Chapitre 1
Analyse socio-poétique de l'espace Une
socio--sémiotique de l'acte de création
Dans cette partie de la recherche je me suis concentrée
sur l'analyse du processus de création, à travers l'observation
et la participation aux différentes étapes du montage de
l'exposition intitulée Nuages de poussière de Lina
Jabbour, du mardi 15 janvier au samedi 19 janvier 2013.
Sous la forme d'un carnet de bord qui retrace mon
expérience du montage, j'ai essayé de mettre en évidence
les divers enjeux inhérents à l'acte de création, en
m'intéressant plus précisément à la manière
dont dans l'organisation du travail de création, les acteurs
s'articulent autour de la technique, par l'analyse des étapes de
production de l'oeuvre et des différents types d'interrelations.
I. Mardi 15 janvier 2013, 9hOO, au VOG
Aujourd'hui, c'est mon premier jour d'observation du montage
de l'exposition. Celui-ci ayant déjà commencé un jour
auparavant, je me sens un peu stressée à l'idée de ne pas
avoir été présente dès le premier jour du montage
car je n'avais pas encore terminé mes partiels du premier semestre. Par
la vitre du tram, je jette un coup d'oeil à l'extérieur: c'est la
tempête de neige!
Lorsque j'arrive devant la baie vitrée du VOG,
j'aperçois un homme qui semble s'occuper de recouvrir les murs d'enduit
et de plâtre, comme s'il effaçait les traces des stigmates de
l'espace laissées par l'exposition précédente de Marc
Desgrandchamps (du 15 novembre au 22 décembre 2012). Il semble
être l'un des premiers acteurs présents sur le site, et je lui
fais signe de me laisser entrer. Une demi-heure plus tard, ce
fut ma première rencontre avec Lina, l'artiste, et avec son jeune
assistant Anthony, étudiant de 3ème année
à l'école d'art de Clermont-Ferrand.
17
Petit à petit, la Médiatrice du lieu,
Clémence, les rejoint pour revêtir à son tour une
combinaison et un masque, me faisant penser aux tenues des agents de
décontamination sanitaire comme celles utilisées dans les zones
irradiées par les accidents nucléaire comme à Fukushima.
(Annexe 9 -- p.12)
Avant de commencer à travailler dans le dernier espace
au fond du VOG, Marielle, la directrice du lieu d'exposition, réunit la
plupart des acteurs du montage (sauf le plâtrier), afin de faire un petit
débriefing sur la manière dont l'artiste souhaite
organiser son temps en fonction de l'appropriation des différents
espaces d'exposition.
La discussion s'orienta essentiellement autour du temps
dédié à chaque espace, en fonction de la progression du
montage, mais aussi en fonction de la gestion du temps par rapport aux
différentes techniques employées. Comme une sorte de
micro--management, le dialogue s'organise autour de la gestion de la production
et de l'accrochage des oeuvres selon la deadline du
vernissage, fixé au jeudi 24 janvier à 18h00.
(Annexe 10 - p. 12). Au cours de la discussion, Marielle demanda à Lina
de réfléchir dès le début de la semaine au prix
qu'elle comptait attribuer à ses oeuvres, afin qu'elle puisse les
assurer pendant le temps de l'exposition.
La discussion se concentrait davantage sur la «
post--prod », comme par exemple le nombre de catalogues (environ 300) mis
à la disposition des visiteurs. Mais aussi sur la qualité du
travail de la personne chargée de la communication. A cet instant, j'eus
l'étrange sensation que la réalisation du montage semblait
n'être finalement plus qu'une « formalité », en
observant l'orchestration méticuleuse du travail, de la réflexion
et de l'organisation préalablement pensées par les divers acteurs
au cours de leurs échanges.
