II. 2ème jour d'observation: Mercredi 16 janvier
2013
Vers 9h00, à l'intérieur du
Centre d'art, 6 personnes étaient présentes: Marielle,
Clémence, Lina, Anthony, Zelda (jeune enseignante en formation au VOG)
et moi-même).
9h26, la fatigue commence à se faire sentir. Lina,
Clémence et Anthony semblaient avoir travaillé sur cette oeuvre
jusqu'à 23 heures la veille. En arrivant dans l'espace, je
m'aperçus qu'ils avaient réussi à avancer le travail sur
le mur central à plus de la moitié de sa hauteur. Un besoin de
café commençait à se faire sentir...
Leurs corps commençaient à être
contractés, du fait notamment des nombreux gestes
répétitifs et minutieux effectués la veille,
prolongés jusqu'à tard dans la nuit. Lina et Clémence
discutaient d'ailleurs de la manière dont elles avaient essayé de
se délasser et de se décrasser, sous la douche la veille chez
elles. L'ambiance semblait relativement détendue, mais on aurait dit que
ces acteurs n'avaient pas réellement réussi à
décrocher durant leur soirée, comme s'ils avaient
été obsédés par le mouvement de l'oeuvre.
Ce matin-là, l'espace du VOG s'apparentait davantage
à un lieu de vie collectif où chacun circulait (Annexe 23 p. 19).
L'espace principal d'exposition prenait des allures de cuisine. Puis
après le petit déjeuner, les acteurs reprirent leurs rôles
respectifs: telle une représentation où chacun des acteurs
retrouve ses marques dans l'organisation sociale du processus de
création.
Marielle resta en bas, pour s'occuper de différentes
tâches liées à la gestion du Centre durant la
matinée. Le sol du dernier espace de l'exposition s'était
recouvert d'une fine pellicule de poussière charbonneuse.
Les trois acteurs s'organisèrent autour du
réagencement et du nettoyage régulier du dispositif de
production technique de l'oeuvre, afin de favoriser le bon déroulement
des opérations. Cette étape de cadrage et de
recadrage de la zone de production semblait permettre une prise de
recul, une certaine visibilité de l'intégralité de
l'espace. Lina remplit à nouveau le cordeau, pendant que ses deux
assistants redélimitaient un territoire d'action en protégeant
soigneusement les « zones non braconnées », au sens de Michel
de Certeau.
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Individuellement et collectivement, ils prirent respectivement
certaines précautions d'usage, comme des sportifs de haut niveau. Ce fut
en effet le cas de Clémence, qui se protégea les mains comme une
boxeuse en entourant ses doigts de scotch papier, pour atténuer
les brûlures provoquées par les frottements du fil sur ses
blessures. (Annexe 24 p. 20)
Le dialogue s'engagea alors autour du devenir de l'oeuvre
et de l'avancée de l'agencement de l'exposition.
Lina exprima sa volonté de poursuivre
l'épuisement de la ligne à travers le désir d'une
saturation de l'espace. La générosité et l'entraide furent
les maîtres--mots du tissage relationnel autour de cette production. Lina
battait la cadence, Anthony validait le réglage et le guidage des
lignes, pendant que Clémence accompagnait ce mouvement à travers
la mise en tension du cordeau.
Le contraste entre les différentes modulations
colorées des lignes se fit dans un accord collégial, entre les
perceptions visuelles de ces trois producteurs. Le mouvement du claquage du
cordeau s'enchaînait au rythme de la voix de Lina qui guidait le tempo,
l'oreille et la main, telle un métronome.
L'intensité de la tension du fil s'expérimentait
sur chacune des lignes. Le réajustement des gestes des producteurs
s'accompagnait d'argumentations techniques: changeant au fur et à mesure
leur position corporelle comme s'ils devenaient eux--mêmes des outils
(Annexe 25 p. 20). En outre, ce réajustement physique s'accompagnait de
divers réajustements picturaux, liés aux couches de graphite
déposées sur le mur - elles--mêmes dépendantes de la
dose de graphite versée dans le réservoir du cordeau de
maçon.
L'intensification et la variabilité de la couleur se
situaient ainsi autant dans les outils que dans les corps des acteurs.
Les modulations de l'espace semblaient prendre la forme d'une
mélodie visuelle où chacun des acteurs rejouait sa propre
partition, à travers la mise en discussion perpétuelle de la
variabilité technique49 de l'oeuvre.
Telle une guitariste, Lina intensifiait les
modularités50 vibrantes de sa couleur au rythme du
pincement du fil de son cordeau.
49 Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias, Les
presses du réel, Dijon, 2010, p. 405.
50 Ibid., p. 103.
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Certaines plaisanteries fusaient parfois,
générant quelques lignes de fuite51
apaisantes face à la tension mécanique de leurs gestes. Chacun
des acteurs commençait à utiliser un champ lexical proche de la
notion d'épuisement du trait.
10h 23, la ligne s'abstrayait dans
l'espace, et ces diverses trames commençaient à vibrer les unes
avec les autres en laissant place à une unité sonore de l'espace.
La disposition de cet environnement dans l'agencement global des autres oeuvres
semblait définir la fin d'un voyage, la synthèse d'une
déambulation. En effet, j'ai presque eu l'impression de commencer le
processus par son achèvement, comme l'exprime Bob Dylan dans un de ses
poèmes, « Je construis et reconstruis sur ce qui est en
attente52 ».
