II.2. Revue thématique de littérature
Les faits sociaux n'étant pas des
épiphénomènes, il est rare qu'un sujet de recherche
portant sur un fait social soit unique en son genre. Les faits sociaux
naissent, se métamorphosent et offrent des panoramas selon les cultures,
les périodes... Ceci étant, on ne pourrait alors s'attendre
à des connaissances sui generis se rapportant à ces faits, car la
science n'est pas nouvelle, elle est assez vieille et l'intelligence ne se
construit pas dans le vide. A ce propos Whitehead affirmait « Toutes
les choses importantes qui ont été dites, ont été
découvertes par quelqu'un qui ne les a pas inventées.
»8
Pour ce qui concerne notre thème, de nombreux travaux
de réflexion ont été élaborés la dessus avec
quelques petites nuances. Cette abondance de la littérature nous a
énormément inspiré dans le cheminement de notre recherche.
Comme le disait Georges Gurvitch : « Je me perche sur l'épaule
de mon prédécesseur pour mieux voir que lui ».
Cette synthèse de nos lectures nous a permis
d'esquisser une revue de la littérature articulée autour de deux
thématiques.
? Recension théorique sur la
citoyenneté de la femme et l'égalité des
sexes,
? Genre et participation politique
? Citoyenneté et
démocratie
II.2.1. Recension théorique sur la
citoyenneté de la femme et l'égalité des sexes
La discrimination est à l'origine de toutes les formes
d'inégalité de genre. C'est pourquoi, dans son article
1er, la Convention sur
8 Repris par Robert King Merton dans The Normative structure of
the Science, 1973
27
l'Elimination de toutes les Formes de Discrimination à
l'Egard des Femmes (CEDEF) a voulu lever l'équivoque sur ce terme en le
définissant comme
« ...toute distinction, exclusion ou restriction
fondée sur le sexe qui a pour effet ou pour but de compromettre ou de
détruire la reconnaissance, la jouissance ou l'exercice par les femmes
quel que soit leur état matrimonial, sur la base de
l'égalité de l'homme et de la femme, des droits de l'homme et des
libertés fondamentales dans les domaines politique, économique,
social, culturel et civil ou tout autre domaine. »
L'émancipation des femmes semble après la lutte
contre le Sida l'une des préoccupations importantes des acteurs sociaux
aujourd'hui. Depuis le 18ème siècle, les voix se sont
levées pour libérer les femmes du joug de l'oppression et de la
discrimination dont elles ont toujours fait objet. Depuis longtemps les femmes
ont été considérées comme des êtres
inférieurs aux hommes sous prétexte d'une certaine
incapacité naturelle en la maintenant dans cette situation de domination
à travers les rôles sociaux qui leur sont assignés.
Pour J. J. Rousseau (1966), le principe explicite de
construction de l'ordre social se trouve dans la séparation des sexes et
la polarisation du masculin et du féminin à travers
l'éducation. Ainsi, dans Emile ou de l'éducation, il
appréhende les femmes dans une altérité radicale
impliquant leur exclusion politique et leur relégation dans le
privé. La société politique créée par le
postulat philosophique Rousseauiste est une société exclusivement
masculine puisque les femmes étant reléguées à la
sphère privée. D'ailleurs dans son ouvrage, le Contrat social
conçu comme un arrachement radical de l'homme de son penchant
naturel, il ne dit aucun mot sur les femmes ; néanmoins cet ouvrage a le
mérite de se dresser comme l'esquisse de l'Etat de droit et de la
démocratie. Mais c'est surtout avec l'Emile ou de l'éducation
que Rousseau démontre amplement sa vision réductrice
à l'égard de l'image féminine. Ainsi à travers
Sophie, un
28
personnage clé de cet ouvrage, il pense que le
rôle essentiel de la femme se résume à la tenue du foyer et
à l'éducation des enfants. Selon lui, la construction d'un ordre
social juste passe par la séparation stricte des sexes et de la
polarisation du masculin et du féminin à travers
l'éducation. Donc point de promiscuité de sexe dans les
rôles sociaux, la séparation doit être de mise comme
l'illustre les propos de Géneviève Fraisse9 : aux
femmes, « la fabrique des moeurs » dans le « gouvernement
domestique » et aux hommes, « la fabrique des lois » dans
«le gouvernement de la cité ». Dans cette situation, la femme
étant à la merci du jugement des hommes, le rôle de
l'éducation est de lui inculquer les notions de pudeur et de modestie,
vertus cardinales pour plaire aux hommes et mieux s'asservir à eux.
Abordant dans le même sens, dans l'ouvrage de
Michèle Riot-Sarcey10, Amar, le rapporteur du comité
général de sûreté, estimait que les fonctions
privées auxquelles sont destinées les femmes par la nature ne
tiennent qu'à l'ordre général de la société,
cet ordre résulte de la différence qu'il y a entre l'homme et la
femme. Chaque sexe est alors appelé à un type d'occupation qui
lui est propre. Son action ne peut être circonscrite que dans ce cercle
qu'il ne peut franchir puisqu'imposé par la nature. C'est donc
derrière cet argument naturaliste d'une prétendue
incapacité naturelle des femmes que se rangent la plupart des savants
ayant cautionné cette différenciation sexuelle arbitraire et
inique des rôles sociaux. Existe-t-il réellement une nature
féminine particulière ? Comment s'opère ce
façonnement de préjugés de sorte qu'ils apparaissent
acceptables dans l'esprit des gens. A ce propos, parlant de la
différenciation sociale des sexes, Simon de Beauvoir (1976) avait
déjà souligné son fondement social
9 « Les deux gouvernements : la Famille et la Cité
», in Sadoun M. (dir), La démocratie en France, tome 2, Paris,
Gallimard, 2000
10 Histoire du féminisme, Paris, La Découverte,
2002
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et culturel. C'est qu'elle tente de mettre en évidence
dans son aphorisme : « On ne nait pas femme, on le devient
»11. Il n'y a pas une féminité
préétablie susceptible de justifier la marginalisation des
femmes.
Ce cloisonnement des rôles sociaux fondé sur
l'appartenance biologique qui fait de la femme la tenante de la sphère
domestique et de l'homme, le détenteur du rôle politique de la
société serait lié au processus de socialisation
différentielle, source d'inégalité profonde dans la
société. Le fait de montrer dès leurs bas âges des
attitudes motrices, l'affirmation physique et des dispositions viriles puis
à la femme des attitudes coquettes, dociles et accueillantes semble
délimiter ou retracer la trajectoire de chaque individu. Ce processus
est renforcé par le mécanisme d'identification qui s'opère
dans l'évolution de chaque personne.
Pour Pierre Bourdieu12, la lieutenance masculine
dans la sphère politique serait liée à un processus
d'intériorisation des pratiques socioculturelles qui à force
d'être répétées tendent à se naturaliser et
à devenir comme normales. Ainsi, les femmes pensent que c'est à
elles qu'incombent l'accomplissement des travaux domestiques et aux hommes la
responsabilité politique de la société. Dans cette
perspective, la famille, l'église et l'Etat constituent les structures
privilégiées de culture et de perpétuation de cette
domination masculine. Il précise que cette domination n'est nullement un
fait de nature mais le résultat d'un processus permanent de reproduction
sociale.
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