1.2 La société rurale indienne: structure et
organisation
1.2.1 L'organisation sociale par caste
De nos jours, le système de castes structure
autant qu'il hiérarchise la société indienne. C'est le
résultat de la modernisation qui a rendu les castes moins
dépendantes les unes des autres. Mais il faut avant tout préciser
ce qu'on appelle caste dans l'Inde d'aujourd'hui.
Les castes en Inde aujourd'hui
L'affirmation que la société indienne
est divisée en quatre castes est problématique et certains
ethnologues vont même jusqu'à affirmer qu'elle est à
l'origine d'une incompréhension totale de la société. Ce
sont ce que les indiens appellent les jâtis (sati en
tamil) qui constituent les castes véritables et non les quatre
varnas auxquels les indiens ne se réfèrent guère,
à l'exception des Brahmanes)1. Un jâti
est un groupe localisé, héréditaire et endogame,
associé à un métier et occupant une position
particulière dans la hiérarchie (Deliège, 2004). Ces
jâtis sont exclusifs et fermés car on ne peut jamais
appartenir qu'à un et un seul jâti. Historiquement donc,
la caractéristique essentielle de la société indienne
n'est pas sa structure quadripartie mais bien son morcellement en une myriade
de groupes endogames et hiérarchisés. Seuls les Brahmanes
et les intouchables2 sont communs aux deux systèmes. Et
ce n'est pas l'abolition officielle de l'intouchabilité dans la
première Constitution en 1950 qui a fondamentalement changé les
règles de ce système qui « s'adapte » aux vicissitudes
de l'histoire. Il faut enfin noter que la caste doit pallier le fait qu'elle se
pense comme différente alors qu'elle ne dispose que de très peu
d'éléments pour soutenir cette différence. Certaines
règles, comme la commensalité ou l'endogamie, permettent
néanmoins de la maintenir.
Les critères de
différenciation
Les jatis sont toujours nommés, et ce
nom est souvent celui de la profession à laquelle ils sont
associés ; ainsi, au Tamil Nadu, les Kallars (voleurs en
tamil), les Paraiyars (joueurs de
1 Le contact avec les
Européens a peut-être contribué à donner quelque
crédit à la théorie des varnas. Cette
classification permettait aux Britanniques de comprendre la
société indienne à travers des catégories
familières comme celles de l'aristocratie, du clergé, de la
bourgeoisie et de la canaille.
2 Plusieurs appellations
sont connues : Harijans ou « enfants de dieu » (surnom
donné par Gandhi mais rejeté par une grande partie de cette
population), et Dalits, « les oppressés », qui est
associée aux mouvements politiques en faveur de droits
élargis.
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Les facettes sociales et physiques du monde rural
indien
tambour1), les Vaniyans (presseurs
d'huile) etc. (Racine, 1995). Il existe des sous-castes endogames à ces
groupes, ce qui augmente encore le nombre total de castes. A chaque
jâti est affecté un niveau différent de
pureté rituelle qui sert à attribuer des statuts
différents. On dénombre au Tamil Nadu 76 Scheduled Castes
(intouchables) et 122 Backward Classes (les classes arriérées,
qui appartiennent le plus souvent à la basse caste des
Shudras).
La dichotomie pureté/impureté est le
concept fondamental qui a caractérisé le statut et les relations
entre les castes, aujourd'hui concurrencé par le pouvoir politique et
économique. Seuls les hommes qui sont en état de pureté
rituelle peuvent approcher les dieux et pour que soit maintenue la
communication avec ceux-ci, il est nécessaire qu'une classe de la
population soit exempte des taches rituellement impures. Les castes qui
assistent les Brahmanes doivent également maintenir un certain
état de pureté et se préserver de toute promiscuité
avec le reste de la société. La pollution rituelle se
transmettant à travers les liens de parenté, l'endogamie reste un
moyen efficace d'éviter la pollution.
Il y a, pour les hautes castes, trois états de
pureté : la neutralité (mailige), la pureté
supérieure (madi) et l'impureté (polé).
L'état de pureté supérieure est volatil, ce qui explique
les précautions incessantes, en particulier des Brahmanes,
à éviter tout contact avec des choses ou des personnes
très polluantes (un intouchable, une femme réglée, des
déchets organiques par exemple), hautement contagieuses2. Il
existe pour chaque type de pollution des rites spécifiques à
exécuter afin de retrouver son état de pureté
antérieur3. La source de pollution la plus forte est la mort,
ce qui explique que les castes les plus basses y soient associées, c'ets
le cas des Pallars (« fossoyeurs ») ou des Paraiyars
(« joueurs de tambour dans des conditions funestes ») du Tamil
Nadu. Les autres sources de pollution sont, comme on l'a dit, rattachées
essentiellement aux déchets organiques : cheveux, ongles, urine, salive,
etc. L'idéologie liée à cette pollution rituelle rend
cohérentes de nombreuses pratiques quotidiennes.