Cependant, je savais par expérience que cette illusion
était simplement le reflet de la longue préparation
effectuée au cours de l'année. D'ailleurs, j'ai remarqué
que le traitement du catalogue de l'exposition pour le visiteur avait
été pensé par Lina comme une sorte de prolongement de
l'expérience de visite, un album « perceptif » pour que le
visiteur puisse poursuivre son expérience sensorielle au--delà de
l'espace d'exposition. (Annexe 11 - p. 13) : « Lina Jabbour est une
artiste d'origine libanaise basée à Marseille. Son support de
prédilection est le dessin, qu'elle qualifie d'espace--plan où
tout est possible.
18
Au VOG, son exposition Nuage de poussière alterne
avec des dessins muraux, des dessins sur papier et des dessins sur calque nous
plongeant dans une atmosphère orangée évoquant autant
ouragans, tempêtes de sable qu'essais nucléaires. Des formes
solitaires, palmiers, voiture égarée, océan
bouleversé apparaissent et semblent s'effacer, filtrées par la
couleur et menacées de disparition. Après avoir travaillé
sur le thème de l'errance et de l'exil, elle évoque
désormais un nouvel univers intérieur, où la douceur
apparente réussit à contenir une émotion parfois violente.
Elle nous immerge, une fois de plus, dans une ambiance très
particulière où se mêlent onirisme, beauté et
destruction.33 »
A la fin de la discussion, Lina commença à
m'expliquer l'essence même de son processus de travail en me montrant
certaines photographies et vidéos l'ayant inspirée sur Internet.
C'est le cas par exemple, de la vidéo Castle Bravo34
sur Youtube (Annexe 12 - p. 14) montrant les conséquences des essais et
des accidents nucléaires du 1er mars 1954 dans les atolls
habités de Rongelap, Rongerick et Utirih, contaminés par les
retombés de l'arme nucléaire. Sa série de 9 dessins,
Castle Bravo, est constituée de « Rayures horizontales sur
papier calque (qui) représentent des palmiers courbés
sous le fouet d'un vent provoqué par une explosion
atomique.35»
Et c'est le cas aussi des photographies lunaires
d'une tempête36 de sable survenue à Ryad en 2009,
tirées de l'actualité internationale37 et se
rapportant à son triptyque intitulé Tempête orange.
Cet article titrait: « Une impressionnante tempête de sable
a frappé la capitale de l'Arabie Saoudite, mardi 11 mars 2009. (L') un
de nos observateurs sur place est sorti pour photographier les rues
désertes, au coeur de la bourrasque38. » Ahmed,
photographe-témoin de la scène, commente son expérience
: « La tempête est arrivée en quelques minutes,
c'était assez étrange! Tout d'un coup, tout a changé, la
ville entière est devenue orange. Le sable est resté quelques
heures, puis a disparu.
33 Texte introductif au catalogue de présentation
rédigé par le Maire et l'Adjoint à la Culture de la Ville
de Fontaine.
34
www.youtube.com.
35 Laetitia Giry, Sous la tempête, Le Petit
Bulletin, rubrique Exposition, Centre d'art, n° 875, 2013, p. 7.
36
www.youtube.com.
37
www.observers.france24.com.
38 Ibid.
19
Il y a eu beaucoup d'accidents à cause du manque de
visibilité. On n'a pas l'habitude des tempêtes de sable. On a
souvent des vents très violents ici, mais on n'a jamais vu ça !
» (Annexe 13- p. 14)
En outre, je remarquai comme trace sociale de la
mémoire du passage de cette tempête, la prise de parole d'un des
internautes de ce site; le 30 mars 2009, il avait commenté ainsi les
photographies d'Ahmed : « Salâm aaleykoum, un très bon
rappel pour ceux qui croient. Merci. » Peut--être avait--il
interprété cet événement comme un message de Dieu,
une mise à l'épreuve de l'Homme, une réflexion sur notre
bref passage sur Terre à travers une prise de conscience de l'importance
de la préservation de la nature - ainsi qu'une réaffirmation de
la place infime de l'Homme au sein de l'Univers : « On reviendrait
ainsi à une certaine genèse du dessin en train de se
créer, retrouvant par là même le souffle d'espoir que la
peur et la destruction balaient d'un trait. Comme un combat entre la puissance
créatrice et la fragile réalité.39
»
En outre, Lina m'a confié que cette relation
médiatique et engagée avec ces photographies et ces vidéos
était inscrite dans un processus de création davantage lié
au traitement de l'image et aux différentes modulations du
phénomène (du processus de production de l'oeuvre), plutôt
que dans l'expression d'un parti pris militant. Elle m'a aussi expliqué
choisir tout d'abord des images en créant des captures d'écran
à partir de son ordinateur.
