CONCLUSION
76
Plusieurs philosophes et penseurs arabes contemporains citent
L'islam et les fondements du pouvoir comme une oeuvre tournant qui
aurait relancé les débats autour de la problématique de
l'islam politique. Cet ouvrage d'Ali Abderraziq a constitué, ainsi que
nous l'avons présenté dans nos analyses, une véritable
affaire médiatique, politique et morale en Egypte lors de sa parution en
1925 car il s'attaquait de manière virulente au califat, et à
plus forte mesure, à ses défenseurs au Proche-Orient.
Ce n'est pas tant sa condamnation de l'institution
millénaire du califat qui a secoué les positions des plus
conservateurs que sa méthode de recherche scientifique et son souhait de
détruire l'accumulation de fausses représentations dans la
conscience islamique du pouvoir. En effet, pour démontrer
l'illégitimité du califat d'un point de vue religieux, il se
place dans une posture de doute permanent, et interroge point par point les
différentes justifications à un tel pouvoir. Tout d'abord, il
commence par définir le terme « calife » et tente d'en sonder
l'origine. Il montre que ce terme remonte logiquement au premier calife, Abu
Bakr Al-Siddiq, et qu'il a été forgé pour des raisons
strictement politiques et temporelles. En effet, il fallait au chef de la jeune
nation arabe un titre prestigieux qui lui eut permis de rassembler les tribus
arabes autour d'une seule et même guidance. L'auteur ne remet pas en
cause le contenu religieux de ce pouvoir, mais insiste sur le fait que la forme
de ce gouvernement elle-même était fondée sur une base
politique et militaire, donc non religieuse. Nous préférons ce
dernier adjectif à « laïque », terme employé par
Abdou Filali-Ansary dans sa traduction de cet essai.
Cependant le caractère révolutionnaire de cet
essai ne réside pas dans le fait que l'auteur ait publié ce
« pamphlet » contre le califat. En effet, nous avons cité
à titre d'exemple la dénonciation du califat, comme institution
tyrannique justifiant sa domination au moyen de l'arme religieuse, par
Abd-Rahmân Al Kawâkibî. Il ne s'agit donc pas d'un essai sans
précédent, bien que nous ne remettions pas en cause les
perspectives éminemment modernes de son travail. Ainsi, nous avons
montré dans nos analyses que l'esprit révolutionnaire d'Ali
Abderraziq se concentrait dans sa volonté de tout soumettre à
l'examen scientifique, en n'admettant rien pour supposément vrai. Cette
représentation idéale et positiviste de la recherche l'a
amené à se poser la question de la place politique qu'occupait
le
77
prophète aux premiers temps de l'Islam. Ainsi, s'il
était roi, et c'est en ces termes qu'il se pose la question, cela
voudrait dire que le califat aurait une certaine légitimité
à se poser comme souverain de la nation arabe. Pourtant, Abderraziq
montre qu'un roi n'est dignitaire d'un véritable pouvoir que s'il est
à la tête d'un Etat, fort d'une unité du territoire, de la
culture et d'un certain nombre d'institutions visant la stabilité et la
pérennité de l'Etat. Or, rien ne laisse prétendre que le
prophète Muhammad était à la tête d'une telle
structure , néanmoins il devait son statut de chef à sa fonction
exceptionnelle de messager divin. À partir de cette définition,
l'auteur montre que rien ne justifiait le maintien d'un Etat religieux
après la mort du prophète, car la mort de celui-ci marquait la
fin du message divin.
En outre, Ali Abderraziq s'oppose à plusieurs de ses
pairs et contemporains, à l'image de Rachid Rida, lorsqu'il
déclare de manière ferme que rien dans le Coran ou la Sunna
n'imposait la mise en place d'un tel régime, sous peine d'être en
dehors de la droite ligne religieuse. C'est ainsi que l'auteur prône
l'adoption du système politique qui sied à chaque nation, et
encourage les musulmans à adopter le régime politique qui leur
permette de s'engager durablement dans la course au progrès.
L'auteur s'inscrit par ailleurs dans une discipline
particulière dans laquelle plusieurs penseurs avant lui se sont
lancés : depuis le VIIème siècle, il existe un
espace de discussion politique séculier, produit à la fois par
des conseillers proches des souverains, des philosophes mais aussi, et cela
peut paraître surprenant, des juristes musulmans. Mais c'est
réellement Tahtâwî, dans sa démarche d'exploration et
d'observation de la civilisation française et des remous
révolutionnaires au XIXème siècle en France, qui a
attiré notre attention. L'intérêt qu'il a porté aux
concepts d'égalité, de liberté et de laïcité
dans la charte constitutionnelle de 1814 avait pour but d'enseigner aux
égyptiens de son temps, alors lancés dans les grands plans de
modernisation de Mehmet Ali Pacha, avait pour but d'apprendre de
l'expérience française tout en l'adaptant aux
spécificités de la province autonome d'Egypte. Dans certains
passages de L'or de Paris, Tahtâwî défend la
participation du peuple à la prise de décision politique,
directement ou indirectement, ce qui rend nécessaire une
éducation à la souveraineté populaire. De même
Abderraziq encourage les musulmans à choisir collectivement les
conditions politiques dans lesquelles ils veulent évoluer, sans que
celles-ci soient imposées par la vérité
révélée. Les deux appellent conjointement, à un
siècle de différence, à l'élaboration d'une science
politique didactique et massive, car l'éducation populaire au fait
politique est la clé de l'autonomie de l'individu, le garant de sa
liberté et de son égalité.
78
Ali Abderraziq accomplit à travers cet essai son
engagement à la fois intellectuel et politique. En effet, comme nous
l'avons montré, il fait preuve d'un esprit réformiste à
l'intérieur même de la sphère religieuse. Ainsi, dans ce
cas, à la différence du schéma kémaliste de
laïcisation, il s'agit d'un acteur interne à l'orthodoxie qui
procède à une critique rétrospective des
représentations inhérentes à la conscience islamique du
pouvoir. Mais le contenu de l'essai, bien qu'à vocation
généraliste et universaliste, ne peut être
séparé du contexte d'abondance politique extraordinaire et
conjoncturelle que traverse l'Egypte pendant cette décennie. Il a ainsi
réussi à faire fusionner l'arène intellectuelle et
l'espace politique autour de cette question de liberté de choix
politique, sans que cela soit imposé par l'orthodoxie, surtout si
l'institution politique choisie par cette dernière est jonchée de
représentations faussées.
Ali Abderraziq a réussi à formuler les
problématiques essentielles autour de la question de l'islam politique,
sans tomber dans un strict alignement sur la pensée occidentale, et
dépasse des dichotomies manichéennes qui dénotent une
mauvaise connaissance de la culture arabo-islamique. Cet auteur, ainsi que ceux
que nous avons cités, ne réfléchissent pas à
travers une grille de lecture purement occidentale de la sécularisation,
et n'opposent pas islam à modernité, ou islam à
laïcité, comme nous pouvons très souvent croiser dans les
publications d'introduction à la pensée politique de l'islam de
certains « nouveaux penseurs de l'islam » . Ces dernières ne
sont pas légion dans le monde arabe mais sont largement diffusées
en Occident, car elles ne sont pas porteuses d'un projet politique concret,
réaliste et pertinent sur les situations politiques parfois
sclérosées de certains pays arabes.
79
|