10.4 Et théoriquement ?
Contrairement à la démarche de Quivy et
Van Campenhoudt (2006), démarche plutôt déductive divisant
la recherche en trois étapes (la rupture avec les fausses
évidences, la
104C'est-à-dire en demandant à la personne
si elle avait envie de répondre et en expliquant bien que cela
était important pour moi. La plupart des personnes ont répondu
qu'elles s'engageaient à le faire.
105Voir la liste des interlocuteurs en annexe
1.
121
construction du cadre théorique de
référence et l'expérimentation sur le terrain), j'aborde
dans ce mémoire la démarche d'Anselm Strauss, qu'il nomme «
grounded theory » (1992b). Ainsi, le processus de recherche sera
non-linéaire et amènera des allers-retours entre la collecte de
données, le codage et la rédaction de notes. C'est cette
démarche que j'ai suivie, modifiant mon sujet de recherche en fonction
de ce qui m'a frappé sur le terrain et par la suite,
redéfinissant sans cesse les questions et les points à observer.
Il faut également noter que ce travail n'est valable que pour un
endroit, à un moment précis, les informations avancées ici
n'ont pas la prétention d'aller au-delà.
***
Pour résumer ma démarche donc, face
à cette large population, j'ai divisé en groupes
stratégiques et ai développé des stratégies
d'approches différentes selon ces derniers : l'effet «boule de
neige» au sein du groupe de résidents, à l'instar de la
technique d'Isabelle Mallon (2005), évitant ainsi les personnes à
la mémoire dégradée ; le choix de personnes sympathiques
et ouvertes au sein du personnel ; le choix d'un lieu spécifique pour
mes observations (second étage), méthodologie faisant écho
à celle d'Erving Goffman (1968). Cela me permet d'éviter la
situation où « à force de trop vouloir enlacer, on enlace
mal », décrite par mon lecteur, Mr Lebeer.
A ceux qui clameront que je n'ai pas fait de «
vrai » terrain anthropologique, qu'une maison de repos reste un terrain
facile car proche, « at home », je répondrai que certes cette
population n'a pas été compliquée à aborder,
notamment par le partage d'une langue similaire mais que néanmoins,
«l'altérité est partout, et d'abord dans le rapport entre
les sexes et les générations, donc en soi » (Caratini 2004 :
29). De plus, comme Fatima Outtara (2004 : 636) note, « les conditions
méthodologiques et épistémologiques de la description dans
un contexte de proximité culturelle au milieu » sont rarement ni
développées ni mises en avant, contrairement à celles des
terrains dits « exotiques ». Mathieu Hilgers, dans un cours
d'anthropologie du proche à l'ULB (2010-2011), montre d'ailleurs bien
les débats tournant autour de la question de l'étude du proche.
La principale difficulté à observer un tel terrain s'illustre
paradoxalement dans le partage d'une même culture, du même langage,
des mêmes catégories de pensée. En effet, il faut arriver
à déconstruire le phénomène « escamoté
et occulté par la métaphorisation » (Drulhe et
Clément 1998), démolir ces concepts acquis, « allant de soi
», ce qui n'est pas chose facile ! J'ai ainsi tenté dans ce
mémoire, de reprendre au maximum les termes émics, de ne porter
aucun jugement de valeur, de retracer un
122
historique de la prise en charge, bref, de
tâcher de me détacher de mes présupposés.
Néanmoins, comme je le mentionnais dans l'introduction, le choix de ce
terrain découle de mon attachement, mon attirance pour les personnes
âgées. Influencée par des écrits de révolte
tels que On achève bien nos vieux, de Jean-Charles Escribano
(2007) ou Lettre à la vieillesse en occident, de Michèle
Mdonna Dsbazeille (2004), dénonçant la mauvaise prise en charge
de la personne âgée dans notre société, je
m'attendais à me voir « prendre parti » pour les
résidents face à un personnel indifférent et standardisant
la prise en charge. Il n'en a pourtant pas été ainsi. Si au
départ, je dois avouer avoir été choquée par le
comportement du personnel envers les résidents (non-écoute,
non-attention, non-réponses, etc.), au fil des mes contacts avec ce
milieu, je me suis prise d'admiration et de respect pour le personnel de la
maison, effectuant un travail formidable, difficile et peu valorisé.
Peut-être que le lecteur a senti cette prise à parti involontaire
dans la lecture...
Premières notes de terrain :
« On les force à prendre des
médicaments sans leur donner d'explication ! On laisse des personnes
seules, face à un mur, criant, appelant « au secours » !! On
les laisse assises après le repas dans l'espace commun... elles s'y
endorment ! Et elles restent jusque au moins 14h ! Le personnel s'en rend-il
compte ?? » (notes de terrain 02/10/2012)
« ! CHOC ! le personnel est si peu investi !!!
Ils sont plutôt à rire entre eux au lieu de s'occuper des
personnes encore assises à table ! Ils parlent fort pour se faire
comprendre de l'autre côté de la pièce ! Comme si les
personnes âgées n'étaient pas là !! » (notes de
terrain 06/10/2012)
En guise de conclusion je m'appuie sur les
réflexions de Daniel Bizeul et confirme que le chercheur n'est jamais
« maître des relations engagées » (1998 : 751). Strauss
(1997) note également cette dépendance au bon-vouloir des
individus, caractéristique propre à toute science sur l'homme.
Ainsi, en fonction du type de profil, du groupe de personnes, auquel le
chercheur fait face, ce dernier doit modifier ses angles d'approches, ses
« stratégies » pour réussir à récolter
les informations qu'il désire. De plus dans un « terrain
marqué par l'antagonisme entre groupes » (Bizeul 1998 : 756), je me
voyais parfois soupçonnée d'être de connivence avec la
direction ; de ce fait, j'essayais, du côté du personnel, de ne
citer le nom du directeur que rarement, pour éviter de me faire passer
pour « délatrice ». à l'instar de l'approche
développée par Howard Becker (1988), j'ai tenté de rester
la plus fidèle possible aux situations observées, de mettre en
avant dans ce travail « des acteurs réels dans des
123
situations réelles » (Menger 1988 : 13),
tenté également de retranscrire le plus honnêtement
possible les conversations entendues. Ceci répond à la condition
posée par Strauss pour se valoir d'une bonne recherche : les individus
étudiés peuvent alors se reconnaître dans mon travail
(1992b : 144). Ma grande interrogation reste maintenant celle-ci : doit-on
rendre une copie de notre mémoire aux membres du terrain qui nous l'ont
demandé ? Si pas, n'est-ce pas une rupture de réciprocité
? Si bien, alors comment écrire sans blesser les gens ? Et ce
mémoire décrivant les écarts, les libertés du
personnel et des résidents, ne donne-t-il pas les clés pour un
plus grand contrôle de la part de la direction ? N'est-ce pas au final
trahir mes interlocuteurs principaux (pour lesquels, il faut l'avouer,
j'éprouve beaucoup de sympathie et de reconnaissance) que de faire
parvenir ce travail à Mr Marc ?
124
Revenons aux deux approches que proposent Crozier et
Friedberg (1977). La première, ici la seconde facette de l'horlogerie,
concerne les « appuis conventionnels de l'action au
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