3.4 Immobilité et persistance
Une dernière caractéristique de la
maison termine ce chapitre. Comme me le mentionnait Mr Marc, une MRS publique
trouvera toujours des résidents pour remplir ses chambres. Le CPAS se
charge d'envoyer des candidats, la demande sera donc constante.
Ceci
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illustre un des facteurs de contingence qu'Henry
Mintzberg met en avant : la stabilité de l'environnement, entendu comme
« tout ce qui est situé en dehors de l'organisation : sa
technologie [...] , les clients et concurrents, la distribution
géographique de ses activité, le climat économique,
politique et même météorologique [...] » (1998 : 245).
Au plus l'environnement de l'organisation sera dynamique, complexe, hostile et
ses marchés divers, au plus l'organisation aura besoin de
flexibilité et donc aura tendance à se montrer organique. Au
contraire, « dans un environnement stable, une organisation peut
prédire les conditions dans lesquelles elle se trouvera, donc toute
chose étant égale par ailleurs, elle peut isoler son centre
opérationnel et en standardiser les activités (établir des
règles, formaliser le travail, planifier les actions) ou peut-être
standardiser les qualifications. Dans un environnement très stable,
toute l'organisation prend la forme d'un type protégé et serein
qui peut standardiser les procédures de haut en bas » (1998 :
248).
Dans notre cas, la technologie utilisée reste
constante (les techniques de soins n'évoluent pas rapidement) ; les
clients également ; la concurrence réduite au minimum (vs.
maisons privées plus sujettes à la concurrence) ;
activités très localisées géographiquement (au sein
même de la maison) ; les climats économique et politique (le
météorologique n'étant pas un facteur de perturbation ici)
fixes également. La stabilité et la simplicité de
l'environnement pousse la maison à adopter une structure
centralisée et mécanique, dont l'une des caractéristiques
est son incapacité à gérer les situations sortant du
planning officiel.
Encadré 3 : Gérer
l'exceptionnel
«Rédiger intégralement le
scénario [...] est un procédé très efficace,
à condition qu'aucun événement fâcheux ne vienne
rompre le cours pré-établi des paroles et des actes »
(Goffman 1973a : 215).
Stratégies du personnel
Bernadette est la responsable, aidée « du
robot », de la préparation quotidienne (excepté samedi et
dimanche) des médicaments. J'ai assisté un matin au rapport
infirmier à la situation suivante : Mme Oste, infirmière chef du
secteur 2, s'est retrouvée le jour précédent, n'ayant pas
été prévenue de l'absence de Bernadette, sans
médicament préparé pour ses résidents. Elle s'est
alors attellée elle-même à la tâche, laissant son
travail du jour de côté, engendrant des difficultés dans la
suite de l'organisation. Dans le secteur 1, l'infirmière de nuit
consciente de l'absence de Bernadette, avait pris en charge pendant sa garde,
la préparation des médicaments. Son équipe l'en remercie.
La prise d'initiative de l'une a « sauvé » son secteur d'une
situation de stress, comme cela le fut dans le secteur 2.
Dans le cas de situations inattendues comme l'absence
d'une personne-clé, il est demandé au personnel de faire preuve
d'initiative puisque aucune règle spécifique ne traite de
ces
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situations. Ainsi, la prise d'initiative est
réprimée en ce qui concerne une résidente chahutant dans
les couloirs (cf. chapitre 6) car pour ces situations, il y a des
règles. Par contre, pour les situations anomiques, sans
règle précise, les soignants sont priés de «
savoir » ce qu'il faut faire : s'informer et « réparer »
la situation entre eux, « s'ajuster mutuellement » (Mintzberg 1998)
et combler les trous laissés par le règlement.
Stratégies de
résidents
Comment les résidents arrivent-ils à
faire entendre leurs désirs et à les résoudre ? Mr. Boe,
poète, avait l'habitude d'enregistrer ses créations sur
magnétophone. Ce dernier malheureusement « est cassé ».
