors se construire un thème commun; bref, que le texte en
viendrait à être produit.» Le lino orange
disposé au sol renvoyait à la tonalité colorée du
tryptique, qui elle-même renvoyait à la couleur du catalogue
(Annexe 37 p. 28). Et de façon cette fois-ci assez insolite, cette
couleur renvoyait à celle du mobilier et à la charte graphique du
lieu d'exposition.
De même, telle une atmosphère sonore
récurrente dans l'ensemble de l'exposition, la vibration visuelle du
tracé créait une sorte d'unité langagière à
l'exposition. Les lés de papier calque renvoyaient aux dessins de la
série des 9 petits dessins, intitulée Castle Bravo.
L'éclairage criard des phares de voiture sur un dessin du tryptique
de Tempête orange me renvoyait aux néons de l'espace du
VOG...
Après cette observation, je me suis concentrée
sur la place hypothétique du parcours du Visiteur
modèle67 et de sa déambulation au sein de
l'espace. «En effet, dans l'exposition, la question cruciale est moins
celle d'une interaction entre l'instance de production et celle de la
réception, que la question de la capacité de l'agencement
lui-même à être un mécanisme capable de
prévoir les mouvements de l'autre et de lui proposer un Visiteur
Modèle.68»
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