Pendant longtemps, cette catégorisation des
individus qui s'appuyait sur des spécialisations
héréditaires4 attribuait à chacun un rôle
particulier dans la société qui rendait les castes
dépendantes les unes des autres. La modernisation de la
société indienne a engendré une diversité d'emplois
qui ne correspondent plus aux catégories traditionnelles ; le
phénomène d'urbanisation associé est, lui aussi, peu
compatible avec l'exercice des règles strictes de pureté
rituelle. De nos jours, les castes constituent davantage des blocs rivaux qui
ont localement des pouvoirs différenciés. Ainsi, la
supériorité des Brahmanes tient autant sur leur
capacité à mobiliser des ressources politiques et
économiques qu'à leur statut rituel (Deliège,
2004).
Les conséquences de ces divisions
sociales
Un des traits les plus caractéristiques de la
division de la société tient dans la ségrégation
spatiale qui s'opère au niveau des villages. Les villages du Tamil Nadu
sont séparés en trois espaces distincts : l'agraharam
est le quartier brahmane où seul ces derniers sont
supposés résider, l'ûr qui comprend les castes de
paysans et d'artisans et le céri, quartier
réservé aux intouchables. L'accès aux puits collectifs est
par exemple proscrit pour les intouchables qui risqueraient de souiller l'eau.
Les intouchables ne peuvent se rendre dans les autres quartiers que s'ils ont
quelque chose à y faire ; l'accès au temple leur est par contre
totalement proscrit,
1 Le tambour est
considéré comme impur du fait qu'il soit fabriqué avec des
peaux d'animaux.
2 Contrairement à la
pureté, l'impureté est hautement contagieuse.
3 Des bains (jusqu'à
1001 bains dans le cas de fortes pollutions), le récit de mantras
(formules rituelles), etc.
4 Malgré ça,
tous les individus d'une caste de blanchisseur ou de menuisier n'étaient
pas tous blanchisseurs ou menuisiers et une majorité d'individus
à l'intérieur des castes ont été et sont toujours
agriculteurs. Cependant, il y a de fortes chances pour qu'un blanchisseur ou un
menuisier appartiennent à une caste de blanchisseur ou de
menuisier.
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Les facettes sociales et physiques du monde rural
indien
mais chaque caste possède son propre lieu de
culte. L'accès à l'éducation et la qualité de
l'instruction, eux aussi inégaux, engendrent une reproduction des
inégalités.
En règle générale, dans de
nombreux villages, l'essentiel des terres se trouve aux mains des membres d'une
caste qui est démographiquement plus nombreuse que les autres, et qui de
ce fait jouit aussi de pouvoir politique. Cette caste, dite caste dominante,
est souvent rituellement peu élevée ; tel est le cas pour les
districts de Madurai* et de Ramanathapuram* (caste des Maravars). Les
castes Shudras sont ainsi fréquemment les castes villageoises
dominantes mais aussi les principaux oppresseurs des intouchables. La faible
présence des Brahmanes dans les campagnes s'explique par leurs
migrations importantes dans les villes afin d'occuper des postes
élevés.
De manière générale, l'honneur
tient une place très importante dans la culture hindoue. Les coutumes
traditionnelles rattachées à des moments importants de la vie des
individus et des familles comme le mariage, la puberté, le
dépucelage ou encore l'enfantement sont associées à des
rites séculiers auxquels participe un nombre élevé de
villageois. L'exercice de ces rites est souvent conditionné par la
présence d'un membre d'une caste précise qu'il faut ensuite
rétribuer, le plus souvent en nature1 (en mesures ou sacs de
paddy). La solidarité intra-caste, sous forme de prêts
financiers ou en nature, permet de réaliser les pratiques
traditionnelles. Mais il faut dans certains cas où la participation est
importante2, faire appel à un créancier membre d'une
caste supérieure pour des prêts à intérêts. Le
non remboursement de ces prêts ou alors des dots peu importantes affecte
l'honneur des individus et par extension celui de la famille, débouchant
sur un nombre relativement élevé de suicides3. Cette
société, complexe et culturellement très marquée,
est donc sujette à l'établissement de fortes
inégalités.
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