DISCUSSIONS CONCLUSIVES
Ou : L'histoire dont ils sont les
héros.
«Une organisation ne peut être
analysée comme l'ensemble transparent que beaucoup de ses dirigeants
voudraient qu'elle soit [...]. Organisation évoque avant tout un
ensemble de rouages compliqués, mais parfaitement agencés. Cette
horlogerie semble admirable tant qu'on l'examine seulement sous l'angle du
résultat à obtenir : le produit qui tombe en bout de
chaîne. Elle change en revanche radicalement de signification si on
découvre que ces rouages sont constitués par des hommes »
(Crozier et Friedberg 1977 : 35-38).
Si comme le proposent les auteurs ci-dessus, ce
mémoire se consacre d'abord à l'horlogerie officielle,
c'est-à-dire la structure organisationnelle de l'établissement,
et ensuite à l'horlogerie « de terrain », c'est-à-dire
les négociations, stratégies d'acteurs quotidiennes, j'y ajoute
une troisième facette : le processus historique et les « facteurs
de contingences » (Mintzberg 1998) qui ont amené la maison de repos
et de soins à adopter une telle structure et à accueillir une
telle population. Cela répond à l'idée qu'un « monde
» contemporain reprend également tout ce qui a été
fait avant, jusqu'à « celui qui a eu l'idée » (Becker
1988 : 28).
Ainsi, premièrement, l'histoire de
l'établissement mise en lien avec des processus socio-historiques plus
généraux (Henni on 1993 ; Bois 2002 ; Genard 2009 ; Feller 2005 ;
etc.) ; deuxièmement, l'évolution du règlement en
parallèle avec le mouvement d'humanisation des institutions et la
suppression de la violence physique (Elias 1973) au profit d'une discipline
normalisatrice (Foucault 1975), faisant ainsi émerger les notions de
« civilité », « d'intérêt
général » au sein de l'établissement ;
troisièmement, les implications d'être une maison de repos et de
soins publique, impliquant notamment un contrôle externe par le CPAS qui,
à l'instar de l'état dans la réalisation d'oeuvres d'art,
«participe au réseau de coopération [... en ce qu'il] limite
la marge de manoeuvre des [acteurs...] en soutenant directement ou
indirectement les activités qu'il approuve » (Becker 1988 : 206),
et ce, par, entre autre, le règlement d'ordre intérieur et la
convention proposés par la COCOM ; et quatrièmement, les
conséquences sociales qu'implique une implantation sur le sol
bruxellois, forment cette facette supplémentaire nécessaire pour
la compréhension de l'horlogerie actuelle.
125
repos », « c'est-à-dire l'ensemble
des ressources qui permettent d'élaborer une communauté,
même minimale, de perspectives pour coordonner des actions » (D
odier 1993 : 65-66). Ces appuis s'illustrent ici par les documents officiels,
connus des acteurs, le « socle commun » (B oltanski et
Thévenot 1991 dans Dodier 1993), cadrant alors les formes que prennent
leurs actions et comportements, de façon formelle comme informelle
(Strauss 1992). Il s'agit par exemple de l'organigramme représentant la
hiérarchie décisionnelle officielle, des profils de fonction, du
règlement d'ordre intérieur, du but officiel d'une MRS,
etc.
La structure de l'établissement se voit ici
qualifiée de « bureaucratie professionnelle », coordonnant
alors ses activités par la standardisation des qualifications et
comprenant également un volet mécaniste, qui lui, recourt
à la standardisation des procédés de travail pour assurer
la coordination entre acteurs (Mintzberg 1998). À celles-ci s'ajoutent
des mécanismes d'ajustement mutuel, tant prévus qu'informels, et
une supervision directe dans le groupe nursing, même si les chefs
infirmiers ne s'en prévalent pas. Ces deux types de bureaucraties
amènent ce que Thompson nomme des « bureaupathol ogies »
(1961) : lenteur du système, problèmes de communication,
concentration sur les moyens, difficulté à prendre en charge les
demandes non-routinières, manque d'adaptation, manque de motivation,
etc. (Mintzberg 1998). Charles Perrow montre que même un hôpital
peut ressembler à une chaîne de montage et tire les conclusions
suivantes face à un service gynécologique : « Pour la
mère, la naissance est unique, mais pour le médecin et le reste
du personnel, il s'agit d'un travail répété plusieurs fois
par jour » (1970 : 74). Ainsi, une caractéristique de la
bureaucratie professionnelle serait de classer et ranger les clients « en
catégories parce que traiter chaque cas comme un cas unique imposant une
analyse complète exigerait d'énormes ressources »
(idem : 58).
