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Les types de médiations de l'œuvre révélés par la gestualisation du corps-signifiant du visiteur. Pour une ethnographie de l'expérience de visite

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par Audrey PEREZ
Université Pierre Mendès France, Grenoble II  - Master 2 recherche en médiation, art et culture 2012
  

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II. 2ème jour d'observation: Mercredi 16 janvier 2013

Vers 9h00, à l'intérieur du Centre d'art, 6 personnes étaient présentes: Marielle, Clémence, Lina, Anthony, Zelda (jeune enseignante en formation au VOG) et moi-même).

9h26, la fatigue commence à se faire sentir. Lina, Clémence et Anthony semblaient avoir travaillé sur cette oeuvre jusqu'à 23 heures la veille. En arrivant dans l'espace, je m'aperçus qu'ils avaient réussi à avancer le travail sur le mur central à plus de la moitié de sa hauteur. Un besoin de café commençait à se faire sentir...

Leurs corps commençaient à être contractés, du fait notamment des nombreux gestes répétitifs et minutieux effectués la veille, prolongés jusqu'à tard dans la nuit. Lina et Clémence discutaient d'ailleurs de la manière dont elles avaient essayé de se délasser et de se décrasser, sous la douche la veille chez elles. L'ambiance semblait relativement détendue, mais on aurait dit que ces acteurs n'avaient pas réellement réussi à décrocher durant leur soirée, comme s'ils avaient été obsédés par le mouvement de l'oeuvre.

Ce matin-là, l'espace du VOG s'apparentait davantage à un lieu de vie collectif où chacun circulait (Annexe 23 p. 19). L'espace principal d'exposition prenait des allures de cuisine. Puis après le petit déjeuner, les acteurs reprirent leurs rôles respectifs: telle une représentation où chacun des acteurs retrouve ses marques dans l'organisation sociale du processus de création.

Marielle resta en bas, pour s'occuper de différentes tâches liées à la gestion du Centre durant la matinée. Le sol du dernier espace de l'exposition s'était recouvert d'une fine pellicule de poussière charbonneuse.

Les trois acteurs s'organisèrent autour du réagencement et du nettoyage régulier du dispositif de production technique de l'oeuvre, afin de favoriser le bon déroulement des opérations. Cette étape de cadrage et de recadrage de la zone de production semblait permettre une prise de recul, une certaine visibilité de l'intégralité de l'espace. Lina remplit à nouveau le cordeau, pendant que ses deux assistants redélimitaient un territoire d'action en protégeant soigneusement les « zones non braconnées », au sens de Michel de Certeau.

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Individuellement et collectivement, ils prirent respectivement certaines précautions d'usage, comme des sportifs de haut niveau. Ce fut en effet le cas de Clémence, qui se protégea les mains comme une boxeuse en entourant ses doigts de scotch papier, pour atténuer les brûlures provoquées par les frottements du fil sur ses blessures. (Annexe 24 p. 20)

Le dialogue s'engagea alors autour du devenir de l'oeuvre et de l'avancée de l'agencement de l'exposition.

Lina exprima sa volonté de poursuivre l'épuisement de la ligne à travers le désir d'une saturation de l'espace. La générosité et l'entraide furent les maîtres--mots du tissage relationnel autour de cette production. Lina battait la cadence, Anthony validait le réglage et le guidage des lignes, pendant que Clémence accompagnait ce mouvement à travers la mise en tension du cordeau.

Le contraste entre les différentes modulations colorées des lignes se fit dans un accord collégial, entre les perceptions visuelles de ces trois producteurs. Le mouvement du claquage du cordeau s'enchaînait au rythme de la voix de Lina qui guidait le tempo, l'oreille et la main, telle un métronome.

L'intensité de la tension du fil s'expérimentait sur chacune des lignes. Le réajustement des gestes des producteurs s'accompagnait d'argumentations techniques: changeant au fur et à mesure leur position corporelle comme s'ils devenaient eux--mêmes des outils (Annexe 25 p. 20). En outre, ce réajustement physique s'accompagnait de divers réajustements picturaux, liés aux couches de graphite déposées sur le mur - elles--mêmes dépendantes de la dose de graphite versée dans le réservoir du cordeau de maçon.

L'intensification et la variabilité de la couleur se situaient ainsi autant dans les outils que dans les corps des acteurs.

Les modulations de l'espace semblaient prendre la forme d'une mélodie visuelle où chacun des acteurs rejouait sa propre partition, à travers la mise en discussion perpétuelle de la variabilité technique49 de l'oeuvre.

Telle une guitariste, Lina intensifiait les modularités50 vibrantes de sa couleur au rythme du pincement du fil de son cordeau.

49 Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias, Les presses du réel, Dijon, 2010, p. 405.

50 Ibid., p. 103.

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Certaines plaisanteries fusaient parfois, générant quelques lignes de fuite51 apaisantes face à la tension mécanique de leurs gestes. Chacun des acteurs commençait à utiliser un champ lexical proche de la notion d'épuisement du trait.

10h 23, la ligne s'abstrayait dans l'espace, et ces diverses trames commençaient à vibrer les unes avec les autres en laissant place à une unité sonore de l'espace. La disposition de cet environnement dans l'agencement global des autres oeuvres semblait définir la fin d'un voyage, la synthèse d'une déambulation. En effet, j'ai presque eu l'impression de commencer le processus par son achèvement, comme l'exprime Bob Dylan dans un de ses poèmes, « Je construis et reconstruis sur ce qui est en attente52 ».

