CHAPITRE 2 :
UN ETABLISSEMENT DU 16ème SIECLE
« Il y a toujours trois soeurs dans la maison,
elles s'occupent de petites choses, elles aident par exemple à tenir la
caisse ou à organiser les messes, ... mais elles sont très
âgées maintenant ! [...] Enfin, elles sont toujours chez elles
ici, elles ont leur appartement dans une partie à part de la maison,
avec leur cuisine et tout ce qu'il faut ! » (Mr Marc. directeur de la
maison )
|
Comment ce bâtiment, à l'architecture
quelque peu atypique, est-il devenu une maison de repos et de soins ?
D'où viennent les soeurs qui circulent dans les couloirs ? Pour y
répondre, il faut se tourner vers l'histoire de l'établissement,
cette dernière prenant place dans le « monde » de la prise en
charge (Becker 1988 ; D odier 1993). L'évolution du bâtiment et de
la direction ainsi que celle du règlement et de la population accueillie
forment les deux points de ce chapitre.
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a Les Capucines » vues du ciel 2.1 Le
bâtiment et sa direction
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C'est au 16ème siècle, dans
un quartier riche hors des remparts de la ville de Bruxelles, au croisement des
rues A. et des U., que le Seigneur de Havré fit construire l'Hôtel
Havré, s'insérant parfaitement dans le paysage de la « rue
aristocratique bordée de vastes hôtels de maitre » (Mardaga
1994 : 413) qu'était la rue des U.. En 1673, l'hôtel et toutes ses
dépendances sont vendus aux dames Ursulines de Mons, ayant, depuis peu,
l'autorisation de migrer sur Bruxelles19. En 1798, les soeurs sont
expulsées du bâtiment et le projet d'hospice de Grégoire
Sjongers, à la tête de divers refuges pour indigents, est
retenu.
Fin mai 1805, l'ancien couvent se recycle ainsi en
« refuge pour vieillards aux Capucines » et accueille 32
pensionnaires. Sjongers à sa tête, le refuge est alors
financé par certains « bienfaiteurs fortunés » (Expo
2003) de la ville de Bruxelles. En 1808, le bâtiment, alors
propriété de Napoléon, est légué à la
ville de Bruxelles à condition qu'elle s'engage à
19 Voir l'ouvrage de 1903 intitulé
Sainte-Ursule et ses légions pour l'histoire de la migration de
ces soeurs.
19
« maintenir cet établissement et de faire
à ses frais les réparations de tout genre
»20.
Après quelques années difficiles
financièrement, la commission administrative fit appel, en 1837, aux
soeurs de la Providence21, qui gérèrent alors la
direction interne de l'établissement, et ce, jusqu'en 1977.
Début du 20ème siècle,
le bâtiment étant vétuste et à la limite de
l'insalubrité, des travaux de rénovation sont entrepris. Le
financement provient d'abord de dons privés et ensuite du Conseil des
Hospices (qui deviendra par la suite la Commission de l'Assistance Publique -
CAP - , puis le Centre Public d'Action Sociale - CPAS - que nous connaissons
actuellement). Ce dernier viendra également en aide au refuge lors de la
première guerre mondial, le refuge abritant alors 357 pensionnaires
(dont de nombreux orphelins et pauvres accueillis durant cette période
difficile).
Un changement radical dans la gestion de
l'établissement s'opère dans la période de l'entre deux
guerres : « les liens entre le Refuge et la CAP sont très anciens,
leurs relations, longtemps informelles, sont pour la première fois
codifiées en 1929 de façon à les mettre en concordance
avec les lois régissant la bienfaisance publique » (Expo 2003). Ce
n'est que la continuation logique de ce processus qui s'illustre dans les
années 70' : le CPAS de Bruxelles prend en main la gestion de
l'établissement. Ceci entraîne une métamorphose importante
au niveau directionnel : la laïcisation de l'établissement. A
partir de 1977, la direction est laïque.
