«L'identité que le chercheur se voit
d'entrée de jeu attribuée repose pour une part sur des
caractères immédiatement perceptibles comme le sexe, le type
racial, l'âge apparent, la qualité physique. Elle induit sur ses
interlocuteurs des attentes et des réactions plus ou moins
stéréotypées, qui orientent en retour son mode de
présence » (Bizeul 1998 : 754)
Quel ne fut pas mon désarroi face à une
population importante (+1- 240 personnes) mais surtout très
hétérogène (cf. les 4 premiers chapitres) ! Comment alors
aborder cette dernière ? Olivier de Sardan apporte une première
réponse à ma situation. L'auteur prône la méthode
ECRIS - Enquête Collective Rapide d'Identification des conflits et des
groupes Stratégiques -, où il considère le paysage social
comme une « arène » : « un lieu de confrontations
concrètes d'acteurs sociaux en interaction autour d'enjeux communs
» (2003 : 24). Toutefois, dans mon cas ethnographique, il ne s'agit pas de
conflits au sens fort mais plutôt de négociations. J'ai donc
opéré une première division, classant la population en
trois groupes distincts sociologiquement : les résidents ; le personnel
; les « électrons libres », pour la plupart, des «
externes ». Comme le remarque Caratini, la pratique du terrain est un
« ensemble de relations qu'il faut établir avec des inconnus sur
leur propre territoire » (2004 : 22), j'ai utilisé
différentes approches pour appréhender ces divers «
territoires », en fonction notamment, de mes « caractères
immédiatement perceptibles ».
· Le groupe « Résidents ». La
moyenne d'âge de ce groupe monte à 82-83 ans (d'après les
chiffres de la direction). La limite d'âge pour entrer en maison de repos
(en Belgique) est de 60 ans et une maison de repos belge ne peut accepter que
10% de résidents en dessous de cette limite. Sur mon terrain, je n'ai
interrogé qu'une personne de 58 ans. Il faut toutefois se rendre compte
que ces jeunes personnes sont arrivées « pour une bonne raison
» (Mme Tulipe, assistante sociale) et ne s'apparentent pas à une
personne de 58 ans à l'extérieur de l'établissement. Ces
jeunes ne constituent donc spécialement une source d'informations
«plus fiable » qu'une personne de 90 ans.
Mes répondants officiels (entretiens seul
à seul, parfois sur rendez-vous, avec dictaphone, dans leur chambre) se
divisent entre 7 femmes et 7 hommes. Ceci n'est pas représentatif du
sexe-ratio de la population de la maison de repos qui, comme beaucoup d'autres,
comprend plus de femmes que d'hommes. Ces répondants sont pour la
plupart d'origine belge et dépendent du CPAS. Un problème
rencontré avec ces personnes âgées en général
a été leur perte de mémoire et donc l'oubli constant du
pourquoi de ma présence.
102Entendez bien que je ne séduis pas
les personnes âgées au sens fort, mais que mes
caractéristiques physiques (blonde, blanche, jeune) m'ont fait
directement appréciée par les résidents.
118
Néanmoins, les personnes étant
habituées à voir défiler du monde et ayant envie de
parler, cette perte de mémoire n'a pas entravé mes recherches.
J'ai d'ailleurs été étonnée de la facilité
avec laquelle certains me parlaient de problèmes intimes, de
problèmes avec le personnel, sans se soucier de savoir qui
j'étais. Dans ce groupe, le fait d'être une fille, belge, à
l'allure classique, leur rappelant peut-être l'une ou l'autre
petite-fille, semble avoir joué en ma faveur. Et le directeur me l'avait
annoncé au départ, les résidents ne verraient selon lui,
aucun inconvénient à parler « à une jeune fille
blonde » (Mr Marc).Ces personnes ne demandaient pas un degré
confiance important, la séduction a donc
suffi102.
