II. Ethnographie des parcours
En retranscrivant ces entretiens et le tracé des
différents parcours de visite, je me suis rendu compte d'une similitude
entre, d'une part les stratégies d'appropriation gestuelles,
décrites par Eliseo Veron et Martine Levasseur dans leur ethnographie
des parcours93 (issue d'une exposition sur le thème
Vacances en France94 à la Bibliothèque
Publique d'Information du Centre national d'art et de culture
Georges-Pompidou);
et d'autres part, les stratégies gestualisées
par les 8 visiteurs au cours de leur propre expériences
de visite dans le cadre de l'exposition Nuages de poussière95
de Lina Jabbour au Centre d'art contemporain VOG.
91 Albert Piette, Ethnographie de l'action, L'observation des
détails, Editions Métaillé, Paris, 1996, p. 88.
92 Michel de Certeau, La culture au pluriel,
Christian Bourgois Editeur, Collection Point essais, Paris, 1993, p. 193.
93 Eliseo Veron, Martine Levasseur, Ethnographie de
l'exposition: l'espace, le corps et le sens, BIP, 1989, p. 71.
94 Vacances en France: 1860--1982,
Bibliothèque Publique d'information (BIP), Centre Georges Pompidou,
1984.
95 Lina Jabbour, Nuages de poussière, du 24 janvier au 23
février 2013, VOG, Centre d'art contemporain.
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Il semblerait que la modélisation du Bestiaire
illustré (typologie) produit par ces chercheurs soit un outil
méthodologique d'une grande richesse, permettant de dégager
certaines relations tendancielles96 liées à
la gestualisation du corps-signifiant97 du visiteur dans
l'espace. Durant la retranscription des entretiens, j'ai donc pu observer
l'existence d'une proximité entre les différents types
d'appropriation gestuelle déployés par les visiteurs dans
l'exposition de Lina Jabbour et ceux décrits par Eliseo Veron et Martine
Levasseur dans leur étude, catégorisés en :
Fourmi, Papillon, Sauterelle et Poisson.
Concernant l'échantillonnage de 8 visiteurs, j'ai pu
analyser une proximité gestuelle avec la présence:
-- d'1 Fourmi : visiteur n°1 - Fatma.
-- de 2 Papillons :
visiteur n° 2 - Laurence et visiteur n° 6 - Kévin.
-- de 2 Sauterelles :
visiteur n° 3 - Isabelle et visiteur n° 7 - Gabrielle.
-- de 3 Poissons :
visiteur n° 3 - Gilles, visiteur n° 5--Hédia et visiteur
n° 8 -Marjorie.
Pour autant, je n'ai pas envisagé cette sociologie du
geste comme la production scientifique d'une typologie fermée, mais bien
comme une façon d'analyser la relation du corps signifiant du
visiteur avec l'espace. Une sociologie de la relation du geste à
l'espace et du récit à la déambulation: « C'est
la géographie des représentations, parfois qualifiée de
géographie cognitive ou phénoménologique, portant son
attention sur les attitudes et les comportements des groupes humains dans
l'espace, une géographie des espaces vécus (Frémont, 1976)
qui fait le plus référence à ce que Moles qualifie de
psycho-géographie (...) Un double mouvement, qui porte la psychologie
vers la géographie et la géographie vers la psychologie, pour
saisir comment l'espace devient lieu de vie des hommes (Bailly).98
»
Je me propose d'utiliser comme outil d'analyse certains
fragments de mon compte rendu d'entretien: observations et ethnographies des
parcours in vivo durant la visite, et visionnements a posteriori des
vidéos et du récit, dans le but de mettre en évidence
certaines caractéristiques liées à la gestalt de
visite:
96 Jean--Claude Passeron et Emmanuel Pelder, « Le temps
donné au regard. Enquête sur la réception de la peinture
», Protée, vol n°2, 1999, p. 95.
97 Eliseo Veron, Martine Levasseur. op. cit, p. 51.
98 Abraham Moles et Elisabeth Rohmer, Psychosociologie de
l'espace, L'Harmattan, Villes et Entreprises, 1998, Paris, p. 22.
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« Il s'agit d'un ensemble de processus qui ne se
maintiennent qu'à travers leurs interactions. L'organisme est avant tout
une structure dynamique, qui remplace ses propres matériaux et se
reconstruit en permanence.99»
A) VISITE PROXIMALE - La fourmi ou le corps du
spectateur
Cas de la stratégie de type Fourmi
déployée par le visiteur n° 1 - Fatma.
Il semble, d'après Eliseo Veron que cette
stratégie de visite soit intimement liée à une
appropriation de type linéaire et chronologique (Annexe 80 p. 52).
En effet à l'issue de sa visite, Fatma m'a dit que la
principale trace laissée par cette expérience se traduisait par
l'omniprésence du rythme et par la métaphore des
différentes étapes de la vie. J'envisage cette trace comme
l'expression implicite d'une structuration chronologique de l'évolution
de ce visiteur, face à sa propre condition humaine au coeur de la
thématique existentialiste des oeuvres présentées dans
cette exposition; mais aussi comme le principe constitutif d'appropriation de
Fatma durant le processus de production du sens au cours de sa visite.
J'ai pu aussi noter une démarche de visite « assez
méticuleuse », et avec de longs temps d'arrêt devant les
oeuvres et entre chacun des espaces d'exposition. C'est le cas par exemple, de
sa déambulation linéaire et chronologique auprès de la
série Tempête orange.
