Tout d'abord, quelle technique d'approche ? J'ai
contacté la maison par e-mail fin juillet, ayant au préalable
passé en revue toutes les maisons de repos et de soins de la ville de
Bruxelles (inforhomes-asbl.be), sélectionné les maisons
ayant un assez grand nombre de résidents (au moins 50 résidents)
et se trouvant dans un endroit accessible de mon domicile. Je regardais
également les infrastructures proposées et éliminais les
maisons sans activité organisée. Je me suis directement
présentée comme étudiante en anthropologie, attirée
par les questions sur la vieillesse et ayant besoin d'un terrain
d'investigation pour mon mémoire.
J'ai été agréablement surprise
de la facilité avec laquelle je suis entrée sur ce terrain :
dès le départ, le directeur était enclin à me
laisser observer l'organisation de « sa » maison. Il m'a toutefois
interdit d'aborder le sujet de la mort (touchant à l'euthanasie), sujet
politique et trop sensible selon lui. Cela a d'ailleurs amené une
discussion tendue : le mot « fin de vie »,
100Certains me reprocheront ce choix et me diront
qu'une méthodologie se place en début de travail afin de
permettre au lecteur de contextualiser les données dès le
départ. Cela se défend. Dans ce travail toutefois, j'ai
préféré annoncer dans les grandes lignes ma position sur
le terrain dans l'introduction et placer cette méthodologie
détaillée en fin de travail, afin de faire plonger le lecteur
directement après l'introduction au coeur du sujet de mémoire. De
plus, un tel chapitre en fin de travail permet, me semble-t-il, la
sensibilisation du lecteur au terrain étant effectuée, de mieux
comprendre les choix méthodologiques effectués.
114
utilisé dans mon projet de mémoire pour
parler de « vieillesse », signifiait pour lui « patients
palliatifs » alors qu'il signifiait « vieillesse » pour moi. Ce
malentendu réglé, la maison m'était ouverte, tous les
jours de la semaine, à toute heure. Je m'y suis rendue les mois
d'octobre et novembre 2012 puis, ayant demandé de prolonger mon
observation, les mois de février et mars 2013, à raison d'en
moyenne 2 visites par semaine.
Sophie Caratini montre bien que la présence du
chercheur sur le terrain est le fruit de négociations. Les armes pour se
faire accepter selon elle, sont : la séduction ; la
nécessité de prouver le but scientifique de la recherche aux
autorités locales ; et celle de tenir ces autorités au courant
des actions de l'anthropologue (2004 : 41-44). Dans mon cas, les trois
techniques ont été utilisées : je suis une fille cherchant
à être acceptée, à bien me faire voir, face à
Mr Marc, homme, 37 ans. La séduction a joué. J'ai fourni une
lettre de recommandation de mon promoteur et j'informais de temps à
autre ce directeur de mes avancées (j'y reviens
ci-après).
Mes observations n'ont cependant pas
été « gratuites », Mr Marc (c'est-à-dire le
CPAS, cf. chapitre 3) a de mes contacts avec les résidents pour
connaître l'avis de ces derniers sur la maison, touchant ici à la
question plus large de l'instrumentalisation du chercheur et du
«prix» des données101. Ceci a permis d'introduire
un rapport de réciprocité que je trouvais d'abord juste mais par
la suite encombrant. Juste d'abord. Sophie Caratini note que «
parfois pour se libérer de cette sensation de dette, [le chercheur ...]
rend de multiples services » (2004 : 23) et se détache alors de la
« position de débiteur ». De plus, ces questions, «
faciles » à poser (demandant des réponses claires et
précises des résidents), m'ont permis parfois d'instaurer un
rapport de confidence avec le résident. Encombrant ensuite.
Ceci m'a demandé un travail supplémentaire de tri des
données, qui, au final, n'a pas eu l'impact attendu (le directeur n'a
pas semblé y porter beaucoup d'importance lors de ma
présentation).
Cette entrée « par la grande porte »
(avec l'accord du directeur) me coûta également cher sur le
terrain, et ce, auprès du personnel de soins. Daniel Bizeul (1998) parle
des difficultés d'investiguer un terrain « en conflit », bien
que dans mon cas, le conflit ne soit ni violent ni fort apparent, certaines
tensions existent entre différents groupes, dont entre le directeur et
le personnel. Lors de mes premières observations au sein du personnel,
aux questionnements sur ma présence dans l'établissement, je
répondais que oui oui, le directeur est au courant, il m'a
donné son accord. Ainsi, mon entrée fit écho à
la situation d' « encliquage » décrite par Olivier de Sardan
:
101Que le prix soit matériel (monétaire)
ou immatériel (informations en échange).