Le Refuge est requalifié « maison de repos
» en 1976 et devient « maison de repos et de soins » en 1993,
accueillant aujourd'hui 137 résidents. Cette dernière
étape de l'évolution de l'établissement illustre la
tendance générale annoncée plus haut de regroupement des
lits MR et MRS. José Pince (2000), analysant les aspects financiers qui
tournent autour de la prise en charge des personnes âgées,
confirme que cette requalification de lits « normaux » en lits «
pathologiques » constitue un réel avantage pour les
établissements de prise en charge. De plus, plus l'établissement
est grand, plus cela sera avantageux financièrement. Ces structures,
mixtes et importantes, symbolisent selon lui les nouveaux dispositifs de prise
en charge.
L'histoire de ce bâtiment recoupe bien celle que
raconte Bernard Hervy (1999) : l'origine des maisons de repos (et de soins)
serait à chercher dans les établissements religieux accueillant
ces exclus (malades, orphelins, handicapés, vieillards,...), et ce,
depuis le moyen-
20 Extrait du décret impérial, signé
par Napoléon le 11 décembre 1808, faisant ainsi don du
bâtiment à la ville.
21 Ces soeurs avaient acquis une bonne réputation
en matière de gestion d'établissements de prise en charge et
resteront actives en Belgique notamment dans les écoles, les prisons et
les hospices.
20
âge22. Si en France, les hospices
sont restés pour la plupart, des établissements religieux
jusqu'en 1880, date à partir de laquelle s'opère la
laïcisation de la fonction publique, en Belgique, la situation se
rapproche plutôt de celle décrite par Robert Castel :
« même du point de vue institutionnel, le
rôle de l'Église est à lire en continuité d'avantage
qu'en rupture avec les exigences d'une gestion de l'assistance sur une base
locale. Si les principales pratiques assistantielles se sont localisées
d'abord dans les couvents et les institutions religieuses, et si
l'Église a été longtemps la principale administrative de
l'assistance, le passage s'est fait sans solution de continuité avec les
autorités laïques. Il y a d'ailleurs moins eu passage que
collaboration et renvois incessants entre une pluralité d'instances
[...] dont les différences ne relèvent nullement de l'opposition
du public et du privé » (1995 : 92).
C'est bien ce que la brève histoire de
l'établissement met en avant : un va et vient entre aide religieuse et
aide publique, de façon plus ou moins formalisée. Ainsi
pouvons-nous comprendre la présence des trois dernières
religieuses de la maison : « au pouvoir » jusqu'en 1977, ayant
toujours vécu dans cet établissement, elles sont là chez
elles et le CPAS les autorise à rester. Il ne leur incombe plus aucune
obligation mais l'une d'elle s'occupe toujours de gérer la caisse du
petit magasin (mouchoirs, bics, shampoings, etc.) tenue à l'accueil,
l'autre s'occupe de la chapelle et des messes, et la troisième, fort
âgée, reste dans l'appartement à l'écart de la vie
de la maison. Ces soeurs sont, pour ainsi dire, une empreinte de
l'histoire...
2.2 Evolution du règlement
Critères de
sélection
En 1805, la maison actuelle se présente comme
« un humble refuge abritant de pauvres vieillards » (Expo 2003) avec
au total, 32 personnes dont 5 aveugles et 3 centenaires. À cette
époque, les vieillards souffrant de maladies contagieuses se voyaient
refusés et les personnes candidates devaient présenter leur
certificat d'indigence, délivré par le curé de la
paroisse. L'entrée et le séjour au refuge étaient alors
gratuits.
L'augmentation du nombre de résidents
entraîne une modification du règlement ainsi que les conditions
d'accès. Ces dernières, en 1824, stipulent que :
«pour être admis au Refuge gratuitement, il
faut avoir 70 ans accomplis, être domicilié à Bruxelles
depuis dix ans au moins, et être muni d'un bon certificat de
moralité et d'indigence, délivré par MM. les curés,
maître des pauvres et commissaire de police de l'arrondissement du
domicile (...) »
22 George Minois (1987) fait remonter l'origine de ces
établissements au 13ème siècle.
21
(art.29) ; « aucun individu atteint de
cécité, de maladies incurables et chroniques, ne pourra
être admis » (art.37) (Expo 2003).
Il faut préciser qu'il ne s'agissait pas de
chambres individuelles comme aujourd'hui mais bien de dortoirs, l'un pour
hommes, l'autre pour femmes ; le risque d'épidémie et de
contagion était donc bien réel. Néanmoins, tout doucement,
la sélection de candidats se durcit.
Aujourd'hui, la sélection s'opère
toujours sur base territoriale (art. 5/a du ROI), le certificat d'indigence et
le rapport du chirurgien sont remplacés par un « bilan
médical, psycho-social et financier » (art. 5/b du ROI) ; et le
candidat doit être âgé de 60ans au moins23.
Officiellement : « La maison de repos s'adresse à tout
résident, qu'il soit valide ou qu'il nécessite des soins ou de
l'aide dans les actes de la vie journalière. Elle dispose, en tout
temps, du personnel suffisant en nombre et en qualification pour fournir au
résident les soins nécessaires et assurer l'entretien et la
propreté des locaux » (art. 6 du ROI). J'ai montré cependant
dans le chapitre précédent que s'opérait une seconde
sélection, propre à chaque établissement, selon le type
d'architecture, le type de pathologie du candidat, selon le nombre et surtout
l'emplacement des places disponibles dans l'établissement.
Normes d'hygîène
En 1816 sort le premier « règlement du
directeur ». Celui-ci stipule entre autre que :
« Tous les samedis, le directeur fera une
inspection bien exacte de la maison pour s'assurer si les literies, les murs,
les fenêtres sont tenus bien propres et en bon état, ce qui est un
point très essentiel tant pour la santé des Individus que pour
l'honneur de la maison » (art.8) (Expo 2003).
Aujourd'hui, l'article 12 du ROI demandant au
résident d'être décent sur lui, de maintenir sa literie
propre et de respecter les ordres du personnel en matière
d'hygiène, lui fait écho. Cependant, malgré le fait que
« la direction de l'établissement veillera à la tenue et
à l'hygiène des résidents » (art. 12), le directeur
semble être totalement détaché de la vie pratique de la
maison et délègue donc ces tâches au personnel.
îe sexuelle
En 1808, le premier couple de vieillards entre dans
l'établissement mais ils dormiront dans les dortoirs
séparés. Il faut attendre une quarantaine d'années pour
que soit construite une aile réservée aux couples : « le
mari et la femme y sont admis, et peuvent y continuer la vie
23 Une maison de repos et de soins, comme je le
mentionnais, peut accueillir néanmoins 10 % de -- 60 ans.
22
commune » (règlement 1949).
Néanmoins, les religieuses alors à la tête du refuge
(jusqu'en 1977) ne voient pas d'un très bon oeil cette cohabitation des
sexes. Aujourd'hui, et il me semble que c'est ici le domaine qui a le plus
évolué, la maison de repos « garantit au résident le
respect de sa vie sexuelle et affective et de son orientation sexuelle »
(art.3 ROI). Certains membres du personnel restent toutefois mal à
l'aise devant cette liberté promise et acceptent difficilement les
relations sexuelles au sein des résidents.
Travail forcé
La gratuité du 19ème siècle
n'était en réalité pas si gratuite : les pensionnaires se
voient obligés de travailler aux côtés des soeurs. On peut
lire dans le règlement de 1877 :
«Les pensionnaires valides doivent aide et
assistance dans les travaux de ménage ou tous autres ; ces travaux
seront proportionnés à leurs forces et à leurs aptitudes.
Les pensionnaires désignés par les personnes
déléguées ne peuvent se soustraire, sous peine de consigne
ou d'exclusion, à l'obligation de soigner les infirmes» (art. 15) ;
« Le travail dans les ateliers commencera, dans la première
période [septembre - avril], à 8 %2 heures pour cesser à
midi, et recommencera à 1 %2 heure pour finir à 4 %2 heures. Dans
la seconde période [mai - août], les heures de travail sont
fixées de 8 heures à midi et de 1 %2 heure à 5 heures de
relevée » (art.21) (Expo 2003).
Ainsi les hommes s'occupent entre autre du charbon et
du bétail ; les femmes de la préparation des repas. On retrouve
cette logique, décrite par Robert Castel, de mise au travail
forcé, comme il était le cas dans l'Hôpital
général ou dans les dépôts de mendicité du
18ème siècle. Ces institutions de travail,
basée sur « la technologie panoptique et la division des
tâches » (1995 : 253), accueillaient les « pauvres »,
définis alors comme « toute personne qui n'aurait point de
propriété apparente ou présumable, ou de moyens de
subsistance honnêtes ou suffisants » (J. Bentham cité dans
Castel 1995 : idem). Le refuge pour vieillards suivait cette
même logique de mise au travail des pensionnaires.
Aujourd'hui, le seul « travail » en charge
du résident se résume à « veiller à ne pas
porter atteinte à la propreté de la chambre, de
l'établissement et des abords » (art. 19/c ROI). Toutes les autres
tâches se voient effectuées par le personnel, tant les
repas24 que toutes petites réparati ons25. Loin de
faire travailler les résidents, l'idée est maintenant de les
laisser se « reposer », même s'ils désirent mettre la
main à la pâte (cf. chapitre 7).
24 « L'établissement assure [...] au moins un
repas chaud par jour [...] ; l'établissement doit pouvoir à tout
moment servir une collation aux résidents qui le souhaitent [...] sans
frais supplémentaires » (art. 13 ROI)
25 « Seul le service d'entretien est habilité
à réaliser des menus travaux d'aménagement [...] »
(art. 19/d ROI).
23
Culte
A titre plutôt anecdotique, si la prière
du soir est obligatoire au milieu du 19ème au risque d'être «
consignés pour huit jours et, en cas de récidive, pour quinze
», fin de ce siècle, l'obligation est levée. Cependant, les
pensionnaires se voient obligés de se rendre aux « services
funèbres » (enterrements) de riches personnes car grossissant
l'assemblée, ils reçoivent une petite somme d'argent que le
refuge ne refuse pas. Ainsi, « à cet effet, ils s'habilleront de la
manière la plus convenable possible » (art. 14, 1877). Aujourd'hui,
la liberté de culte est de mise et aucune obligation ne
persiste.
Civilité
En 1877 : « Il est strictement
défendu de se servir d'expressions injurieuses ou grossières ;
toutes querelles, injures et voies de faits sont sévèrement
punies. Une première querelle est punie d'une consigne de huit jours
à un mois, les récidivistes peuvent être exclus. »
(art. 32) ;
En 2011 : « Afin de créer un
climat paisible et harmonieux, les résidents sont invités
à se comporter entre eux avec courtoisie et à s'aider
mutuellement. Le résident traitera le personnel avec bienveillance et
politesse [...]. » (art. 3)
Ces illustrations montrent bien la transition dans la
gestion de corps que propose Michel Foucault (1975). Sans entrer dans les
détails, on remarque d'abord l'utilisation de la menace de la sanction
directe (exclusion) puis par la suite, la référence à la
discipline, à la civilité, cachant alors les sanctions
sous-jacentes, entendues sous l'expression « prendre les mesures qui
s'imposent » (art. 21 du ROI).
*
J'ai tenté de montrer dans cette seconde partie
de chapitre l'évolution des objets, ici le règlement et la
convention, permettant la c oordinati on26 entre les acteurs que
Nicolas Dodier (1993) appelle « appuis conventionnels communs » et
que Foucault nomme « l'infra-pénalité » (1975). Il
s'opère en réalité, un changement radical de vision des
bénéficiaires. D'un refuge accueillant les indigents,
s'élevant parfois à plusieurs centaines et ne possédant
que peu de droits mais bien des devoirs, on trouve aujourd'hui un lieu tout
autre :
En 1877 : «Tous les pensionnaires
doivent respect et obéissance à l'Administrateur ainsi qu'aux
personnes déléguées. Ils sont tenus de se conformer aux
ordres qui leur sont transmis » (art.3)
En 2011 : « La maison de repos garantit
au résident de pouvoir mener une vie conforme à la
26 Attention à ne pas confondre coordination et
coopération. Cette dernière « doit [...] être comprise
comme une condition nécessaire pour la réussite d'une
activité coopérative » (Menger 1988 : 18). Pour aller plus
loin, voir Ullman-Margalit E., 1977. The Emergence of Norms. Oxford :
Clarendon Press.
24
dignité humaine, notamment en s'abstenant de
toute mesure de contrainte à son encontre, [...]27. La maison
de repos garantit au résident la plus grande liberté lors de son
occupation des lieux, pour autant qu'elle ne porte pas préjudice aux
autres et à la vie collective » (art 3 du ROI) .
Loin de nous le travail forcé, les obligations
strictes, les interdits, etc. Aujourd'hui la priorité est aux
résidents : ils forment le point central, le noeud autour duquel
l'institution doit tourner. Dupré-Lévêque note
qu'actuellement l'institution « n'est plus un lieu de pouvoir, capable de
contraindre les résidents à certaines activités ou
rôle, même si elle estime qu'ils sont essentiels à la
stabilité de leur identité » (2001 : 221).
L'établissement n'agit plus dans une optique de charité, qui
placerait les bénéficiaires dans une position de
redevabilité mais bien dans une optique de contrat où l'individu
« est censé avoir accepté une fois pour toutes, [les lois]
mêmes qui risquent de le punir » (Foucault 1975 : 106) et de
réciprocité (Genard 2009). Le résident est de nos jours
amené à participer à l'organisation de la vie collective
via le conseil participatif et la « boite à suggestions »
(cependant vide la plupart du temps). Il est également autorisé
(art. 18 ROI) à introduire une plainte auprès du directeur et/ou
auprès de l'administration. La logique est inversée : d'un
pensionnaire soumis aux exigences du refuge, on passe à une maison de
repos devant répondre aux exigences des résidents.
Encadré 1 : Le travail des
résidents
Anselm Strauss (et c o. 1997) note que si il n'existe
plus de travail officiel, les patients d'hôpitaux participent
néanmoins activement à l'organisation du travail, assurant son
bon fonctionnement. Les résidents agissent tout d'abord « avec tact
» (Goffman 1973a : 219), c'est-à-dire qu'ils se conforment au
rôle que l'on attend d'eux et ne cherchent pas à perturber la
pièce : « on les comprend bien », « je vais pas les
déranger pour ça », « si je peux les faire rire, je le
fais ! Ça doit pas être facile de travailler ici tous les jours...
», « tant que je peux le faire seule, autant le faire ! » sont
des phrases souvent répétées par les résidents,
faisant écho à l'idée de « dressage des corps »
que je développe plus loin (cf. chapitre 8). Ainsi, il est
demandé aux résidents de rec onnaitre le travail des soignants
(de Hennezel 2004) et de coopérer (Genard 2009b)28.
Toutefois, James Scott (2008) note que si cela illustre le « texte public
», d'autres discours peuvent être tenus, illustrant alors le «
texte caché » (cf. chapitre 9).
