1.1.3 L'inscription spatiale et sociale des tanks
On a vu de quelle manière le tank
répondait à des besoins sociaux ; il est dorénavant
important de décrire la distribution et l'agencement particulier des
tanks par rapport aux différentes sources d'approvisionnements en eau.
Nous tenterons ensuite de déterminer les avantages ou
bénéfices et les inconvénients, de ce système
d'irrigation.
1 Eleusine coracana
de la famille des millets originaire d'Afrique et introduit en Inde il y a
environ 4000 ans. Les graines sont plus petites que celles de la plupart des
autres espèces de mil. En Inde du Sud, la farine de ragi sert
à la préparation du traditionnel ragi mudde
(littéralement pâte de ragi) accompagné la
plupart du temps de sambar, soupe de légumineux et de
légumes.
2 Surface dépendant
d'un système d'irrigation
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Les facettes sociales et physiques du monde rural
indien
Figure 4 - Organisation schématique et
réelle des tanks : A- Rainfed tank ; B-System tanks ;
C- Cascade tanks (source - Landsat MSS du 21/01/1973-canaux
4-2-1)
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Les facettes sociales et physiques du monde rural
indien
Une distribution spatiale
organisée
Comme nous l'avons dit plus haut, c'est sans doute de
manière empirique que les tanks ont d'abord été
imaginés. Les plus anciens tanks correspondent en effet à des
dépressions naturelles dans lesquelles les eaux se concentraient
saisonnièrement. On en a pour preuve des inscriptions sur des
mégalithes de la fin du Néolithique, disposés près
du lit des tanks (Palayan, 2003). Ce serait ensuite par l'adoption d'une
approche possibiliste1 du milieu que les populations ont
tenté de concevoir une organisation de ces tanks. Succédant
à de probables ajustements historiques, trois catégories de tanks
occupent désormais l'espace et participent au « maillage » du
territoire : (i) ceux qui dépendent des précipitations in
situ et du ruissellement sur l'aire contributive associée et qui ne
sont pas reliés aux tanks amonts et avals du même versant par
quelque canal ou chenal que ce soit ; ce sont des tanks isolés dit
rainfed tanks2 ; (ii) ceux faisant partie d'une
chaîne de tanks reliés par des chenaux qui drainent les surplus
d'eau de l'amont vers l'aval ; on les appelle cascades tanks ; et
(iii) les tanks alimentés par des canaux de dérivation
connectés directement à des cours d'eau ou à des
réservoirs artificiels, les system tanks (Vaidyanathan, 2001).
Depuis l'occupation britannique qui a tenté de formaliser un certain
nombre d'éléments de la culture indienne, deux qualificatifs,
toujours usités, font la distinction entre les system tanks et
les non-system tanks. Les system tanks englobent la
troisième catégorie tandis que les non-system tanks font
référence aux deux premières catégories. Les
system tanks s'établissent donc dans les bas-fonds alors que les
non-system tanks complètent le maillage de l'espace en
profitant des systèmes de pentes des versants (cf. figure 4). L'espace
consacré à un tank3 est schématiquement
divisé en trois parties. L'aire contributive, qui est la surface de
ruissellement et de récolte des précipitations, chargée
donc de drainer les écoulements vers le lit du tank, mais qui comprend
aussi les canaux et chenaux d'approvisionnement, hormis pour les rainfed
tanks ; le tank à proprement parler, composé du lit
régulièrement inondé, d'une digue4 dont la
partie centrale est perpendiculaire au sens des écoulement, des vannes
qui permettent l'alimentation des champs et ainsi que d'autres
éléments structurels que nous verrons plus en détail ; et
enfin l'ayacut, c'est à dire l'espace
irrigué5, en contrebas du tank et morcelé par une
multitude de parcelles et de casiers rizicoles.
Les
avantages/bénéfices
Le bénéfice premier du tank tient
naturellement à l'eau qu'il fournit aux terres cultivées en
contrebas, et ceci de manière continue dans des endroits où les
précipitations sont discontinues (Durand-Dastès, 1968). En
allongeant la saison agricole et en augmentant la production dans des zones en
proie à des sécheresses, il permet de réduire la
vulnérabilité face aux aléas climatiques. De
manière générale, plus un tank est grand, plus sa
fiabilité de fourniture en eau est élevée. Cela tient bien
entendu au fait qu'un tank de grande dimension possède une aire
contributive plus étendue. Cette affirmation doit cependant être
fortement
1 Concept de Paul Vidal de
la Blache (géographe, 1845-1918) qui repose sur le précepte :
« La nature propose, l'homme dispose » par opposition au
déterminisme de la nature.
2 Ils sont principalement
logés dans les dépressions formées par les mouvements de
terrain ou dans les creux façonnés par l'érosion au pied
des montagnes, des collines granitiques ou des buttes
latéritiques.
3 Eri en Tamoul qui
signifie élevé en rapport à sa position par rapport aux
zones irriguées plus basses.
4 Il est fréquent
que la digue soit végétalisée par de nombreuses
espèces (en particulier par le Ficus Benghalensis L., qui se
rencontre fréquemment dans les bois sacrés, fournissant latex,
fruits et racines mais qui est aussi une plante aux vertus médicinales).
Cette végétalisation renforce la digue mais elle peut être
aussi le signe d'un désintérêt croissant
caractérisé par des opérations de maintenance
limitées.
5 Dans le cadre de
l'irrigation par tank, on nomme aussi ces terres irriguées
Nanjai, en Tamoul, par opposition aux terres Punjai, non
irriguées.