A l'extérieur le soleil se couche, laissant se
découper sur Fontaine certaines ombres du VOG comme si l'exposition
commençait à envahir la ville, à déborder du
cadre de la production de l'oeuvre (Annexe 26 p. 21). Le rythme de la
production se fluidifiait, la cadence semblait avoir pris une certaine vitesse
de croisière.
Lina entama une discussion au sujet des photographies
témoignant de la déflagration de la bombe d'Hiroshima, en
expliquant sa fascination autour du questionnement lié aux traces, aux
empreintes du passage de la vie terrestre, au passage des corps, des individus,
des civilisations: comme une réflexion anthropologique sur l'existence
de l'Homme, elle me rappela la pensée nomade de Deleuze:
« La vitesse absolue, c'est la vitesse des nomades, même quand
ils se déplacent lentement. Les nomades sont toujours au milieu (...)
(Ils) n'ont pas d'histoire, ils ont seulement de la
géographie.53 »
Cette rythmique commençait à envahir chacune de
mes interventions photographiques, ainsi que le rythme d'écriture de mes
propres lignes. J'avais l'impression malgré moi, de m'immiscer dans la
chorégraphie millimétrée du pincement du fil du
cordeau.
D'ailleurs, le crissement de l'enregistrement
électronique de mes photographies sur mon téléphone
portable semblait suivre le rythme de la production de l'oeuvre.
51 Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues,
Flammarion, Champs essais, 1996, p. 8.
52 Ibid., p. 13.
53 Ibid., p. 39.
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L'avancée de la création ne se calculait plus en
fonction de la lumière extérieure ou bien de l'heure, mais en
fonction du nombre de barreaux d'échelle descendus, reflétant le
découpage d'un Temps en fonction de la propagation du tracé des
lignes dans l'espace. (Annexe 27 p. 22)
« Les devenirs c'est de la géographie, ce sont
des orientations des directions des entrées et des sorties54
». La sculpture de l'espace se dessinait peu à peu...
à travers la progression de ces lignes de fuite.
Vers 15h06, après la ritualisation de
leurs gestes sous la forme d'une transe, les corps des producteurs semblaient
enfin apaisés et sereins. La ligne-plan se déployait
pour laisser place à la vibration sonore. A cet instant, comme une sorte
de performance de l'espace, le devenir des lignes entrait en
disjonction. L'onde de choc de l'espace résonnait au rythme du
cordeau qui de temps à autre se dédoublait sur cette
toile-écran55.
A chaque claquement du fil, je ressentais une sorte
d'explosion liée à ma représentation mentale de la
détonation du nuage d'Hiroshima. Ce processus assez artisanal de dessin
au graphite me fit penser à l'acte d'écriture. C'est comme si
l'écriture se dévoilait, en même temps qu'elle se fondait
dans l'espace.
« Ecrire, c'est tracer des lignes de fuite qui ne
sont pas imaginaires et qu'on est bien forcé de suivre, parce que
l'écriture nous y engage, nous y embarque en réalité.
Ecrire, c'est devenir, ce n'est pas du tout devenir écrivain. C'est
devenir autre chose56. »
Le passage de cette vibration, ce chaos flottant de
façon silencieuse se mit en suspens, dans l'attente d'un devenir
incertain: plus de cris, plus de vie... seuls présents le passage et
l'écho de ce phénomène. Cette atmosphère de
suspension dans le temps fut l'objet d'ailleurs, d'un léger malaise de
la directrice du VOG, qui avait du mal à évaluer le timing
dans cette déconstruction progressive du temps de l'oeuvre. Un
léger écart semblait se jouer, entre le langage de la production
de l'oeuvre et celle du travail de management et de gestion
événementiels de la directrice. Ces deux conceptions du temps
commençaient à s'affronter de façon imperceptible.
54 Ibid., p. 8.
55 Jean--Pierre Balpe, Contextes de l'art
numérique, Hermès Science, Paris, 2000, p. 115.
56 Gilles Deleuze et Claire Parnet., op.cit. p. 54.
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Vers 17h00, nous entrâmes dans une
autre phase de la production de l'oeuvre, où j'avais l'impression de
faire corps avec les mouvements et l'épuisement des producteurs. Je me
suis rendu compte que j'avais de plus en plus de mal à écrire,
comme si je subissais de plein fouet la tension de l'oeuvre. Le temps semble
s'allonger, le son du fil qui se déroule et s'enroule semble faire corps
avec la production. Puis, l'expression de la temporalité s'exprima en
termes de lignes qu'il restait à tracer: il en restait 14. L'excitation
et l'attente de la vision globale de l'oeuvre devinrent à cet instant,
le centre de toutes les préoccupations.
17h31, la réalisation finale de
l'oeuvre allait bientôt voir le jour: plus que 6... 5... Lina rechargea
le cordeau, 4... Ils commencèrent à enlever les bâches pour
laisser apparaître les contours de l'oeuvre : 3... 2... Ainsi fut
tirée la dernière ligne constituant la partition de l'oeuvre.
Anthony signifia la fin de cette étape de production en annonçant
l'heure: 17h23 (Annexe 28 p. 22).
La nuit était en train de tomber, et en regardant
à travers la baie, je vis à nouveau l'espace de production s'y
refléter.
18h00, la visite du Chargé de la
Culture à Fontaine donna lieu à la première monstration de
cet environnement (de cette oeuvre), invité par la Directrice
à voir l'avancée du montage en avant-première. Il avait
l'air plutôt intéressé par la progression de l'oeuvre et
nous fit remarquer que cette ambiance de production assez charbonneuse lui
faisait penser aux mines de St-Etienne.
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