Au fur et à mesure de la production de l'oeuvre et
avant même la création de son dessin, elle m'a décrit les
traitements numériques successifs infligés à la
photographie à l'aide de Photoshop, lui permettant de jouer sur les
différents paramètres de l'image afin d'arriver à une
sorte d'épuisement. Enfin, comme des sortes de guides lignes,
ces photographies lui servent de modèle pour réaliser ses dessins
finaux.
Vers 10h30, en descendant boire un
café avec l'équipe dans le bureau du VOG, la discussion
était centrée sur la rencontre prochaine de Marielle avec le
directeur artistique du Musée d'art contemporain de Lyon, Thierry
Raspail, chargé de la Biennale d'art contemporain, pour lui proposer de
publier un article sur le VOG en 1ère page du catalogue
Résonance40
39 Laetitia Giry., op.cit, p. 7.
40
www.culture.lyon.fr.
20
(diffusé à environ 30.000 exemplaires): regroupant
l'actualité de plus de 90 centres d'art, galeries privées,
institutions culturelles et associations d'artistes durant la Biennale de Lyon.
Comme une sorte de parcours qui permet au public le plus large d'avoir
accès, dans l'agglomération lyonnaise et en Région
Rhône--Alpes, à plus de 130 événements.
Au fur et à mesure du déroulement de la
journée, le processus de l'oeuvre commençait de manière
discrète et silencieuse, à envahir l'espace. La ligne semblait
être l'un des vecteurs de la mise en action du processus de l'oeuvre. Tel
un voyage, une déambulation de la gestualisation du tracé au
coeur de ses dessins, le territoire de l'oeuvre se métamorphosait
progressivement au rythme de ces lignes de fuite.
La variable cataclysmique semblait faire corps avec le
mouvement presque organique de ses dessins, comme un motif inscrit dans la
forme, un crissement de la ligne, une vibration sonore envahissant l'espace
d'exposition. A travers l'espace, la voix du créateur semblait entrer en
disjonction: « Nous devons envisager la forme dans toute sa
plénitude et sous tous ses aspects, la forme comme construction de la
matière, qu'elle se manifeste par l'équilibre des masses, par les
variations du clair à l'obscur, par le ton, par la touche, par la tache,
qu'elle soit architecturée, sculptée, peinte ou
gravée.41 »
Lina continua à me parler de son travail, en me
montrant certaines de ses oeuvres sur son site Internet. L'obsession de
l'espace plan--lignes semble contaminer l'ensemble de ses oeuvres:
« Tandis que le tremblement de terre existe indépendamment du
sismographe et les variations barométriques en dehors des traits du
curseur, l'oeuvre d'art n'existe qu'en tant que forme. En d'autres termes,
l'oeuvre n'est pas la trace ou la courbe de l'art en tant qu'activité,
elle est l'art même; elle ne désigne pas, elle
l'engendre.42» C'est, en effet, ce que j'ai pu
ressentir en me projetant dans sa pièce intitulée
Dodéka, réalisée en 2011. (Annexe 14 p. 15).
Dans une réinvention perpétuelle de la ligne, la
vibration de la couleur entrait en résonance, en dialogue et en
disparition jusque dans les moindres recoins de l'espace.
41 Henri Focillon, Vie des formes, suivi de :
L'éloge de la main, 1934, Quadrige/PUF, édition 2010, p.
3.