A l'extérieur le soleil se couche, laissant se découper sur Fontaine certaines ombres du VOG comme si l'exposition commençait à envahir la ville, à déborder du cadre de la production de l'oeuvre (Annexe 26 p. 21). Le rythme de la production se fluidifiait, la cadence semblait avoir pris une certaine vitesse de croisière.

Lina entama une discussion au sujet des photographies témoignant de la déflagration de la bombe d'Hiroshima, en expliquant sa fascination autour du questionnement lié aux traces, aux empreintes du passage de la vie terrestre, au passage des corps, des individus, des civilisations: comme une réflexion anthropologique sur l'existence de l'Homme, elle me rappela la pensée nomade de Deleuze: « La vitesse absolue, c'est la vitesse des nomades, même quand ils se déplacent lentement. Les nomades sont toujours au milieu (...) (Ils) n'ont pas d'histoire, ils ont seulement de la géographie.53 »

Cette rythmique commençait à envahir chacune de mes interventions photographiques, ainsi que le rythme d'écriture de mes propres lignes. J'avais l'impression malgré moi, de m'immiscer dans la chorégraphie millimétrée du pincement du fil du cordeau.

D'ailleurs, le crissement de l'enregistrement électronique de mes photographies sur mon téléphone portable semblait suivre le rythme de la production de l'oeuvre.

51 Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Flammarion, Champs essais, 1996, p. 8.

52 Ibid., p. 13.

53 Ibid., p. 39.

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L'avancée de la création ne se calculait plus en fonction de la lumière extérieure ou bien de l'heure, mais en fonction du nombre de barreaux d'échelle descendus, reflétant le découpage d'un Temps en fonction de la propagation du tracé des lignes dans l'espace. (Annexe 27 p. 22)

« Les devenirs c'est de la géographie, ce sont des orientations des directions des entrées et des sorties54 ». La sculpture de l'espace se dessinait peu à peu... à travers la progression de ces lignes de fuite.

Vers 15h06, après la ritualisation de leurs gestes sous la forme d'une transe, les corps des producteurs semblaient enfin apaisés et sereins. La ligne-plan se déployait pour laisser place à la vibration sonore. A cet instant, comme une sorte de performance de l'espace, le devenir des lignes entrait en disjonction. L'onde de choc de l'espace résonnait au rythme du cordeau qui de temps à autre se dédoublait sur cette toile-écran55.

A chaque claquement du fil, je ressentais une sorte d'explosion liée à ma représentation mentale de la détonation du nuage d'Hiroshima. Ce processus assez artisanal de dessin au graphite me fit penser à l'acte d'écriture. C'est comme si l'écriture se dévoilait, en même temps qu'elle se fondait dans l'espace.

« Ecrire, c'est tracer des lignes de fuite qui ne sont pas imaginaires et qu'on est bien forcé de suivre, parce que l'écriture nous y engage, nous y embarque en réalité. Ecrire, c'est devenir, ce n'est pas du tout devenir écrivain. C'est devenir autre chose56. »

Le passage de cette vibration, ce chaos flottant de façon silencieuse se mit en suspens, dans l'attente d'un devenir incertain: plus de cris, plus de vie... seuls présents le passage et l'écho de ce phénomène. Cette atmosphère de suspension dans le temps fut l'objet d'ailleurs, d'un léger malaise de la directrice du VOG, qui avait du mal à évaluer le timing dans cette déconstruction progressive du temps de l'oeuvre. Un léger écart semblait se jouer, entre le langage de la production de l'oeuvre et celle du travail de management et de gestion événementiels de la directrice. Ces deux conceptions du temps commençaient à s'affronter de façon imperceptible.

54 Ibid., p. 8.

55 Jean--Pierre Balpe, Contextes de l'art numérique, Hermès Science, Paris, 2000, p. 115.

56 Gilles Deleuze et Claire Parnet., op.cit. p. 54.

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Vers 17h00, nous entrâmes dans une autre phase de la production de l'oeuvre, où j'avais l'impression de faire corps avec les mouvements et l'épuisement des producteurs. Je me suis rendu compte que j'avais de plus en plus de mal à écrire, comme si je subissais de plein fouet la tension de l'oeuvre. Le temps semble s'allonger, le son du fil qui se déroule et s'enroule semble faire corps avec la production. Puis, l'expression de la temporalité s'exprima en termes de lignes qu'il restait à tracer: il en restait 14. L'excitation et l'attente de la vision globale de l'oeuvre devinrent à cet instant, le centre de toutes les préoccupations.

17h31, la réalisation finale de l'oeuvre allait bientôt voir le jour: plus que 6... 5... Lina rechargea le cordeau, 4... Ils commencèrent à enlever les bâches pour laisser apparaître les contours de l'oeuvre : 3... 2... Ainsi fut tirée la dernière ligne constituant la partition de l'oeuvre. Anthony signifia la fin de cette étape de production en annonçant l'heure: 17h23 (Annexe 28 p. 22).

La nuit était en train de tomber, et en regardant à travers la baie, je vis à nouveau l'espace de production s'y refléter.

18h00, la visite du Chargé de la Culture à Fontaine donna lieu à la première monstration de cet environnement (de cette oeuvre), invité par la Directrice à voir l'avancée du montage en avant-première. Il avait l'air plutôt intéressé par la progression de l'oeuvre et nous fit remarquer que cette ambiance de production assez charbonneuse lui faisait penser aux mines de St-Etienne.

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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery