PARTIE I
LE CONTEXTE DIT « LOINTAIN »
Ou : Analyse des éléments de la
situation
Page de couverture du dépliant officiel
de la maison
10
CHAPITRE 1 :
UNE MAISON DE REPOS ET DE SOINS
1.1 Une population spécifique
Une première
sélection
Pour bien comprendre le type de population
fréquentant les maisons de repos et de soins, il faut se pencher sur la
situation actuelle de la prise en charge, sur les différents services
proposés aux personnes âgées face au vieillissement.
Aujourd'hui, et ce depuis les années 20005, on observe une
diversification et une multiplication des établissements et des services
dédiés à cette population. Suite à cela, des
centres d'informations - comme l'Asbl bruxelloise « Infor-home » ou
la Sprl « Webseni or » - « renseigne[nt] les personnes
âgées et leur entourage sur le choix de maisons de repos et se
mobilise[nt] continuellement pour une amélioration de leur
qualité de vie » (Infor-home).
En Belgique, pour les personnes de 60 ans au moins,
existent des maisons de repos et maisons de repos et de soins, des
résidences-service, des centres de soins et centres d'accueil de jour et
des centres dits de court séjour. Chaque établissement accueille
un type particulier de personnes, en fonction entre autres de leur revenus et
de leur état de dépendance et/ou d'autonomie6. Avant
de passer à la population prise en charge par les maisons de repos (et
de soins), voyons en vitesse ce qu'il en est dans les autres types de
services.
La résidence-service comprend un
ensemble de bâtiments destinés aux personnes âgées
autonomes qui y vivent en tant que propriétaires ou locataires et
disposent, selon leurs envies, de toutes sortes de services (repas,
activités, entretien, soins infirmiers,...). Les centres de soins de
jour (une dizaine dans la région bruxelloise) prennent « en
charge les personnes en souffrance psychique et/ou physique nécessitant
un accompagnement et des soins pendant la journée afin de retarder un
placement en maison de repos » (CSJ 2013). Les centres d'accueil de
jour (2 en région bruxelloise) proposent la même formule que
les précédents mais visent un public moins souffrant. Un
centre de court séjour est un « établissement
d'hébergement,
5 Selon les chiffres de l'INAMI en 2013
6 Il s'agit de deux processus différents : le
degré de dépendance se mesure par la capacité, ou non,
d'accomplir des actes quotidiens (évaluation par l'échelle de
Katz), tandis que l'autonomie signifie la capacité à
régler sa vie, à prendre des décisions, à s'assumer
seul, que l'on soit valide ou non (dépendant ou non) (Cadarec 2004 ;
Drulhe et Clément 1998).
11
médicalisé ou non, visant à
assurer la sécurité matérielle, affective et psychologique
des personnes âgées pour une durée de séjour qui
peut varier de quelques jours à quelques semaines » (Webseni or
2013).
À ces formes plus conventionnelles de prise en
charge de la personne nécessiteuse, s'ajoutent encore les dites «
alternatives ». Ainsi, il existe les formules d'habitats groupés,
de logements intergénérati onnels ou encore, les services de
coordination de soins à domicile qui permettent à la personne de
rester le plus longtemps possible dans son milieu. Ainsi, dans cette panoplie
de possibilité, les maisons de repos (et de soins), illustrent « le
dernier chez-soi » (Mallon 2005), pour ceux pour qui « la crise se
routinise » (Baszanger 1995 : 8).
La population acceptée dans une maison de repos
- MR - diffère de celle d'une maison de repos et de soins - MRS : la
première accueillera des « personnes valides ou dont l'état
de santé ne permet plus la vie à domicile à des conditions
satisfaisantes » (Ville de Bruxelles 2013). Une MR ne se voit pas
obligée d'installer une « fonction palliative »7
(FWSP 2013). La MRS, elle, illustre une « structure intermédiaire
entre la maison de repos et l'hôpital, où sont
hébergées, de manière collective et permanente, des
personnes fortement dépendantes qui y bénéficient des
soins requis, de services collectifs et d'aides à la vie
journalière » (COCOM 2013), autrement dit, elle se destine «
aux personnes âgées nécessitant des soins ou une aide dans
les actes de la vie quotidienne » (Ville de Bruxelles 2013).
Répartition des lits
La maison observée relève d'une
troisième catégorie : les maisons « mixtes »,
accueillant autant les personnes MR (59) que MRS (78). En d'autres termes, la
maison est à 43% maison de repos et 57% maisons de repos et de soins
comme l'illustre le graphique « Répartition des lits ». Le
point 1.2 traite plus en profondeur ce constat et les conséquences que
cela implique.
Ainsi la prise en charge des personnes
âgées s'effectue selon un processus graduel, jouant entre le
maintien de son autonomie et sa prise en charge par une personne/une
institution tiers. Le Service Public Fédéral - SPF - divise la
prise en charge comme suit :
« Les soins personnels, où la
personne âgée s'occupe elle-même de ses soins, constituent
le premier niveau. Ensuite, viennent les soins sous couvert où
la famille, les amis ou les voisins s'occupent de la personne
âgée. Les soins extra-muros (troisième niveau)
sont [...] des soins professionnels mais qui sont prodigués au domicile
des personnes âgées. [... Vient enfin] le dernier
7 Grossièrement, il s'agit de mettre en place un
accompagnement spécifique pour les personnes mourantes.
12
(quatrième) niveau de l'offre de soins,
notamment les soins intra-muros, qui comme leur nom l'indique, se
dispensent à l'intérieur d'un établissement. Les
MRPA8 et les MRS ne sont qu'une -- bien évidemment importante
-- partie des soins intra-muros qui intègrent également les
centres de soins de jour, les centres pour séjour de courte durée
[également définis comme les soins transmuraux] et les
serviceflats » (SPF 2009 : 9).
Ce continuum de la prise en charge, s'étendant
des « soins ambulatoires (censés permettre aux personnes
âgées de continuer à demeurer chez elles) aux dispositifs
de soins résidentiels (les soins étant alors entièrement
pris en charge par une institution » et peuplé de « solutions
intermédiaires recherchant un équilibre entre soins et autonomie
» (T.d.b.9. 2012 : 277), s'inscrit dans un processus de
médicalisation de la vieillesse par lequel le recours aux professionnels
pour « tout ce qui touche la santé et le corps » (Faure 1998 :
63) augmente. Cette situation de continuum, Jean-Louis Genard l'explique :
selon lui, nous sommes passés d'une anthropologie disjonctive à
une anthropologie conjonctive. Il nomme cela l'évolution des «
coordonnées anthropologiques », « c'est-à-dire des
grilles interprétatives à partir desquelles se construisent les
représentations de l'humain » (Genard 2009 : 27).
En effet, selon Jean-Pierre Bois, au Moyen Âge,
les personnes âgées étaient associées aux indigents,
aux malades et connaissaient un sort égal : l'enfermement. Au cours de
cette période, « il n'est pas encore question d'une identification
par l'âge, dans une société qui n'est pas numérique,
où l'homme ne connaît généralement pas sa date de
naissance, où seules comptent la capacité à travailler, et
le salut dans la vie éternelle » (Bois 2002 : 14). Ce n'est qu'au
16ème siècle que « les vieux »
commencèrent à apparaître sur la scène sociale, dit
autrement, que le critère de l'âge fut différencié
des autres critères de pauvreté. Commenceront alors à
être distingués les mendiants, les malades ou infirmes et les
vieillards.
Cette division se marque au niveau institutionnel :
auparavant internés dans les dépôts de mendicités ou
les maladreries, au 17ème et bien plus encore dans les
siècles suivants, les vieillards connaissent une prise en charge
spécifique, via les hôpitaux généraux (France) et
les hospices. Ce n'est que fin 19ème (France) qu'on
sépare explicitement les populations d'hôpital et d'hospice, ce
dernier accueillant jusqu'en 1975 (date de suppression légale de ce type
d'établissement) les enfants orphelins et les vieillards.
L'histoire racontée ici par Bois illustre la
période appelée « disjonctive » par Genard,
séparant la population en deux groupes distincts : d'un
côté les personnes responsables, de
8 MRPA -- Maison de Repos pour Personnes
Âgées ; dans ce travail je l'abrégerai à MR --
Maison de repos.
9 Tableau de bord de la santé en région
bruxelloise 2010
13
l'autre, les irresp onsables10.
L'anthropologie conjonctive, liée elle à la deuxième
modernité (du 18ème à nos jours), définit tous les
hommes en tant que responsables et irresponsables. Il n'y a plus
disjonction mais bien « continuum anthropologique » et de ce fait,
une atténuation des limites entre le normal et le
pathologique. « Le modèle anthropologique aujourd'hui
dominant placerait donc l'homme au coeur de ce continuum, toujours dans
l'entre-deux du normal et du pathologique, toujours donc fragile, toujours
vulnérable, mais aussi toujours responsable bien que toujours excusable
» (Genard 2009 : 32).
Ce même auteur nomme « pluralisme
institutionnel » ce paysage institutionnel actuel complexe. Si lors de la
première modernité, l'individu était soit libre, soit
enfermé (asile, prison,...), aujourd'hui, ces lieux ne forment plus que
les extrêmes. « La deuxième moitié du 20ème
siècle a ainsi vu se développer un ensemble de dispositifs (...)
qui « peuplent » d'une certaine façon le continuum
anthropologique en offrant des formes de soins et de prise en charge
adaptées aux différents cas se situant au fil du continuum »
(Genard 2009 : 36). Hélène Thomas se montre plus critique sur la
question : cette panoplie d'établissements engendrerait la
dépendance des personnes âgées. En effet, depuis les
années 90', la vieillesse serait vue comme « une nouvelle
catégorie d'action sanitaire et sociale » (2010 : 53),
plaçant les personnes âgées dans la catégorie des
« vulnérables » qu'il faut protéger. Cette surprotecti
on les rendrait dépendants, incapables de se prendre en charge. J'y
reviens.
Dans notre cas, les maisons de repos (et de soins)
entendues ici11 comme « un lieu de résidence [...]
où un grand nombre d'individus, placés dans la même
situation, coupés du monde extérieur pour une période
relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les
modalités sont explicitement et minutieusement réglées
» (G offman 1968 : 41) illustreraient alors l'extrémité de
la prise en charge, rassemblant sous leurs toits, les personnes les moins aptes
à vivre seules. Michel Foucault place ce type d'établissement
entre l'« hétérotopie de crise » et l' «
hétérotopie de déviation »12, «
après tout, la vieillesse est une crise, mais également une
déviation puisque, dans nos sociétés où le loisir
est la règle, l'oisiveté forme une sorte de déviance
» (2004 : 16). Toutefois, la tendance actuelle, tend vers
10 Pour plus de détails sur ces clivages, je
vous propose la lecture de Robert Castel, 1995. Les métamorphoses de
la question sociale. Paris : Gallimard.
11 Isabelle Mallon refuse ce parallèle car il
existe de nombreuses façon de vivre en maison de repos et ces
dernières, à l'inverse des institutions totalitaires, ne sont pas
des formes d'orthopédie sociale. Il me semble cependant que qualifier
une maison de repos d'institution totalitaire n'interdit pas l'idée
d'importation de la vie antérieure et reconstruction d'une vie
mêlant vie privée et vie institutionnelle. Drulhe et
Clément (1998) nomment ce processus « déprise »
où l'individu s'adapte sans cesse à ses nouvelles conditions de
vie.
12 «Hétérotopie de crise» :
«lieux [...] réservés aux individus qui se trouvent par
rapport à la société et au milieu humain dans lequel ils
vivent, en état de crise ». « Hétérotopie de
déviation » : lieux « où on place les individus dont le
comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la
norme exigée » (2004 : 15 - 16)
14
le maintien à domicile et la
préservation de l'autonomie13 de la pers onne14.
Ainsi, si proportionnellement à la population vieillissante, le nombre
de lits en MR décroit et que certes, le nombre de lits en MRS
croît15, les places en centres de soins de jour et en centres
de courte durée, elles, explosent ! Ainsi, affirme le docteur Tudor,
médecin de l'établissement :
« Il faut pas oublier que ici [dans les maisons
de repos et de soins], ce n'est qu'une toute petite part de la population
âgée hein ! La plupart, ils s'arrangent autrement, ou ils restent
chez eux! » (dr. T.).