Visiteur n° 1 - Fatma
:
« Elle s'est directement avancée vers la
série Tempête orange. Et a jeté un premier coup d'oeil sur
le premier dessin de droite (Les palmiers), (...) A nouveau elle a fait un pas
de côté rapide pour avancer vers le second dessin (Le monochrome).
Elle a continué son cheminement en s'avançant vers le
troisième (La voiture). »
On comprend, à travers le récit de sa
déambulation, qu'elle a effectué son parcours en visionnant la
succession chronologique des dessins, un à un. En outre, la Fourmi
serait une figure qui se situe à une distance très réduite
de l'oeuvre (par comparaison avec les autres types).
99 Victor Rosenthal et Yves Marie Viselli, « Sens et temps
de la gestalt, Une théorie générale des formes »,
Intellectica, n° 128, p.168.
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C'est pourquoi Eliseo Veron et Martine Levasseur auraient
décidé de considérer cette gestuelle de visite comme une
stratégie d'appropriation de type
proximale100. C'est ce que j'ai
analysé à travers la restitution de la déambulation de ce
visiteur.
Visiteur n° 1 - Fatma :
« ... puis elle s'est avancée d'un pas pour se
retrouver nez à nez avec ce dessin » « nez à nez avec
le motif de la trame »
Dans un souci d'exigence méthodique: « cette
attitude pédagogique qui est, en soi, réceptive, peut prendre
parfois la forme d'une inquiétude de ne pas profiter d'une exposition
autant qu'on devrait le faire. 101 »
C'est ce que j'ai constaté dans le fragment de
récit ci--dessous:
Visiteur n° 1 - Fatma :
« C'est aussi le fait que l'on doive toujours courir,
que c'est une course contre la montre ! Je sais qu'il y a trop de choses
à faire dans cette vie, qu'on n'arrivera jamais à tout faire,
c'est ça ce qu'elle (l'oeuvre) m'évoque le plus.
»
« Y a tellement de rythme... plus que de
stabilité, je trouve! »
De plus, la Fourmi effectuerait les visites les plus
longues avec un maximum d'arrêts : Fatma a effectué sa visite en
30 minutes (Annexe 81 et 82 p. 53 et 54) comportant 19
noeuds décisionnels: « Elle évite, dans la
mesure du possible, de traverser des espaces vides, mêmes réduits:
elle progresse autant que possible, le long d'un même mur102.
»
Visiteur n° 1 - Fatma :
Elle s'est arrêtée au niveau du
2ème dessin dans le sens de la marche, puis elle a fait un
autre pas pour regarder le 3ème en balayant ensuite du regard les trois
premiers dessins déjà regardés. Elle a fait un autre pas
pour regarder le 4ème et a marché jusqu'au
9ème et dernier dessin de la série, en les regardant
défiler au fur et à mesure de sa progression.
Dans ce passage, j'ai pu analyser la proximité
régulière de ce visiteur avec le mur droit sur lequel
était disposée la série Castle Bravo.
100 Eliseo Veron, Martine Levasseur, op.cit., p. 63.
101 Ibid., p. 71.
102 Ibid., p. 63.
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En effet, son expérience de visite serait
marquée par un étalement clair des éléments
permettant de suivre la logique proposée: « de se
repérer à tout moment, de suffisamment dégager pour bien
voir sans se fatiguer, tout en s'assurant qu'on n'a rien
raté103.» Sa stratégie de visite serait
basée dès lors sur une attitude cohérente avec l'attitude
réceptrice de la Fourmi, définie par la prédominance d'une
logique forte:
Visiteur n° 1 - Fatma :
Elle s'est demandé entre autres, pourquoi l'artiste
avait choisi de ne pas relier les trois plans de lignes entre les trois murs de
l'espace. Plus précisément, pourquoi l'artiste avait
laissé des espacements blancs entre les trois pans. Elle l'a
perçu (tout d'abord) comme une sorte de rupture, et m'a
dit qu'ils n'avaient pas réellement lieu d'être ainsi.
En outre, nous comprenons que l'articulation de la forme de
l'oeuvre et du contenu se situe dans un processus de rationalisation de la
signification. Dans ce cas précis, Fatma se questionne sur la
cohérence des espacements blancs présents dans les angles de
l'environnement Trame.
« Peut--être que c'étaient
(finalement) trois vies différentes, de trois personnes
différentes... mais qu'elles se ressemblent beaucoup I (...) En fait,
même si on fait des choix différents, qu'on a vécu des
expériences différentes, en fin de compte on se ressemble tous I
Parce que... regarde au niveau des traits, ce ne sont pas les mêmes mais
ils se ressemblent et ça finit toujours par un grand trait noir, et
là (en me montrant du doigt) avec un grand trait blanc I Comme si
c'était le début de la vie (en pointant le haut de l'oeuvre) et
la fin de la vie (vers le bas de l'oeuvre).
»
D'après Eliseo Veron et Martine Levasseur, l'imaginaire
de ce type de visiteur serait marqué par la figure classique et quelque
peu sacrée du « musée ».
La Fourmi serait animée par l'archétype de la
visite muséale : «...l'attitude pédagogique et
réceptive à l'égard du fantasme de l'oeuvre plutôt
qu'à l'égard du savoir en général, autrement dit,
il s'agit d'une attente de didactisme à propos de l'art104
»
La négociation de la Fourmi peut--être
alors qualifiée de culturelle : dans le sens où elle est
déterminée par un lien particulier, sinon au thème de
l'exposition, du moins à la représentation du Centre d'art comme
institution de Culture. Mais sa stratégie serait relativement passive et
quelque peu scolaire: elle exprimerait une forme de docilité.
103 Ibid., p. 74.
104 Ibid., p. 75.
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