CHAPITRE 3 :
UN ETABLISSEMENT PUBLIC
3.1 Public, privé, ASBL : quelles
différences ?
En Belgique, la gestion des maisons de repos (et de
soins) peut être soit de nature privée (c'est-à-dire
à caractère commercial) ; soit aux mains d'une ASBL
(privée mais non commerciale) ; soit de nature publique
(gérée par un CPAS). À Bruxelles, 73% relèvent du
domaine privé ; 12% d'une ASBL ; et 15% du public (T.d.b. 2010 : 281).
L'établissement traité dans ce mémoire fait partie d'un
des 5 établissements d'accueil pour personnes âgées
gérés par le CPAS de Bruxelles-Capitale. Succinctement, les
maisons de repos publiques et sous forme d'ASBL sont de plus grande taille que
les maisons privées, ce qui ce confirme dans l'établissement
observé : d'après Mr Marc, la taille moyenne d'une maison de
repos (et de soins) serait de 90 unités de l ogement32.
L'établissement en question en comprend 137, il s'agit donc d'une
structure « relativement grande » d'après ses mots. Qui dit
grande structure dit tendance à la standardisation comme méthode
privilégiée de coordination (Mintzberg 1998).
De plus, après comparaison des prix
demandés à la j ournée33, les maisons de repos
publiques se situent entre les ASBL (plus chères) et les privées
(moins chères) (SPF 2009). « Une explication possible peut
être la politique différente qui est notamment menée par
rapport à l'effectif en personnel. Une maison de repos privée
tentera d'employer un encadrement minimal en personnel pour réduire
ainsi les coûts et pouvoir demander un prix journalier inférieur.
Une maison de repos sous forme d'ASBL sera, en revanche, moins tentée de
réaliser des économies sur le personnel, ce qui l'obligera
à pratiquer des prix journaliers supérieurs. Cela vaut aussi pour
une maison de repos du CPAS, mais le prix journalier sera maintenu à un
niveau légèrement inférieur grâce à
l'intervention financière de l'autorité commune dans le
fonctionnement de la maison de repos » (SPF 2009 : 25). Je reviendrai sur
le prix de l'établissement dans le chapitre suivant.
3.2 Un contrôle externe
Le directeur m'a confié qu'en
réalité, il n'avait pas beaucoup de pouvoir dans la
32 C'est-à-dire les lits disponibles, donc la
capacité d'accueil des établissements. Autrement dit, leur
taille.
33 Attention, le prix varie en fonction de chaque
établissement en fonction des différents services
proposés.
29
maison : sa tâche se « résume »
à faire l'intermédiaire entre le CPAS de Bruxelles et
l'organisation de la maison de repos et de soins. Ainsi, me dit-il, il se
trouve parfois incapable de répondre aux demandes de résidents vu
les normes décidées au niveau supérieur, appliquées
alors dans les cinq établissements, de façon homogène. Par
exemple, le CPAS n'alloue pas de fonds pour l'aménagement et l'entretien
de cuisine : les repas proviennent des Cuisines Bruxelloises qui les apportent
matin, midi et soir. Dans la maison, il reste juste la préparation de
gaufres les mardis et jeudis, ayant notamment pour but d'emplir
l'établissement d'une bonne odeur, et d'ainsi créer un sentiment
de « chez-soi », toujours d'après le directeur.
Face à cette situation de délocalisation
imposée de préparation des repas, comment répondre
à la demande des résidents qui se plaignent, par exemple, de ne
jamais avoir de frites ? En effet, les repas étant
préparés bien avant la distribution, ils sont
réchauffés sur place. Les frites ne sauraient subir ce
traitement, elles en perdraient tout leur croquant ! Mr Marc s'est alors permis
d'acheter deux grosses friteuses (service de +- 40 personnes) qu'il entrepose
à la cave. Ainsi, de temps à autre, des frites sont
proposées aux résidents34, mais cette information doit
rester confidentielle, le directeur y engageant sa propre
responsabilité.
Ce pouvoir externe, analysé comme un des
facteurs de contingence pouvant pousser l'organisation vers l'une ou l'autre
configuration structurelle, « a pour effet de concentrer les pouvoirs de
décision au sommet de la hiérarchie et d'encourager l'utilisation
de règles et de procédures pour le contrôle interne »
(Mintzberg 1998 : 260). En d'autres mots, le fait que l'organisation soit
contrôlée par l'extérieur, encourage la centralisation et
la formalisation de la structure, et ce, afin que le contrôle soit plus
facilement réalisable. Cela a tendance à accroître un style
d'organisation bureaucratique.
Ce contrôle externe, je l'ai ressenti dès
mon entrée sur ce terrain. Lors du premier échange de mails avec
Monsieur Marc35, il m'a demandé un projet écrit de
mémoire, « vu que je suis obligé d'envoyer votre projet
à mes supérieurs » et ensuite, suite à une
interprétation différente du mot « fin de vie »
utilisé dans la description de mon projet, il me refusa l'accès
de la maison. Pourquoi ? Derrière le mot « fin de vie » se
cache, croyait-il, la question de l'euthanasie, question assez
controversée. Sans entrer dans les détails, il me fait comprendre
que la maison se devait de garder une certaine position sur la scène
politique, et qu'une investigation autour d'une question aussi délicate
et controversée n'était pas la bienvenue dans
34 Et ceux-ci en sont plus que ravis ! rai
constaté moi-même leur enthousiasme et leurs remerciements lors du
conseil des résidents de février 2013.
35 Conversation en Annexe 2.
36 Ceci peut s'expliquer par le pluralisme institutionnel
qui existe aujourd'hui, dont les résidences-service, assez
coûteuses, font partie et vers lesquelles une personne aisée
nécessitant de l'aide peut alors se tourner.
30
un organisme du CPAS. En réalité, c'est
l'image du CPAS que véhicule la maison. Le directeur se doit donc de
rester prudent (Mintzberg 1998) et de me refuser l'accès à ce
terrain, pour des questions extérieures à lui.
Michel Crozier (1964) montre qu'en
réalité, dans une organisation bureaucratique de ce type (cf.
chapitre 5), la hiérarchie formelle est trompeuse : les hauts dirigeants
ne feraient que suivre les règles, s'y soumettraient plus que tout autre
personne tandis que les « petits » effectifs, les exécutants,
se situant dans le bas auraient plus de marge de manoeuvre. Crozier observe
donc un déplacement du pouvoir, et ce grâce à
l'organisation bureaucratique elle-même. Je pense pouvoir rapprocher
cette théorie du cas observé : le directeur n'a fait que suivre
les règles vu son statut de subordonné direct et isolé au
CPAS. Au niveau du personnel par contre, aborder le thème de la mort, de
l'euthanasie, n'a posé aucun problème. Ainsi donc, à
l'instar de l'état dans le domaine de l'art, le CPAS de Bruxelles «
joue fatalement un certain rôle dans la réalisation [de la prise
en charge]. [Il] défend ses intérêts en soutenant ce qu'il
approuve et en mettant des entraves à ce qu'il désapprouve, ou en
l'interdisant purement et simplement » (Becker 1988 : 178 --
179).
|