Ainsi, en plus de cette reconnaissance du travail du
personnel, les résidents offrent différents degrés
d'entraide au quotidien (faire leur lit, gérer leurs médicaments,
etc.). Si Mallon y voit un moyen de se démarquer des autres en montrant
que l'on peut se passer du personnel (2005 : 144), je pense que ces
résidents ont également besoin de ces gestes pour se sentir
« vivre », se sentir utiles (cf. déprise inquiète,
chapitre 7). Il s'agit alors d'une
|
27 Exception : voir les « mesures en matière
de contention, surveillance ou isolement » (art. 16)
28 Excepté pour les personnes placées en
soins palliatifs envers qui « toute attente de réciprocité
se trouve tendanciellement levée même si elle peut bien sûr
être présente. Les conditions de l'intervention sont
telles
que rien ne peut lui être demandé en
échange.» (2009b : 6)
25
forme de coopération : les soignants
délèguent aux résidents pour leur faire plaisir et ceux-ci
prennent ces tâches à coeur, pour eux et pour soulager le pers
onnel29.
Cette transition se ressent dans les termes
utilisés également : le refuge, « lieu, endroit
où quelqu'un qui est poursuivi ou menacé peut se mettre à
l'abri » (Larousse 2013) devient résidence, maison,
«bâtiment construit pour servir d'habitation aux personnes
» (idem) ; le pensionnaire, « personne logée
et nourrie dans un établissement public spécial »
(idem) devient résident, « personne qui habite
dans un lieu donné » (idem). Le refuge offrait
hospitalité, la maison de repos encadre les différents «
chez-soi », sur base d'un contrat, d'un accord explicite entre les deux
parties30. De plus, les sanctions s'externalisent (art. 15 ROI) : le
directeur peut se décharger de la responsabilité d'une
décision et envoyer l'affaire au niveau du CPAS. Ce dernier peut alors
l'envoyer devant la justice belge. On retrouve ici l'idée de Michel
Foucault (1975) qui remarque que les sanctions se voient prises en dehors des
lieux des délits, dans les tribunaux. Cela permet de donner un
caractère officiel, légal, aux déviances rapportées
mais aussi de déresponsabiliser les acteurs en jeu.
Je pense pouvoir avancer ici que la prise en charge
des personnes âgées a évolué d'une prise en charge
totale au niveau décisionnel (aucun espace pour l'autonomie des
pensionnaires) mais demandant une aide physique (travail forcé),
à aujourd'hui l'inverse : une prise en charge matérielle et
physique mais une demande de participation financière et
décisionnelle, illustrée par le schéma «
Évolution de la prise en charge » :
Évolution de la prise en
charge
Je me tourne encore vers Jean-Louis Genard pour aller
ici plus loin. Le grand partage (fous/sains d'esprit ; coupable/innocent ;
malade/en bonne santé ; etc.), dont je parlais plus
29 Notons le cas de Mme Van. qui a
décidé de prendre en charge ses médicaments, non pas par
désir de soulager le personnel, ni par souci de garder son autonomie
mais mécontente des trop nombreuses fautes dans la préparation de
ses médicaments...
30 Via la signature du règlement d'ordre
intérieur et de la convention du CPAS tous deux arrêtés par
le conseil de l'Action Sociale le 29 juin 2011« approuvée par les
membres du Collège réuni de la Commission Communautaire Commune
de Bruxelles-Capitale, [...] et ce, conformément à l'article 41,
$1, de l'arrêté du Collège réuni du 3 septembre 2009
[...] » (ROI et Convention page 1)
31 Termes du dépliant officiel de la
maison
26
haut, n'a donc plus lieu d'être aujourd'hui. Si,
lors de la première modernité, les vieillards étaient
enfermés, considérés comme irresponsables et demandant
donc une prise en charge totale au niveau décisionnel, la
deuxième modernité, se base sur le postulat que l'individu
:
« se trouve à tout moment, dans sa
fragilité, susceptible de basculer, de décrocher, mais en
même temps, chacun possède toujours des ressources qu'il s'agit de
déceler, et sur lesquelles il faut s'appuyer. » L'individu garde
toujours ainsi « la capacité de se prendre en charge, de s'assumer,
d'être responsable de soi, de s'en sortir, de pouvoir être autonome
» (Genard 2009 : 35).