Une seconde sélection
Notons qu'il n'existe pas une
population propre à la totalité des maisons de
repos, ni une population propre aux maisons de repos et de soins. En plus de
cette division institutionnelle classant les personnes âgées en
différentes catégories selon leurs besoins d'aide, il existe une
sous-division au sein même de ces catégories. Dans
l'établissement investigué, le directeur choisit ses
résidents. En effet, il peut accueillir « certains types de
résidents mais pas tous ! ». Chaque type d'établissement de
prise en charge sélectionne ainsi les types de démence, les types
de pathologies, les types de comportements acceptés ou refusés.
Ainsi, en plus de l'origine spatiale de la personne (priorité aux
citoyens de Bruxelles) et de son âge (au moins 60 ans16), le
directeur explique :
« Il y a aussi certains types de résidents
qu'on sait pas accueillir vu notre architecture. Par exemple, des gens qui
sont... des grands fugueurs ! Vu qu'on a pas un service fermé, c'est
très difficile pour nous à gérer ces gens là. Si on
a par exemple un pyromane, ça arrive, mais ça on sait pas
gérer non plus ! Y a encore quand même d'autres petites choses,
par exemple, des gens qui demandent des actes techniques que le personnel ici
ne maitrise pas... ça peut arriver. Donc heu, à ce niveau,
ça s'est refusé. Pour le reste, la plupart des choses qu'on
refuse temporairement, sous réserve, c'est quand on a pas une chambre
qui est adaptée à la situation du résident [...] Ici il y
a une grande partie de l'établissement, qui est moins accessible pour
les chaises roulantes... et où il y a moins de surveillance aussi. Donc
on va pas mettre quelqu'un aveugle là-bas ou quelqu'un qui est en chaise
roulante... [...] mais c'est lié à notre architecture, un peu
particulière » (Mr Marc).
Que tirer de ces renseignements ?
L'établissement investigué étant une maison de repos et de
soins, les personnes accueillies y sont pour le reste de leurs jours (Mme Ve.
:
13 Il s'agit d'une priorité du Groupe de
Travail Intercabinet « soins aux personnes âgées ». Voir
également le rapport « Vivre chez soi apres 65 ans. Atlas des
besoins et des acteurs a Bruxelles » publié en 2007 par
l'observatoire de Bruxelles : www . observatbru . be
14 L'INAMI soutient cette tendance depuis 2009. Voir
l'Arrêté Royal A.R. 2-7-2009 concernant le financement de soins
alternatifs et de soutien aux soins à des personnes âgées
fragiles (Moniteur belge 16/07/09)
15 En juillet 2009, seuls 5,24% de la population belge
de 60+ pouvaient bénéficier d'une place en établissement.
Source : Perspectives démographiques, BFP - SPF Economie (DGSIE), p.
14
16 « Les Ministres autorisent, à titre
exceptionnel, l'admission de résidents de moins de 60 ans dans le
respect des conditions définies par la loi » (art. 6 du ROI) : 10%
de personnes de moins de 60 ans sont acceptés.
15
« Vous savez, on est ici pour mourir hein !
», constat partagé par l'ensemble des résidents
interrogés). Toutes ces personnes (au moins 90%), ayant 60 ans au moins,
présentent des états de santé fortement variables :
désir de prévention des chutes, léger trouble de la
mémoire à la perte totale d'autonomie ou la dépendance
totale. La population au sein même de cette maison est ainsi très
hétérogène mais toutes ces personnes ont en commun
qu'elles ne peuvent/veulent plus vivre seules. Elles ne souffrent pas de «
maladies » douloureuses, mais de « maladies »
handicapantes17, caractéristique de l'avancée en
âge (Pince 2000 ; M oulias 2000). Suite à l'architecture de la
maison, la direction refuse les fugueurs, les pyromanes et les cas trop lourds
et accepte officiellement : les « Alzheimer ; Déments ; Invalides ;
Parkinson ; Semi-valides ; Valides » (Webseni or 2013). Point que le
directeur tend à souligner : « c'est important de montrer nos
limites, il faut être honnête, il faut montrer ce qu'on a, mais
aussi ce qu'on n'a pas ! On ne peut pas accepter n'importe quel type de
personne » (Mr Marc). Cette maison de repos et de soins
opère donc, au-delà des normes légales, une seconde
sélection, qui alors lui est propre, selon ses capacités
matérielles et la structure de l'établissement.
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