42 Ibid.
21
La fascination de Lina pour le mouvement semblait
sublimer le murmure de l'explosion de la couleur au sein de ses divers espaces
fantomatiques. La série Castle Bravo, composée de 9
dessins réalisés à la mine graphite sur du papier calque
nous plonge au coeur de ce processus, où le mouvement de la ligne semble
s'effacer progressivement au fur et à mesure de notre passage dans
l'espace.
L'ondulation et la sensualité des matières et
des formes s'entrechoquaient dans un va--et-- vient entre l'espace plan et la
ligne. Mon regard semblait se situer dans une zone indéterminée
de flottement entre plusieurs espaces frontières, où la
perception infra--mince de l'espace sonore vacillait entre présence et
absence de la ligne.
Le montage commença dans l'espace n° 3
(Annexe 15 - p. 15) le plus éloigné de l'entrée du
Centre d'art, comme s'il se construisait dans le mouvement inverse du sens de
circulation du visiteur dans l'espace. Le sol était recouvert de
bâches, l'espace était clos; nous y accédions en traversant
deux sas hermétiquement fermés, me faisant penser aux
différents sas de décontaminations lors d'une
épidémie, d'un accident nucléaire, ou bien lors de
fouilles archéologiques permettant de délimiter, protéger
et sécuriser l'espace de production de l'oeuvre.
Tels des mineurs ou des scientifiques, Lina, Anthony et
Clémence enfilèrent leurs combinaisons et leurs masques.
L'orchestration du processus de production de cette installation
commençait à prendre forme. Chacun de ces acteurs prenait
progressivement possession de son rôle. Guidée par Lina, la
production de l'oeuvre émergeait sous la forme de différentes
lignes se mettant à vibrer à intervalles réguliers dans
l'espace. Tel un instrument, le cordeau dessinait de façon assez
expérimentale la partition de Lina dans l'espace. Comme une sorte
d'improvisation partagée, l'espace se démultipliait au fur et
à mesure de la modulation des gestes de ces trois producteurs.
Partant du ciel (haut de l'espace) pour rejoindre la terre,
Lina orchestrait la tension du processus de création au gré du
pincement du cordeau (Annexe 16- p. 16).
Progressivement, l'espace se recouvrait d'une fumée
noire se dégageant des entrailles de leur instrument (Annexe 17-- p. 16)
La répétition de leurs gestes dessinait de manière assez
diffuse le motif et l'ombre de cette ligne devenue presque audible.
22
La voix de Lina guidait le tempo, instaurant progressivement
un véritable dessein par une gestualisation de plus en plus fluide et
aboutie entre chacun des acteurs. Par la fenêtre, la tempête de
neige continuait son ouvrage...
La persistance de cette vibration environnante semblait avoir
contaminé ma perception. Plus les lignes se construisaient, plus j'avais
l'impression de me situer à l'intérieur du crissement de la
neige sur l'écran d'une télévision. De temps à
autre, pour prendre un certain recul sur leur progression mais aussi pour
décontracter leurs corps, les trois producteurs descendaient de leurs
échelles pour avoir une vue d'ensemble de leur partition. Vers
11 heures, Marielle vint à leur rencontre pour évaluer
l'avancement de la production, pour se faire une idée de sa progression
dans le temps.
En outre, je me suis vite rendu compte que je n'étais
pas vêtue d'une tenue appropriée pour observer ce
phénomène: je me recouvrais peu à peu d'une
légère pellicule de graphite, m'immergeant progressivement et
silencieusement au coeur de l'élaboration de ce processus. Un nuage de
poussière presque imperceptible flottait au dessus de nos têtes,
envahissant nos voies respiratoires malgré nos masques de protection,
comme si nous nous retrouvions sous terre. (Annexe 18 - p. 17)
Deleuze exprime cette sensation au sujet de l'acte de
création cinématographique des frères Straub: «
(...) La parole s'élève dans l'air, la terre s'enfonce de plus en
plus (...) La disjonction (se créer à l'intérieur de la
perception) de ce que l'on voit la terre déserte, lourde de ce qu'il y a
dessous. La terre se gondole de ce que la voix nous dit. L'espace vide prend
son sens au moment où on le traverse. 43» Ma
perception visuelle de l'espace clignotait entre la deuxième et
la troisième dimension, entre l'illusion du papier et
l'appropriation physique de cet environnement englobant en devenir. Durant le
montage, un bruit sourd se dégageait des enceintes restées
allumées accidentellement dans l'espace, comme une sorte de
présence fantomatique.
