1.2 Une vue de l'intérieur
Comme mentionné ci-dessus, cet
établissement est qualifié de « mixte ». Ceci n'a rien
d'exceptionnel : la reconversion de lits MR en lits MRS s'avère
être la tendance actuelle de prise en charge. Depuis 1996 à
Bruxelles, le nombre de lits MR a diminué de 20% tandis que l'offre de
lits MRS a augmenté de 300% (selon les chiffres de l'INAMI
2013).
Pour expliquer brièvement la situation : les
MRS, regroupant des cas plus lourds, bénéficient
d'agréments supplémentaires, c'est-à-dire du personnel
qualifié. Une maison de repos doit comprendre au minimum 25 lits MRS
pour être reconnue maison de repos et de soins et disposer de ce
personnel supplémentaire. Le SPF conclut : « au niveau des maisons
de repos, on a besoin d'un bon mélange de personnes âgées
valides et dépendantes ainsi que d'unités de logement MRPA et
MRS, et ce, non seulement d'un point de vue financier, mais aussi du point de
vue de la qualité de vie au sein de la maison de repos » (SPF 2009
: 32). Bref, il semble être plus intéressant pour un
établissement d'être mixte.
Cependant, ce regroupement, s'il améliore la
« qualité de vie » du personnel (en ce sens qu'être
soignant dans un établissement exclusivement réservé aux
cas lourds est bien plus
17 Être vieux n'est pourtant pas être
« malade ». Cependant, dans notre ère
médicalisée (Aiach et Delanoë 1998), toute déviance
devient pathologie, d'où le terme « maladie ». Ces «
maladies » handicapantes sont d'ordre sensoriel (vue, ouie,...),
infectieux (respiratoire, urinaire), nutritionnel (carences liées
à l'âge), moteur (atteinte à la mobilité), psychique
(la démence, alzheimer,...) (Pince 2000).
16
fatiguant que dans un établissement mixte), il
n'améliore en rien celle des résidents valides et autonomes.
Brièvement, j'ai constaté sur mon terrain trois
conséquences de ce regroupement. Premièrement, ces
résidents semblent éviter les contacts avec « les
débiles », « les gagas », « les fous » (selon
leurs termes). S'ensuit une désertion des activités communes,
lieu de « confrontation incessante avec la vieillesse » (Mall on 2005
: 115). Ces résidents restent alors dans leur chambre ou, s'ils en sont
capables, sortent de l'établissement, fuyant ce « dispositif
», au sens foucaldien, qui les rend vieux. Erving Goffman parle lui de la
peur de la « contamination morale » ressentie par les « reclus
». Ces derniers refusent « la conception du monde et
d'eux-mêmes à laquelle ils sont censés devoir
s'identifier» (1968 : 357).
La deuxième conséquence de cette
mixité se présente par l'agressivité
inter-résidents. J'ai été choquée des propos
échangés entre-eux, suite, certainement, à la
non-compréhension des pathologies/démences/dégradations
des uns et des autres. Ne comprenant pas pourquoi une telle personne mange la
bouche ouverte, une autre lui crie « mais c'est dégueulasse, t'es
vraiment une femme dégueulasse, tu manges comme un cochon ! » ; un
autre, un peu plus loin, se fâche sur sa voisine qui lui
répète pour la troisième fois qu'il y a cinéma cet
après-midi là. Une autre encore essaie de faire la causette avec
sa voisine de table au restaurant. Cette dernière tout d'un coup se
fâche et lui crie « Ta gueule ! », laissant cette
première tout émue. Si l'agressivité entre
résidents était bien palpable dans l'établissement, je
pense néanmoins qu'elle peut exister au sein d'établissements
« purs » (MRS ou MR).
Enfin, troisièmement, et ceci serait une des
caractéristiques d'un système bureaucratique (Mintzberg 1998 ;
Busino 1993 ; Genard 2012) ainsi que d'une institution totalitaire (Goffman
1968), le personnel aurait tendance à homogénéiser ses
tâches ainsi que le type de relation entretenue avec les
résidents, ce qui amènerait les plaintes d'infantilisation
:
Mr Bou. : « Ici, les débiles et les
alzheimer, ça fait 80% de la population ! Alors le personnel, il se
conduit en fonction de la majorité des résidents !
Résultat, on est tous considérés comme des enfants de 6
ans ! [...] Tous considérés comme des MRS ! » ; Mme Co. :
« Oh vous savez, ici on est comme des grands enfants ! On dirait qu'on
retourne en enfance ! On ne peut rien décider, tout est fait à ta
place ! » ; Mme Ve. : « Vous savez dans les maisons de repos, il faut
pas trop demander ! [...] on nous prend pour des gosses hein ! » « On
est infantilisé, on n'a plus le droit de rien, rien... on est
très... caporalisés... cadrés ! `fin je comprends,
beaucoup de gens ici ont l'esprit dérangé ! »
Ainsi les résidents se sentant sains d'esprit
seraient associés à la masse de résidents plus
déments et considérés comme tel. La standardisation de la
prise en charge donne lieu à de mini-frustrations quotidiennes comme par
exemple, la frustration de résidents face aux
18 En effet, lors du conseil des résidents (3 mois
après mon arrivée), j'ai encore découvert de nouveaux
visages.
17
couteaux non-coupants : « on pourrait se scier la
main, ça ne laisserait aucune trace ! ». Mr Mohe,
secrétaire, de répondre : « ceux qui ont parkinson, ils
risqueraient de se couper un doigt ! Donc c'est mieux que tout le monde ait un
couteau lisse... ». Même constat pour le type de nourriture, pour
les horaires, pour les activités, bref, la liste est longue. La vie
quotidienne s'abaisse au niveau des personnes démentes, au
détriment des autres, valides et autonomes.
De ces trois conséquences, la première
seulement a entravé quelque peu mon observation. En effet, les
résidents « qui sont justes là pour un problème de
santé » (Mr B ou.) se montrent plus mobiles et plus discrets, voire
invisibles18, donc plus difficiles à trouver !
***
La population présente en maison de repos se
trouve ainsi sélectionnée parmi les personnes âgées
ne pouvant plus vivre seules. Contrairement aux illusions populaires, («
aujourd'hui tout le monde meurt en maison de repos ! »), suite au
développement des services de soins à domicile et des centres de
courte durée, les personnes âgées hébergée
dans ce type d'établissement ne constituent qu'une toute petite partie
de la population des 60+. Les maisons de repos (et de soins) illustrent les
« dernières formes » de prise en charge sur le continuum
institutionnel. De plus, suivant la tendance actuelle de création de
maisons mixtes, se retrouve un panel très diversifié de profils
de résidents dans l'établissement, engendrant alors des tensions
au sein de ce groupe de personnes. Nous verrons plus loin que les personnes MR
sont néanmoins séparées des personnes MRS, créant
alors des espaces aux dynamiques tout à fait
différentes.
Néanmoins, si le présent chapitre situe
le lieu de terrain observé dans le paysage institutionnel actuel, il
n'illustre en rien la trajectoire historique qui amena l'établissement
à la fonction de maison de repos et de soins. L' «
archéologie » de ce bâtiment fait l'objet du chapitre
suivant, l'analyse historique de la prise en charge des personnes
âgées étant nécessaire pour comprendre le contexte
actuel (notamment Philibert 1984 ; Rosenmayr 2001).
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