Dans mon cas, ce qui a dicté mes choix de
répondants a été évidemment le degré de
capacité des personnes à pouvoir me répondre. Tant pour la
phase exploratoire que celle d'observation (Quivy et Van Campenhoudt : 2006),
j'ai utilisé la technique « boule de neige » (via des conseils
du personnel ou de résidents) pour rencontrer des personnes
cohérentes et « s ondables ». J'ai également
participé aux activités proposées par
l'ergothérapeute ainsi qu'au conseil des résidents (1fois/3mois),
ce qui m'a donné un aperçu des personnes cohérentes,
sachant parler de manière compréhensible. Néanmoins, et je
reprends l'expression d'Isabelle Mallon (2005), seules ont accepté de
converser, les personnes ayant un « moi acceptable ». Ainsi, certains
m'ont refusé la conversation, se trouvant trop vieux, ou plus assez en
forme. Malgré mon avis contraire, considérant la personne comme
tout à fait capable de répondre, j'acceptais ces refus. Situation
qui illustre, comme dans toute ethnographie, la dépendance du chercheur
face à ses interlocuteurs (Bizeul 1998 ; Caratini 2004).
· Le groupe « Personnel ». Les
personnes rencontrées, maj oritairement des femmes, se situent entre 25
et 50 ans. J'ai récolté les témoignages complets
(entretiens seul à seul, avec dictaphone et questions précises)
de 7 femmes et 1 homme. Comme je le disais, et comme me l'a confirmé Guy
Lebeer, le personnel de soins (les membres du personnel d'entretien
rencontrés étant plus francs), se réfugient souvent
derrière le règlement, reprennent les mots officiels pour
expliquer les situations. Il s'agirait d'une caractéristique du milieu
médical.
Ainsi récolter de vive voix des
réponses concrètes concernant leur pratique réelle m'a
été assez ardu ! La technique prônée par Quivy et
Van Campenhoudt (2006) de poser le moins de questions possibles et/ou les plus
larges possibles afin de laisser l'individu exprimer sa réalité,
n'a ici pas été efficace. D'abord je pense que le personnel avait
peur que ces informations ne parviennent au directeur ; ensuite ces personnes
ne parlant parfois pas bien
103Ici, participation au sens faible : je suivais une
femme d'entretien dans sa tournée de nettoyage, entrant avec elle dans
les chambres, mais sans moi-même faire l'acte de nettoyer.
119
français, reprenaient les mots exacts que l'on
retrouve dans le règlement d'ordre intérieur ; enfin, parler de
leurs pratiques à une jeune universitaire belge, venant enquêter
sur leur territoire pouvait paraitre violent, d'où un désir de
préservation...Pour Olivier de Sardan (2003), il peut aussi s'agir du
biais de « désirabilité sociale » : se montrer
irréprochable dans sa pratique. Ma porte de sortie alors, sous les
conseils de mon lecteur Mr Guy Lebeer, a été de poser des
questions les plus concrètes possibles et de sans cesse leur demander
d'exemplifier.
Je le disais, le personnel provient principalement de
l'étranger, avec une majorité de personnes africaines et
marocaines. Dans ce contexte, moi, blonde, blanche, universitaire
démarquait quelque peu. Je me suis surprise à modifier ma
façon de parler, à adopter un langage plus « populaire
», des intonations différentes, afin de moins faire tâche et
de me « fondre » dans la conversation... Mon profil a ici joué
en ma défaveur.
· Le groupe « électrons libres
» : groupe très hétérogène reprenant le
directeur, la chef nursing, l'assistante sociale, l'ergothérapeute, le
médecin, la psychologue, l'animatrice, les 'cinés, les personnes
à l'administration, etc., plus indépendants par rapport à
la maison. Citons qu'ils sont pour la plupart belges, aux alentours de 40 ans
(26 ans pour la psychologue et 63 ans pour le docteur Tudor) ayant suivi des
études, parlant bien français, et plus aptes à comprendre
mes questions plus abstraites. Des trois groupes, c'est de celui-ci dont je me
suis sentie socialement la plus proche. Ils ont vite compris ma position et
parfois même, comme l'ergothérapeute, m'expliquaient leur point de
vue sans même que je ne leur demande, essayant ainsi de m'aider dans ma
recherche. J'ai principalement conversé avec le docteur Tudor, avec
lequel une certaine amitié s'est nouée, et avec le directeur,
j'ai plutôt observé ou parlé de façon informelle
avec les autres « électrons ».