Au bout d'un certain temps, j'ai eu la sensation de
développer une forme d'hypersensibilité aux divers mouvements de
ces corps en action.
43 Qu'est--ce que l'acte de création artistique ?
Gilles Deleuze -
www.youtube.fr
23
Durant cette observation, je me suis rendu compte de la
manière dont les multiples pressions liées au contrôle et
au relâchement du fil du cordeau influençaient l'intensité
des diverses modulations, des différentes variations de couleurs. Comme
une sorte de danse à l'unisson, la vibration se nourrissait des
imperfections de l'espace et de l'épuisement de la gestuelle de ses
performers.
En outre, l'orchestration du processus s'accompagnait
régulièrement du remplissage du cordeau en graphite, me faisant
penser au remplissage d'une arme en poudre à canon, propice à la
prolifération de cet acte de résistance44
: « Tiens c'est chargé! » a dit plusieurs fois
Lina à ses assistants (Annexe 19 p. 17).
Le dialogue et la concertation semblaient avoir
remplacé la raideur mécanique de leurs gestes
répétitifs : « Deux traits où l'on recharge le
cordeau et après on l'épuise ! » En regardant par la
fenêtre, j'aperçois la neige qui continue à tomber, les
balcons en brique orange résonnent avec le processus de création,
des lignes orangées se mêlent au mouvement incessant des flocons.
L'odeur du graphite se répandait de plus en plus au sein de cet espace
confiné.
Le motif de la ligne semblait s'être transformé
en un algorithme sonore, les prémisses d'un bégaiement de la
langue: « (...) l'orage comme l'orage de ton cou cou de tes
paupières les paupières de ton sang ton sang caressant palpitant
frissonnantfrissonnant et pur pur comme l'orange orange de tes genoux de tes
narines de ton haleine de ton ventre je dis ventre mais je pense à la
nage à la nage du nuage nuage du secret le secret merveilleux
merveilleux (...) 45»
Vers 11h30, l'espace vacillait entre la
tension perceptive de la 2ème et de la 3ème
dimensions, sous la forme d'une feuille de papier. Lina opérait de
façon artisanale quelques retouches au fusain, en gommant certaines
imperfections liées à la propagation du graphite lors du
pincement du cordeau: « On évolue! Comme on dit en Bénin
», s'exclama Lina. L'avènement de cette vibration, de cette
ligne de fuite était de plus en plus palpable (Annexe 20 p. 18).
44 Gilles Deleuze, « Qu'est ce que l'acte de
création ? »
45 Luca Ghérasim, Le rêve en action, in
Héros--Limite, Editions Le Soleil Noir, 1953.
24
Ils reprirent le travail vers 14h00.
Les trames (les lignes de l'oeuvre) ressemblaient de plus en
plus aux traces laissées par la salissure des presses rotatives sur le
papier d'impression des journaux.
A cette heure-ci, le rituel se déroulait dans une
ambiance assez silencieuse, les gestes étaient devenus plus lents et
plus précis.
Après le pincement du fil du cordeau par Lina, je
pouvais sentir un certain relâchement de la concentration, comme une
sorte de décompression liée à la récurrence et
à la précision méticuleuse des gestes à accomplir.
Au fur et à mesure de l'épuisement du fil du cordeau,
l'irrégularité et le dédoublement des lignes
accompagnaient la vibration de l'espace, à mi-chemin entre
matérialisation et dématérialisation de l'espace de la
représentation.
