Chapitre 3
Analyse de la gestualisation du visiteur Vers une
ethnographie de l'activité de visite
I. Mise en place d'un dispositif ethnographique
Au préalable, je souhaite revenir sur les
modalités de production de mes entretiens. En effet, il est important de
rappeler la façon dont j'ai traité l'ensemble de mes
données recueillies durant l'observation de chacune de ces
expériences de visites : « Le bon détail est celui qui
manifeste l'existence de la structure sociale83. »
Au cours de cette étude ethnographique, j'ai
essayé au moyen du dispositif vidéographique de mon
téléphone portable, de focaliser mon regard sur la production
gestuelle, la gestualisation du visiteur : « (le)
Geste est le nom de cette croisée où se rencontrent la vie et
l'art, l'acte et la puissance, le général et le particulier, le
texte et l'exécution. Fragment de vie soustrait au contexte de la
neutralité esthétique : pure praxis.84 »
(Agemben, 1990)
D'une part, cette captation m'a permis de suivre le visiteur
durant sa déambulation dans l'exposition de façon ergonomique, du
fait de la dimension de cet outil de captation, qui peut être tenu en
main durant une longue période. D'autre part, la représentation
du téléphone portable en tant qu'appareil
vidéographique m'a semblée plus courante que celle de la
caméra qui fait davantage référence, à mon avis, au
reportage, à l'interview ou bien à la représentation d'un
objet appartenant du champ cinématographique. Cet objet semblait donc
plus approprié dans la mise en relation du visiteur avec ce type de
dispositif interactionnel.
D'un point de vue méthodologique, cet outil a
également participé à la retranscription ethnographique de
la production gestuelle détaillée des visiteurs.
83 Albert Piette, Ethnographie de l'action, l'observation des
détails, Editions Métailié, Paris, 1996, p. 54.
84 Yves Citton, Gestes d'humanités : anthropologie
sauvage de nos expériences esthétiques, Armand Colin, Le
temps des idées, Paris, 2012.
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C'est le cas, par exemple, de l'étude
méticuleuse du ralenti de leurs gestes : « L'ethnologue
décrit un ensemble d'actions au sein d'une même
cérémonie dont il cherche à (...) cerner la charte mentale
(selon l'expression même de Malinowski)85. »
Cette observation filmique de la gestualisation du corps
signifiant86 (Eliseo Veron, 1996) du visiteur s'est
avérée efficace comme outil ethnographique dans la
retranscription du mouvement de l' Ici et Maintenant de
l'expérience, inhérente à la relation du visiteur à
l'espace, au temps et à la construction du sens à travers le
récit. « Ce qui importe d'observer, au--delà des lois et
des normes organisationnelles de la vie sociale, c'est la manière dont
l'action est réellement effectuée. Plusieurs pages de Malinowski
sont ainsi imprégnées par une valorisation des détails du
comportement réel à tel point que l'observation directe devient
l'incontournable médiation pour un tel repérage.87
»
Françoise Parfait dans son ouvrage Vidéo un
art contemporain propose plusieurs analyses du médium
vidéographique en relation avec le fonctionnement de la mémoire.
L'une de ses premières propositions porte sur la question du
présent du médium. Selon elle, la
spécificité de l'image vidéographique serait
différente de celle de la photographie ou du cinéma: «
elle s'inscrit toujours dans un présent de l'enregistrement ou de la
diffusion de son image (...) Ainsi, de la même façon que la
conscience du présent se fait dans le cerveau par le rappel constant de
souvenirs, à court ou long terme, la vidéo déstocke ses
réverses ou ses couches potentielles d'images auxquelles la
matière pixellisée donne forme
momentanément.88»
La vidéo permettrait donc d'après cette artiste
et commissaire d'exposition de retranscrire cette rapidité du mouvement
de l'appréhension du monde qui fait passer l'image qui est vue, au
statut de souvenir, dès qu'elle n'est plus sous nos yeux. L'image
vidéographique s'inscrirait de fait, dans un double mouvement de
l'enregistrement de ce qui est vu, puis du stockage de l'image à
laquelle nous pourrons faire appel ensuite, comme la mémoire fait appel
à un souvenir.