Ne sachant pas à qui demander, il se résigne aujourd'hui à
les écrire. L'abandon semble être sa solution personnelle : «
c'est difficile de demander que quelqu'un vienne [...]. Vous savez ici tout le
monde travaille. Alors si je sais vivre comme ça, c'est bon. ». Son
réveil indiquait également une mauvaise heure. Aucune tâche
n'étant dévolue à la remise à l'heure des
réveils des résidents, il reste ainsi depuis « oh
ça fait longtemps vous savez! », de nouveau résignation.
Heureusement qu'une petite étudiante en anthropologie lui a alors
corrigé l'heure...
D'autres résidents se montrent plus actifs dans
la résolution de leurs situations « exceptionnelles » : Mr Li.
par exemple, aime écrire et veut noter ses mémoires pour les
générations futures. Il a alors demandé à Mme
Annette, « son rayon de soleil », un calepin et un stylo à
bille ; Mme Dem. demande à Christelle, de partir à la recherche
de son pull perdu ; Mme C o. a signalé à l'ergothérapeute
qu'elle adore coudre, depuis elle reçoit patrons, aiguilles et fil
à intervalles réguliers ; etc. Cependant, ne confier ses demandes
qu'à une seule personne peut être dangereux : Mr Ci. a ainsi
confié/s'est vu confier sa gestion de cigarettes à Mme Annette.
J'assiste, lors de sa demande hebdomadaire, à la frustration de ce
résident, ayant raté sa livraison précédente
:
Mme A. : «Mais vous avez déjà eu deux
paquets aujourd'hui !
Mr CL : Oui mais la semaine passée...
Mme A. : Ah mais la semaine passée,
j'étais malade hein ! C'était ma collègue qui devait vous
les donner normalement... (il rouspète un peu car la semaine
passée elle n'était pas là et il n'a donc pas reçu
ses cigarettes). Mais monsieur, ça arrive à tout le monde
d'être malade !
Mr CL : mais je les ai pas eues...
Mme A. : mais enfin monsieur, il n'y a pas que moi
dans la maison hein ! vous pouvez demander à quelqu'un d'autre d'aller
vous chercher vos cigarettes ! » (et elle s'en va)
D'autres résidents encore utilisent le conseil
des résidents une fois tous les trois mois pour faire entendre leurs
demandes : Mme Be. y demande une nouvelle chaise comportant des accoudoirs.
Elle demande également si « quelqu'un » pourra l'aider
à descendre ses bagages le mois suivant lors de son départ en
vacances. Mme Van. voudrait des couteaux plus tranchants ; Mr Bou. de la viande
avec des os ; Mme Fl., grande voyageuse, souhaite visiter Liège, etc.
Toutes ces demandes, le directeur les délègue aux chefs
présents : la chaise et les bagages vers Mme Moreau, l'alimentation vers
le diététicien, et l'excursion vers l'animatrice et
l'ergothérapeute, travaillant en binôme.
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Cette immobilité de la maison, je l'ai
ressentie lors de la présentation de mon rapport au directeur. En effet,
il m'était demandé de mettre à profit ma recherche et
d'investiguer pour le CPAS quelques thèmes comme le sentiment
d'autonomie, l'appréciation ou non des
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activités, etc. auprès des
résidents (cf. chapitre 10). Pensant que ce rapport leur serait utile,
j'ai pris la tâche sérieusement. Quelle ne fut pas ma
déception lorsque, devant le directeur, ce dernier n'y montra aucun
signe d'intérêt ! Mes réflexions pour tenter
d'améliorer la structure furent négligées. Cette situation
illustre selon moi, l'environnement non-concurrentiel et la stabilité
des marchés qui entourent la maison, n'offrant à cette
dernière, aucune raison d'évoluer. Cela illustre également
la difficulté de modifier l'organisation lorsque l'organisation comprend
des professionnels agissant plus isolément (Mintzberg 1998).
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