Tels des artisans de la production du sens, nous pouvions
percevoir un certain émerveillement à chaque pincement du fil,
qui laissait s'échapper le spectacle lent d'un léger filet de
nuage de poussière se diffusant dans l'air. La progression de la ligne
dessinait en quelque sorte l'immanence du trait laissé par le passage du
fil du cordeau.
Petit à petit, je pouvais presque sentir la pulsation
de l'espace de production au gré des aléas et passages des
producteurs. Le dehors semblait s'imprégner du dedans.
Au cours de cette gestualisation cadencée, le devenir de l'oeuvre
s'installait.
Le langage de l'oeuvre continuait à propager son
bégaiement; les producteurs commençaient à ne plus pouvoir
communiquer de façon lisible, l'épuisement commençait
à les envahir et l'intensité de la vibration de l'oeuvre laissait
place au relâchement flottant des corps.
Lina exprimait ce rituel à travers l'expression de la
mécanique du geste. Sur chacun des trois murs dédiés
à l'espace de la production, l'artiste posait graduellement certains
jalons permettant de définir les contours du territoire de l'oeuvre.
Le dialogue avec l'espace paraissait de plus en plus fluide.
Comme une ombre, une présence fantomatique, le tracé
dévoilait le passage de cette vibration. 15h35, Lina me demanda l'heure,
le temps semblait être suspendu.
25
Au fur et à mesure du remplissage de l'espace, elle se
demandait s'il ne serait pas intéressant de laisser les espacements
(verticaux) vides, entre les 3 plans (verticaux) de l'espace de l'oeuvre et les
arêtes des deux coins de cet espace (Annexe 21 p. 18). En insistant sur
la capacité visuelle du spectateur à reconstituer lui-même
le raccordement des lignes (horizontales) de façon mentale.
Ayant commencé par le mur de gauche, ils s'attaquaient
à présent au mur central de l'espace. Les trois producteurs
s'affairaient à l'ouvrage de manière plus affirmée, et
reproduisaient l'algorithme initial de leur premier passage sur le mur de
gauche. La répétition de l'énonciation produisait une
forme de résonance46 (Gilbert Simondon, 1958) entre chacun de
ces trois écrans (murs): « Rien n'est plus douloureux et
angoissant qu'une pensée qui s'échappe à elle-même,
des idées qui fuient, qui disparaissent à peine
ébauchées, déjà rongées par l'oubli ou
précipitées dans d'autres que nous ne maîtrisons pas
davantage. Ce sont des variabilités infinies dont la disparition et
l'apparition coïncident. Ce sont des vitesses infinies qui se confondent
avec l'immobilité du néant incolore et silencieux qu'elles
parcourent, sans nature ni pensée. C'est l'instant dont nous ne savons
s'il est trop long ou trop court pour le temps.47»
L'air devenait de plus en plus pesant, comme si la moiteur de
la terre envahissait l'atmosphère du processus de création. La
poudre de graphite commençait à nous irriter le blanc des yeux.
Le fil du cordeau commençait à « scier » les doigts de
Clémence. A cette étape de la production, le dialogue semblait
être un catalyseur efficace dans l'exécution de ces
différents gestes techniques. Le fil du cordeau liait de façon
assez fluide les gestes à l'unisson de ces trois producteurs, autour
d'une tension silencieuse devenue palpable (Annexe 22 p.19). Le fusain
envahissait petit à petit les corps en mouvement des producteurs. La
partition de l'oeuvre continuait à se dévoiler au fur et à
mesure de la construction de cet algorithme: le processus « machinait!
» (cf : Gilles Deleuze) Le fil du cordeau me rappela le fil d'Ariane, et
chacune de ces lignes racontait sa propre histoire qui permettait au producteur
de tendre vers l'oeuvre. Et le rythme du déroulement et de l'enroulement
du fil me fit penser à la toile de Pénélope, tissée
le jour et défaite la nuit48...
46 Yves Citton, « Politiques de l'individuation. Penser avec
Simondon », Multitudes 18, automne 2004.
47 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la
philosophie ? Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 189.
48 Homère, L'Odyssée, 8ème
siècle environ avant J.-C.
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