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Les facettes sociales et physiques du monde rural
indien
nuancée par le niveau de performance des tanks
qui tend à diminuer avec la taille du tank, du fait de l'accroissement
des opérations de maintenance régulièrement
nécessaires. La durée de restitution des eaux stockées est
variable, mais lors des bonnes années1, on peut l'estimer
comprise dans une fourchette de trois à cinq mois après la fin de
la saison des pluies. Le tank permet donc non seulement d'assurer la
première récolte mais aussi d'envisager, toujours les bonnes
années, une seconde récolte de cultures irriguées. Ceci ne
se vérifie pas dans le cas des rainfed tanks, qui même
lors des bonnes années ne peuvent assurer qu'une récolte
(Balasubramanian et al., 2003).
Intégré dans son milieu physique, le
tank permet certaines régulations qui contrebalancent les aléas
naturels qui constituent des menaces pour les populations rurales.
Dispersés sur l'ensemble des versants, ils réduisent la vitesse
des écoulements et diminuent donc leur capacité, limitant de ce
fait leur pouvoir érosif. Ils jouent aussi un double rôle, celui
de bassin de rétention en régulant les crues, et celui de bassin
de percolation en permettant la recharge des nappes phréatiques
sous-jacentes, améliorant ainsi la performance des puits situés
en contrebas. Il faut noter que l'accroissement de l'infiltration par
percolation peut avoir pour effet la potabilité d'eaux souterraines
autrement saumâtres (Prinz, 1996). L'espace tank autorise aussi une
diversité d'activités dont profitent les populations alentours.
Ainsi, la ponction des colluvions et des sédiments fluviaux fins
argileux et limoneux du lit permet la fertilisation des champs cultivés.
Elle permet aussi l'émergence d'une activité locale de
briquetage. La colonisation temporaire et cyclique du lit par des pelouses
constitue un pâturage appréciable pour le bétail. La
végétation spontanée, l'agroforesterie et la foresterie
sociale2 fournissent, quant à elles, du fourrage, du bois de
chauffe et du charbon de bois. L'eau stockée permet, enfin, une
pisciculture souvent rudimentaire ainsi que l'élevage de canards. Nous
verrons que des règles traditionnelles d'allocation et de redistribution
encadrent l'utilisation de ces activités et produits
dérivés. Enfin, à titre de zone humide, le tank est un
élément du milieu qui constitue un écosystème riche
en biodiversité, se démarquant nettement de l'espace environnant
semi-aride par la création de discontinuités, favorables par
exemple à l'hivernage de nombreuses espèces d'oiseaux migrateurs
(Gunnell, communication personnelle).
Les inconvénients
Le principal inconvénient de ce système
est à rattacher au climat. La variabilité des
précipitations engendre mécaniquement une variabilité du
stockage et donc de la fourniture en eau diminuant, toutes choses égales
par ailleurs, son intérêt premier. Si le maillage du territoire
peut s'interpréter comme un facteur qui maximise la récolte des
eaux atmosphériques, il peut aussi s'entrevoir comme soustrayant
à l'agriculture des surfaces cultivables non négligeables,
surtout dans un contexte de forte densité démographique. Gourou
estime qu'au Tamil Nadu, la surface récoltée en saison des pluies
est de 30000 km2 alors que la surface noyée est de
7000km2 (Gourou, 2000). Du fait des températures
élevées, l'évaporation potentielle est intense, a fortiori
durant la saison sèche. En raison de la faible profondeur des tanks, de
quelques mètres au plus, le régime saisonnier des
températures de l'eau n'est pas très différent de celui
des températures de l'air et l'évaporation maximale intervient
donc en saison chaude (Cosandey et al., 2000). En règle
général, plus la surface exposée est grande, plus
l'évaporation à prendre en compte est faible. L'humidité
de l'air
1 Une étude portant
sur 45 années de données pluviométriques dans le district
de Ramanathapuram montre que sur une période de 10 ans, en moyenne, les
tanks sont totalement remplis quatre ans, relativement bien remplis deux ans,
insuffisamment remplis deux autres années et de manière
très inadéquate par rapport à la demande deux ans aussi
(Balasubramanian et al., 2003)
2 Principalement Prosopis
juliflora
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Les facettes sociales et physiques du monde rural
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ambiant est par ailleurs un paramètre
fondamental. Plus l'air est humide, moins la surface exposée sera un
facteur limitant de l'évaporation ; à l'inverse, un air sec
engendrera une évaporation proportionnellement plus intense sur une
surface de faible étendue. Les taux d'évaporation sont donc en
priorité fonction de la saison, puis de la taille et dans une moindre
mesure de la profondeur. Un autre type d'inconvénient n'est pas
directement lié au tank même mais à sa gestion, qui, si
elle est défaillante, peut entraîner une baisse de la performance
générale (pertes par brèches, diminution de la
capacité potentielle par comblement du lit et des chenaux
d'approvisionnements, etc.). Nous aborderons plus précisément ces
aspects dans la prochaine partie. Nous pouvons néanmoins d'ores et
déjà affirmer que le tank présente des
caractéristiques intéressantes dans un contexte de climat
semi-aride, mais que son fonctionnement général ainsi que sa
viabilité agronomique et écologique sur le long terme
résultent non seulement des actions que la société met en
oeuvre afin de maintenir le système dans un bon état mais aussi
de l'environnement technique et technologique.
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