Ainsi les structures de prise en charge actuelles ont
pour but de promouvoir l'autonomie de la personne le plus longtemps possible,
contrairement à ce qu'Hélène Thomas observe (cf. chapitre
1). Elles forment de multiples « dispositifs de « capacitati ons
» qui plutôt que de se contenter de ranger des êtres dans des
classes [comme nous l'avons vu dans l'histoire de Jean-Pierre Bois],
s'efforceront de les tirer vers des états de renforcement de leur
pouvoir-être et faire, c'est-à-dire de leur autonomie »
(Genard : 31). Ainsi, s'explique le désir de préserver
l'autonomie, la capacité décisionnelle de la personne dans la
maison observée.
En ce qui concerne le désir de laisser se
reposer les personnes, le désir de créer des espaces où
elles pourront terminer leurs jours « dignement », dans un «
climat paisible et harmonieux »31, je pense que l'idée
de « dette sociale » (Feller 2005 ; Gutton 1988 et Bois 1989 dans
Bourdelais 1990) peut nous éclairer : ayant travaillé pour la
patrie toute leur vie, il faudrait aujourd'hui témoigner du respect aux
anciens. Ceci expliquerait en partie l'avènement d'une politique propre
à la vieillesse, séparée de l'assistance aux pauvres,
reconnaissant alors un statut particulier et une prise en charge
particulière, plus respectueuse des personnes âgées. Michel
Philibert note que ce droit au repos (illustré par le
système de pension) a été octroyé aux personnes
âgées depuis le milieu du siècle passé, suite au
constat de leur inadaptabilité aux nouvelles conditions de travail,
étant plus lentes et moins flexibles :
« A mesure que les gens vivent plus vieux, que
les conditions sociales du travail laissent moins d'initiative et d'adaptation
à sa tâche au travailleur individuel, à mesure que le
travailleur âgé est perçu par son employeur et ses jeunes
collègues comme incapable de tenir utilement son emploi, que les
systèmes de pension se généralisent, une population
âgée croissante se voit soumise à, ou
bénéficiaire de, un statut particulier, et va vivre, pour une
période de vie de plus en plus longue, dans une situation
d'oisiveté pensionnée et instituée, avec des ressources
diminuées, un droit au repos prenant insidieusement la
relève du droit au travail » (Philibert 1984 :
21).
***
27
Le style de prise en charge prônée dans
la maison de repos et de soins observée résulte d'une longue
histoire, mêlant histoire sociale, dite « histoire
générale » (Philibert 1984), et histoire spécifique
à l'établissement, les deux étant inséparables
(Dodier 1993). Les documents propres à la maison et les analyses
d'historiens ont permis de montrer que l'évolution de
l'établissement est à comprendre en lien avec l'évolution
des formes de prise en charge de la personne âgée. Cela permet de
« renouveler le regard et rompre avec l'évidence » (Urbain
2003 : 114), rompre avec la naturalisation de cette prise en charge en mettant
ici en avant la spécificité de cette dernière (autonomie
et contribution financière mais non corporelle) où les
résidents sont au centre des préoccupations et le personnel
à leur service. Ils deviennent clients à satisfaire et
profitent de l'appui du directeur au lieu de pensionnaires dans une position de
redevabilité. Gardez cela en tête à la lecture de ce
mémoire car les conséquences de ce renversement se font toujours
ressentir aujourd'hui.
Tournons-nous maintenant, comme annoncé en
début de travail, vers les caractères public et bruxellois de la
maison. Qu'elles en sont les implications concrètes ?
28
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