Face à ces « bureaupathol ogies »,
à la « gangrène administrative » (de Hennezel 2004),
à l'homogénéisation de la prise en charge, et à la
hiérarchie décisionnelle, les acteurs en jeu, tant membres du
personnel que résidents, élaborent différentes formes de
réponses, allant parfois, pour le personnel, à l'encontre
même de règles légales. Selon Peter Blau (1955), ces
réponses (individuelles ou collectives mais en tout cas imprévues
dans le schéma organisationnel de base) forment pourtant le
système de règles informelles inévitable et
nécessaire à tout fonctionnement d'organisation bureaucratique.
Sans cette « vie clandestine » (Goffman 1968), l'organisation
deviendrait inopérante. Je montre d'ailleurs comment les « chefs
» (notamment la directrice nursing) comptent sur cette vie
parallèle et attendent du personnel qu'il « sache » quoi faire
devant des situations anomiques, escomptant une prise d'initiative de ces
derniers, prise d'initiative qui, au détour, devient faute
professionnelle s'il
126
existe une quelconque manière officielle et
standardisée de répondre à la situation.
Ainsi donc, entre mise à profit de la division
du travail, contournement des règles officielles, court-circuit de la
hiérarchie, initiative personnelle, profit de l'absence de
face-à-face (Busino 1993), profit de la situation de « flux
régulés » (Mintzberg 1998), etc., chacun tente
d'aménager ce que j'appellerai ses « techniques de survie »,
prenant parfois la forme de « petits scandales » (Goffman 1968). Ceci
découlerait en partie d'un certain « désir inné
d'autonomie et d'indépendance [...] provoquant une réaction aux
lois imposées » (Scott 2008 : 124 -- 125), mais également
d'un désir de parvenir à ses fins, de rester cohérent avec
son vécu antérieur, malgré les contraintes
institutionnelles propres à l'établissement observé et
à toute vie en collectivité ainsi que en « institution
totale » (Goffman 1968).
La seconde approche, troisième facette donc, se
concentrant alors sur ces rouages internes de l'horlogerie, ces actions
concrètes, ces « ressources qui n'existent que sous une forme
animée, actualisées dans les actes humains » (D odier 1993 :
80), je l'ai nommée, reprenant la notion d'Anselm Strauss (1992b), le
« contexte proche ». Cette entrée dans l'action illustre la
coordination interne et propre aux acteurs, afin soit d'assurer le
bien-être du résident pris en charge (but officiel), soit
d'assurer leur propre équilibre entre « culture importée
» (G offman 1968 : 55) et culture imposée
(institutionnelle) et d'atteindre ainsi leurs objectifs personnels (but
officieux). Cette coordination « de terrain » se traduit, au niveau
du personnel, par la gestion des affinités et du savoir-faire de chacun
(sur la scène publique) et par une forme de leadership informel (en
coulisses). Au niveau des résidents, j'ai montré les nombreuses
stratégies d' « adaptations secondaires » qui, en permettant
« d'obtenir des satisfactions interdites ou bien des satisfactions
autorisées par des moyens défendus » (Goffman 1968 : 99),
permettent aux uns et aux autres de continuer leur vie antérieure
malgré le passage en institution et un mode de vie standardisé,
segmenté (spatialement, fonctionnellement et temporellement) et
contraignant (règles de vie en collectivité). Évidemment,
des frustrations subsistent et subsisteront toujours suite aux
impératifs de la vie en collectivité et du travail en
équipe, mais il semble que les personnes tentent au moins d'adoucir les
conséquences de ces frustrations sur leur quotidien.
Ainsi, par la mise en avant de ces trois facettes, de
ces trois approches de la MRS « Les Capucines », ce travail permet
d'« accéder aux différentes modalités par lesquelles
les personnes établissent, dans le moment présent, un lien entre
leur expérience personnelle, les traces du passé livrées
par l'environnement et leurs horizons d'attente » (D odier 1993 :
68).
127
Cependant, tout serait trop beau si la coordination
s'établissait sans heurt, sans tension et en totale compréhension
des attentes, des désirs, des uns et des autres. En effet, «
l'engagement simultané dans la même forme de coordination [...]
n'est alors qu'un cas particulier de coordination » (Dodier 1993 : 74) et
Olivier Moeschler d'ajouter : « Il n'y a pas de bons ou de
méchants. Il n'y a que des protagonistes [...] qui se battent parfois
pour le premier rôle, avec leurs desseins et leurs stratégies,
leurs réussites et leurs échecs » (2011 : 20). Ces tensions
inter-individus, je les ai comprises comme résultant de tensions entre
trois lieux spécifiques, sous-tendant chacun une philosophie propre,
trois « types idéaux », prônant trois «
coordonnées anthropologiques » (Genard 2009) différentes en
quelque sorte, c'est-à-dire, trois façons de représenter
l'humain, dans ce cas ci, le résident. De ces trois visions du
résidents, découlent diverses visions de ce qui est bon
pour lui, différentes visions du « care » (Molinier 2013)
entendu comme la recherche de ce que l'autre a besoin pour se sentir
bien (Tronto 2000). Ces trois pôles, que sont les soins
palliatifs -véhiculant notamment les idées de confort et de
qualité de vie-, l'hôpital -idées de «
santéisme » (Aïach 1998) et de prévention- et le
domicile -idées d'autonomie et de vie privée-, formant « la
» prise en charge, « articule[nt] entre eux des êtres dans une
totalité englobante, autosuffisante et exclusive » (Dodier 1993 :
74) qu'est ici l'établissement. Les tensions entre ces trois lieux
s'illustrent dans de nombreux aspects de l'établissement : architecture,
fonctionnement d'équipe, activités, rapport aux résidents,
etc. Ainsi, face à ces différentes visions du résident, le
personnel de la maison (tout confondu) se trouve être, à l'instar
du personnel de soins à domicile, « des « intervenants »
qui sont là pour « agir » en s'efforçant de tenir
ensemble des objectifs qui ne sont pas toujours conciliables » (Henni on
et Vidal-Naquet 2012 : 94)
Selon qu'ils se placent d'un côté ou
l'autre pourtant, tous les acteurs oeuvrent autour du même objectif
déclaré : le bien-être des résidents,
formant alors l' « activité primaire » (Strauss 1992b) du
monde, l' « objet frontière » (Baszanger 1995),
présenté dans ce mémoire. Cependant, confronter ce terme
« bien-être » au terrain, mettre en avant son «
épaisseur pragmatique » (Dodier 1993), révèle qu'il
prend acte de façon bien différentes selon les acteurs, selon
leur vision de l'homme : entre rétention d'informations, stimulation,
conversation, surveillance et repos, le bien-être se voit
tiraillé, chacun transférant ce qu'il pense être la
bonne pratique sur des résidents, aux attentes et histoires
personnelles variées.
B oltanski et Thévenot (1991) expliquent ces
tensions, ces « disputes » (Dodier 1993), par l'appartenance à
différentes « cités », différents «
modèles de justice » malgré le partage de
références communes, malgré l'appartenance à un
même « monde », expression qui, « ne
128
l'oublions pas, est simplement une façon de
désigner les personnes qui participent couramment à la
réalisation [de la prise en charge des résidents dans cet
établissement] » (Becker 1988 : 175). On peut ainsi voir dans cet
maison de repos et de soins le côtoiement de « cités »
à la fois marchande (illustrée par le personnel salarié et
les rivalités entre foncti ons106), civique
(pluridisciplinarité, autonomie décisionnelle des
résidents, intérêt général, entraide), et
domestique (cadre dit « familial », bienveillant mais aussi
hiérarchique). À cela s'ajoutent les émotions, les liens
affectifs, et ce, plutôt dans les coulisses, voire une « cité
de l'opinion » dans les coulisses du personnel du secteur 2 (prise de
parole, mise en scène, « grande-gueules »). Cette
différence de régime entre la scène et les coulisses
répond au postulat de l' «
hétérogénéité interne de l'action »
où les personnes « traversent des scènes successives, dans
lesquelles elles changent de régime, que ce soit sous la pression des
dispositifs rencontrés, sous celle des autres personnes, ou en fonction
de leurs orientations intérieures » (Dodier 1993 : 75).
Les solutions apportées pour assurer la
coordination, la « synchronie interactionnelle » (Cosnier 1993 : 18),
au quotidien, sur la scène publique, de ces différents mondes
sociaux, de ces différentes cités s'avèrent être
d'une part, je l'ai dis, la régulation du travail, au sein du personnel,
par la standardisation des qualifications et des procédés de
travail (néanmoins renégociées entre acteurs), et d'autre
part, une forme de dressage des corps, dont le personnel soignant « donne
le ton » (Goffman 1973a). Cette dernière technique illustre un
résultat d'observation assez intéressant. Michel Crozier (1964)
propose d'analyser une organisation en terme de pouvoir, pouvoir qui serait
relationnel, et qui ne se situerait pas où l'on croit
(c'est-à-dire en haut de la hiérarchie). Le pouvoir,
dit-il, « c'est une relation dans laquelle les « termes de
l'échange » vous sont favorables » (1994). Dans cette
ethnographie, je montre qu'un certain pouvoir revient aux mains des
aides-logistiques, laissant planer le doute sur leur présence
quotidienne et sur leur motivation au travail, mais également aux mains
du personnel soignant que sont les infirmières et les aides-soignantes.
Ces dernières en effet sont en contact continuel avec les
résidents et « contrôlent » le type et la profondeur des
relations engagées avec ces derniers. J'ai montré, à
l'instar de Jacques Cosnier, que cette mise à distance, illustrait une
« attitude défensive et autoprotectrice », et Cosnier
d'ajouter « [...] avec évidemment en conséquences des
difficultés d'écoute des patients... » (1993 : 20)
d'où les techniques de délégation, ou « bystander
effect », également présentées. À cela
s'ajoute, en plus de dicter les
106Typ ologie présentée par GROOTAERS
D., 2007. « Schématisation des principaux éléments de
la typologie des sept « mondes de la justification » d'après
Boltanski L., Thévenot L., De la justification. Les économies
de la grandeur (Paris, Gallimard, 1991) ; B oltanski L., Chiapello E.,
Le nouvel esprit du capitalisme, (Paris, Gallimard, 1999, p. 155-208)
» META, Atelier d'histoire et de projets pour
l'éducation.
129
comportements de ces résidents, le
contrôle des comportements des aides-ménagères, et il
arrive également à ce personnel (ici les infirmières) de
« gagner le médecin à leur cause ». Enfin, le
directeur, Mr Marc, me confie être totalement soumis à ces femmes,
qui « pour une raison ou l'autre » prennent des jours de congé
qu'il ne peut pas refuser vu leurs explications (enfants malades, enceintes,
parents malades, etc.). Ces personnes semblent donc illustrer la figure du
groupe « dominant » dans la maison.
Face aux aides-ménagères et aux
résidents, le personnel de soin possède donc une sorte de pouvoir
disciplinaire, qui ne punit par réellement mais dresse les corps
(Foucault 1975), illustrant un engagement « asymétrique »
où « une grande incertitude règne alors, du point de vue de
la personne qui ne maîtrise pas cette forme de coordination » (D
odier 1993 : 79). Ce pouvoir est renforcé, dans le cas des
résidents, par le sentiment que « tout se sait », faisant
écho au dispositif panoptique. Aides-ménagères et
résidents, semblant tous deux avoir intériorisé le
comportement adéquat en présence du personnel de soin, se
réunissent parfois pour protester silencieusement contre ces «
dominants », ils créent alors ensemble le « texte caché
» (Scott 2008), leur permettant de trouver un équilibre, un sens,
au sein de l'institution. Les résidents, face à cette mise
à distance du personnel soignant, apprennent également à
rechercher leurs « personnes de coeur » parmi les autres membres du
personnel, dont les « électrons libres », ayant la
possibilité d'établir une distance physique (en effet, leur
travail n'est pas continuel, contrairement au « care »). Ces derniers
se voient parfois attribuer des sentiments plus forts qu'ils n'éprouvent
envers les résidents, amenant alors la déception de
ces-derniers.
« Parler de l'organisation d'un monde [...] c'est
une autre façon de parler de la distribution des savoirs et de leur
rôle dans l'action collective » nous dit Becker (1988 : 88). Il
s'agit également de parler de la distribution du pouvoir comme je viens
de montrer. J'ai tenté dans ce mémoire d'élargir le monde
étudié, en y intégrant des acteurs oubliés : parmi
d'autres, les aides d'entretien, les secrétaires et les personnes «
du bureau » (administration). En effet, ces personnes ne semblent pas
recevoir de crédit sur la scène extérieure, il n'en est
fait, par exemple, aucune allusion dans le dépliant publicitaire de la
maison, comme si seul le personnel médico-social « savait »
comment prendre en charge et donc avait l'autorisation, la
légitimité de le faire. Dans ce travail, je « repeuple
» (Hennion 1993) ce monde en y intégrant des acteurs qui n'ont
certes pas le même « savoir » que celui du personnel
médico-social, mais qui entrent toutefois pleinement dans l'«
épaisseur collective » (Menger 1988 : 12) de la prise en charge de
la MRS observée.
130
J'ai tenté donc de comprendre « la version
définitive » (Becker 1988 » de la prise en charge, sa
concrétisation, sa structure, son « épaisseur pragmatique
» (D odier 1993). Comment, en d'autres termes, un « monde social
» prend forme, prend vie, alliant passé, présent, et
aspirations futures. « La » réponse me semble s'illustrer sous
forme de schéma où tous les éléments contribuent
à l'activité primaire : assurer le bien-être des
résidents.