De ce « danger », le directeur en était
conscient. Il désirait me remettre « sur la bonne
115
«L'insertion du chercheur dans une
société ne se fait jamais avec la société dans son
ensemble, mais à travers des groupes particuliers. Il s'insère
dans certains réseaux et pas d'autres. C'est ce que nous appellerons
« encliquage » (...). Le chercheur peut toujours être
assimilé, souvent malgré lui, mais parfois avec sa
complicité, à une « clique » ou une « faction
» locale, ce qui lui offre un double inconvénient. D'un
côté, il risque de se faire trop l'écho de sa « clique
» adoptive et d'en reprendre les points de vue. De l'autre, il risque de
se voir fermer les portes des autres « cliques » locales. »
(2003 : 93 -- 94)
Et de fait, par la suite, j'ai senti la
réticence du personnel à me parler, le recours aux discours
« tout faits », l'utilisation de termes officiels, etc. Je n'avais
alors pas accès aux réelles pratiques, peut-être moins
avouables. Dans ces moments, je me voyais appliquée un rôle de
« délatrice », un rôle d'espionne accédant «
aux coulisses », susceptible de divulguer des « informations
destructrices en public », ici la direction (Goffman 1973a). Une
aide-soignante, Catherine, me fit particulièrement sentir que ma
présence la gênait : elle ne m'adressa la parole qu'après
un mois de participation aux pauses d'équipe, et ce après m'avoir
demandé : « Tu t'entends bien avec le directeur toi ? »
Non non, je le connais pas hein ! « ah d'accord... parce que lui
et moi, on n'est pas copains hein (les autres rigolent et confirment) ! Il
faudrait pas que t'aille lui raconter c'que j'dis ! ». Ce n'est qu'au fil
du temps et ce, au sein d'une même équipe (du second), que ma
présence a été acceptée et que les personnes ont
osé « se lâcher » un peu, me racontant des anecdotes,
des histoires cachées, etc. Ceci confirme la théorie de Goffman
(1973a) sur la « loyauté dramaturgique ». Selon celle-ci, les
individus renforcent leur rôle officiel devant des personnes inconnues,
et laissent tomber leur masque devant des personnes connues. La
légitimation officielle de ma présence (l'accord du directeur) a
donc été ce que je nomme, une « délégitimati
on pratique » (ma présence, au début, n'était pas la
bienvenue au sein de l'équipe. Par la suite, nous nous entendions
bien!).
Dès le départ, le directeur me demande
de lui faire part de mes observations, et ce, après chaque venue dans
l'établissement. Je représentais sûrement pour lui, un
« danger » :
« Le chercheur, tout comme il en serait d'un
journaliste ou d'un contrôleur de l'État, représente un
danger. D'abord, il constitue «un élément relativement
incontrôlable au sein d'un système par ailleurs extrêmement
contrôlé», ainsi que le remarque Spencer (1973, p. 93) [...].
Ensuite, il va s'intéresser à des aspects qui contredisent
l'image officielle, il va être témoin ou être mis au courant
d'actes illégaux, de pratiques condamnables, de conflits de diverses
sortes, il va entendre des propos susceptibles de provoquer des remous à
l'intérieur et de susciter l'indignation à l'extérieur.
»
(Bizeul 1998 : 758).
116
voie », m'expliquer le pourquoi de tel choix, de
telle situation, ayant peur que, sans c onnaitre les impératifs et les
contraintes institutionnels, je ne comprenne pas ou que j'interprète mal
les situations observées et ne présente une mauvaise image de la
maison. Comment gérer cette situation où l'un des camps cherche
à « encliquer », à imposer sa vision de la situation au
chercheur ? Ma solution fut de ne pas raconter tout au directeur,
d'éviter les rencontres et surtout de plutôt poser des
questions au lieu d'y répondre. Néanmoins, j'ai senti
qu'il me trouvait cachotière, qu'il se méfiait de moi sur la
fin... Ceci, je pense, a été la cause de la
détérioration de nos relations en fin de terrain, alors que je
m'éloignais de son emprise.
De manière générale, face aux
différentes personnes, je me présentais toujours comme
étudiante. Devant les externes, je n'ai rencontré aucune
difficulté à parler de sciences sociales. Cependant, devant une
personne âgée, ne comprenant pas le sens du mot «
anthropologie », je disais faire un « stage » dans la maison,
où je me chargeais de comprendre le fonctionnement de la maison de repos
et de c onnaitre leur avis sur cela. Selon le degré de
compréhension de la personne, j'ajoutais parfois des explications sur ma
thématique de recherche. Face à certains membres du personnel,
les mêmes difficultés de non-compréhension sont apparues.
J'expliquais alors que j'étudiais les relations sociales et la
coordination des personnes dans un milieu fermé (ici
l'établissement). Bref, j'adaptais mon discours en fonction de la
personne qui me faisait face.
Si au départ le directeur me chargea, à
ma demande, de distribuer aux résidents de petites cartes (concernant la
journée internationale des personnes âgées -- 1er octobre),
je n'ai par la suite, plus pris aucun rôle « officiel ». Je
suis toujours restée volante, à part, extérieure à
chaque groupe, position offrant ses avantages et ses inconvénients :
avantages car je n'avais de ce fait, aucune obligation d'heure, de jour, de
tâche et je voyageais entre les groupes en réduisant les risques
d' « encliquage ». Inconvénients car je n'ai alors jamais
réellement ressenti, vécu, la vie d'un groupe. Néanmoins,
mon sujet de mémoire étant la négociation de la prise en
charge, impliquant par définition plusieurs acteurs, cette position m'a
permis d'entendre « les différents sons de cloche », comme le
prône Anselm Strauss : « la vision du monde interacti onniste, sa
définition de la vie sociale comme action collective engagent le
chercheur à prendre en compte le point de vue et les actions de tous les
acteurs » (1992b : 58). J'ai ainsi pu participer à
différentes tâches : une journée passée avec
Joëlle, aide-logistique ; quelques après-midi avec Christelle ou
Jeanne, aides-ménagères ; aide à la distribution des repas
dans le secteur 2 ; alimenter des résidents dépendants toujours
dans ce secteur deux et ce, à plusieurs reprises ; participation et aide
à l'ergothérapeute dans les activités ; etc.
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