85 Ibid., p. 53.
86 Eliseo Veron et Martine Levasseur op.cit., p. 50.
87 Ibid., p. 47.
88 Françoise Parfait, Vidéo un art
contemporain, p. 338.
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En outre, elle présente la production
vidéographique comme un flux ininterrompu qui capte en permanence,
à l'image du cerveau.
Ainsi, l'image vidéographique serait toujours en
mouvement, et celui--ci mouvement conditionnerait la perception que l'on peut
en avoir; elle produirait une image évanescente, propice à rendre
compte de subtils mouvements d'évanouissement de la forme de la
pensée: « La spécificité vidéographique
découle de la non-matérialité de l'image, qui permet de
communiquer différents états psychologiques et mentaux.89
»
Finalement, l'instabilité et l'incomplétude de
cette image requerraient de la part de l'observateur la mobilisation de sa
mémoire et maintiendraient en alerte permanente son système
perceptif: « La perception elle-même est modifiée face
à l'écran électronique: l'empreinte laissée par les
corps lumineux (...) est traitée de telle façon que les seuils de
reconnaissance se trouvent déplacés de manière plus ou
moins sensible selon les manipulations opérées par les signaux,
reculant d'autant l'identification mimétique des objets de
référence.90»
On peut donc faire le postulat que la vidéo dans son
médium même, propose un nouveau paysage de perception dans lequel
l'espace et le temps rendent compte d'une forme de pensée en image,
fonctionnant sur le même principe que la mémoire.
A ce propos, il est essentiel de préciser que durant
mes entretiens, je disposais d'un plan de l'espace d'exposition me permettant
d'avoir un second point de vue sur la déambulation des visiteurs,
à travers la retranscription presque simultanée du
traçé ethnographique de leurs progressions dans l'espace
d'exposition.
En outre, j'ai fait le choix d'un recadrage de
l'entretien de visite sous la forme d'une interaction verbale et gestuelle avec
chacun d'eux, dans le but de stimuler la production orale de leurs
récits.
J'ai régulièrement essayé d'interagir de
façon pertinente par rapport à l'évolution de leurs
expériences, afin de révéler certaines informations
souvent habituellement imperceptibles (discours intérieur) pour
l'observateur dans un contexte de visite individuelle.
89 Mona Da Vinci, « Vidéo. The Art of the
observable Dreams » dans Battcock, Editions New Artists'Video.
90 Françoise Parfait. op.cit. p. 339.
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Goffman caractérise l'observation participante:
« comme une exposition de son propre corps et de sa propre
personnalité (...) à tous les imprévus pouvant toucher un
ensemble d'individus, afin de pénétrer physiquement et
écologiquement leur réponse à la situation
sociale91.» (Erving Goffman, 1989) A la fin de ces
observations de visite, je leur ai demandé de choisir sur Internet des
images témoignant de leurs différentes expériences de
visite. Cette étape de collecte des données a été
pour moi un moyen de capter un autre regard sur la gestualisation de
visite; mais aussi sur la manière dont se construit la
déterritorialisation du langage de l'oeuvre (Deleuze,
1996) au cours des diverses expériences produites par ces
8 visiteurs.
En outre, cette étude ethnographique sur la
gestualisation des visiteurs a été complétée par la
présence de questionnaires semi-directifs me permettant d'envisager
chacune des déterritorialisations de leur récit de
visite en relation « aux lieux d'où ils parlent de leur
culture » (Michel de Certeau, 1974). « Jamais nous ne pouvons
effacer ni surmonter l'altérité que maintiennent, devant nous et
hors de nous, les expériences et les observations ancrées
ailleurs, en d'autres places. 92»
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