![](La-negociation-de-la-prise-en-charge-dans-une-maison-de-repos-et-de-soins-bruxelloise28.png)
Épaisseur du monde observes
Schéma où chaque élément,
tant matériel qu'immatériel, influence l'« ici et maintenant
», le tout s'ordonnant d'une manière exclusive, formant l' «
ordre négocié » de la prise en charge dans cet
établissement spécifique. Cet ordre se négocie entre
acteurs, chacun tentant « à tout instant de mettre à profit
sa marge de liberté pour négocier sa participation, en
s'efforçant de manipuler ses partenaires et l'organisation dans son
ensemble de telle sorte que cette participation soit payante pour lui »
(Crozier et Friedberg, 1977 : 90). Les soignants, les résidents, les
aides-ménagères, les aides-logistiques, les électrons
libres, etc., tous les acteurs en jeu tente de trouver leur propre
équilibre dans la maison, selon la place qu'ils occupent et via
différentes stratégies. La personne peut y voir « la preuve
importante qu'[elle] est encore son propre maître et qu'[elle] dispose
d'un certain pouvoir sur son milieu » (Goffman 1968 : 99). Ainsi, l'ordre
négocié de la maison de repos et de soins observée peut
s'apparenter à une forme de jeu de rôle : l'acteur devient le
personnage qui fait preuve d'auto-réflexivité et de
créativité, mettant à mal l'image d'une organisation
bureaucratique rigide et paralysante ; le
131
principe du jeu est de laisser ces acteurs
créer l'histoire au fur et à mesure, en faisant leur choix parmi
les options proposées et ce, à chaque situation ; la partie se
déroule à l'intérieur du bâtiment ; le nombre de
joueurs varie dans le temps et l'espace, allant de 50 à 100 personnes ;
le but affiché est de garantir le bien-être des personnes
âgées ; et le but recherché, de trouver un équilibre
de vie / de travail au sein de l'établissement. L'astuce, car il y a
toujours une astuce aux jeux de société, est d'établir un
plan, entendu ici, un organigramme (Règles du jeu inspirées de
Planet'Anim : Jeu et activités sportives).
Ainsi, si « l'interaction est guidée par
des règles, des normes et des obligations [...], ses résultats ne
sont pas considérés comme toujours ou entièrement
prévisibles » (Strauss 1992b : 18). Les acteurs créent
l'histoire, ils en sont les héros. Toutefois, il faut préciser
ici que si ce mémoire s'attache aux formes d'arrangement, aux
contournements, aux prises d'initiatives, cette « vie clandestine »
reste peu visible. Sa mise en avant dans ce travail laisse à penser que
les négociations forment la part principale de l'organisation de la
maison, or, les acteurs semblent tout d'abord respecter les règles
formelles. Les ajustements s'y ajoutent par la suite.
Entre « domicilati on » - illustrée
sur la scène extérieure par la domiciliation et sur la
scène intérieure par l'appropriation des espaces privés
(les « marqueurs »), par la promesse du respect de la vie
privée, d'autonomie, etc.-, « palliativati on » -
illustrée sur la scène extérieure par l'obligation pour
les MRS d'introduire une « fonction palliative » dans la maison et
sur la scène intérieure par la garantie de confort, de
liberté, par la garantie d'un personnel au service des
résidents, etc. - , « hospitalisation » - illustrée sur
la scène publique par une autorisation à traiter des cas de plus
en plus difficiles et techniques en MRS et sur la scène
intérieure, par une architecture dite « hospitalière »,
par l'utilisation du terme « patient », par un certain «
santéisme » --, la maison de repos et de soins se voit
balancée.
Aller au-delà de « ces grands partages
», tel a été l'objectif de ce travail. J'ai ici tenté
de « suivre les acteurs » (Dodier 1993), de rendre compte comment ces
derniers « forment un monde » (M oliner 2013), « tiennent
ensemble » (Hennion et Vidal-Naquet 2012) ; se coordonnent et s'ajustent
(Mintzberg 1998 ; Dodier 1993) ; coopèrent (Becker 1988) ; s'entraident,
entrent en conflit, etc.. afin de créer, malgré la tension entre
salariés et « reclus » que je crois inhérente à
tout établissement de soins (les premiers considérant
l'institution comme lieu de travail, les seconds, comme lieu de vie), et
malgré un beau melting-pot d'acteurs, un établissement, un monde,
qui fonctionne «pas si mal que ça hein ! » (Mr
Marc.).
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